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1. Un échange historique aux enjeux universels

« Pourquoi la guerre ? » constitue une interrogation d’une portée éminemment cruciale, à laquelle Albert Einstein avait conféré le plus haut degré de considération en optant pour un échange épistolaire avec Sigmund Freud, dans un contexte d’une importance historique et civilisationnelle incommensurable – un échange survenu sept ans avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, période marquée par une instabilité géopolitique croissante et des tensions mondiales, et revêtant des implications profondes pour la condition humaine et les dynamiques de civilisation. Il convient de souligner que « cet échange avait eu lieu à la demande d’Einstein qui pensait pouvoir, par la pensée, prévenir la Seconde Guerre mondiale »[1]. Cela confère une valeur accrue à cette correspondance, puisqu’elle met en lumière les préoccupations majeures du physicien, ainsi que sa démarche analytique, qui l’amène à solliciter la psychanalyse afin d’éclairer les ressorts profonds de la guerre et d’identifier « les moyens éducatifs »[2] nécessaires pour s’en prémunir. Ce qui frappe, c’est que ces deux lettres, d’une actualité saisissante, demeurent étonnamment méconnues et rarement citées, malgré leur pertinence. Elles ont toutefois été évoquées dans un article publié au sein d’une revue de psychanalyse[3], à la suite des attentats survenus en France en 2015. Ces événements tragiques ont ravivé l’intérêt pour cette correspondance, soulignant son importance dans la compréhension des conflits modernes. Au demeurant, la correspondance Freud / Einstein est un acte de paix qui apporte un éclairage sur l’actualité, les conflits, les guerres et toutes les horreurs du monde contemporain.

2. Violence, droit et contradictions contemporaines

À la lecture de la lettre d’Einstein, on perçoit avec acuité la pertinence de ses réflexions, tant sur les dynamiques de la politique internationale et le rôle des instances supra-étatiques, que sur l’apport de la psychanalyse, enrichi par sa connaissance de la pensée freudienne. Einstein met en lumière les écueils majeurs auxquels se heurte « [l’]autorité législative et judiciaire », incarnée par « le tribunal international », dont la mission consiste en « l’apaisement de tous les conflits pouvant surgir entre eux »[4]. Parmi ces écueils figure l’influence pernicieuse qu’une force extérieure peut exercer sur cette instance, entravant ainsi « la mise en vigueur de ses verdicts »[5]. Ce constat, formulé il y a près d’un siècle, reste d’une actualité brûlante. Ce constat, d’une actualité saisissante, résonne particulièrement lorsque l’on évoque les entraves récurrentes à l’application du droit international, notamment en ce qui concerne l’avis consultatif de la Cour internationale de Justice (CIJ) sur l’occupation du territoire palestinien depuis 1948[6]. Résolution après résolution – notamment la résolution 446[7], parmi tant d’autres – le droit international a été et continue d’être bafoué. Le 7 octobre 2023 en a apporté une démonstration tragique, exacerbant cette situation dramatique et infligeant au peuple palestinien un mal absolu, dont il demeure à la fois victime et martyr. Ce « mal radical[8] », reflète un malaise profond au sein de l’Occident, qui se trouve ainsi désavoué par ses propres contradictions. L’hypocrisie occidentale atteint ici son paroxysme, s’exprimant avec une consternante évidence dans une politique du « deux poids, deux mesures », appliquée aux conflits et guerres qui secouent le monde. Il suffit, en effet, de rappeler la décision du Parlement européen condamnant la Russie en tant que « menace directe et durable pour la sécurité européenne »[9]. Mais qu’en est-il du génocide perpétré à l’encontre des Palestiniens, pourtant relevé par la Cour Internationale de Justice, dont l’expression « risque de génocide »[10] a été cyniquement détournée en contre-argument par les défenseurs de l’« État » israélien ? Hélas, un silence assourdissant enveloppe cette tragédie, transformant le bourreau en victime, en dépit des faits avérés, des preuves irréfutables et des appels pressants à la justice. Ce renversement des rôles, nourri par une intelligence dévoyée, semble précisément être ce que récusait Einstein. Poursuivons sur les traces de sa pensée, orientée vers la recherche de moyens efficaces pour combattre « les psychoses de haine et de destruction »[11], qui constituent le terreau de toutes les guerres. À ce propos, il importe de s’arrêter sur la distinction qu’il opère entre « élites » et «incultes», d’une part, et entre « savoir abstrait » et « expérience vécue », d’autre part. Einstein observe avec lucidité que « c’est bien plutôt la soi-disant ‘‘intelligence’’ qui se trouve être la proie la plus facile des funestes suggestions collectives, car elle n’a pas coutume de puiser aux sources de l’expérience vécue, et que c’est au contraire par le truchement du papier imprimé qu’elle se laisse le plus aisément et le plus complètement saisir »[12]. Ce constat, bien qu’empreint d’une certaine controverse, pourrait-il éclairer la posture des élites occidentales – dirigeants politiques, journalistes, intellectuels et écrivains – qui, par une curieuse inversion des valeurs, se rangent du côté de l’oppresseur, sacrifiant l’opprimé sur l’autel d’intérêts géopolitiques et idéologiques ? Et ce, en dépit des sentiments de colère et d’indignation provoqués par les atrocités de la guerre et par l’extermination méthodique d’un peuple. Ces élites semblent également ignorer ou mépriser les manifestations populaires massives qui, dans de nombreuses capitales à travers le monde, rassemblent des citoyens exigeant des actions concrètes et légitimes de la part de leurs gouvernements : suspension des contrats de vente d’armes à cet «État voyou », recours aux voies diplomatiques, notamment la diplomatie coercitive, et d’autres moyens susceptibles d’infléchir cette logique de destruction. Ainsi, Einstein nous invite à questionner non seulement les causes profondes des conflits, mais aussi les complicités intellectuelles et institutionnelles qui en favorisent la perpétuation. Une invitation qui résonne aujourd’hui avec une urgence déconcertante.

3. Les instincts humains et la quête de paix durable

La violence semble s’éterniser et atteint son paroxysme, sans qu’aucun obstacle, ni la force ni le droit international, ne parvienne à l’endiguer, pourrait-on croire. Pourtant, l’expérience a (dé)montré que le droit, en lui-même, constitue déjà une forme de force. Dans sa réponse au questionnement d’Einstein – rappelons qu’il s’agissait de savoir comment mettre un terme à la guerre ou, à tout le moins, en réduire la portée, sans recourir aux méthodes violentes et destructrices qui ont marqué l’Histoire –, Freud avance une idée qui mérite d’être mise en perspective avec celles d’autres penseurs ayant interrogé la violence, notamment René Girard. Ce dernier considère que la violence joue un rôle fondamental dans les dynamiques culturelles et sociales. Pour revenir à la relation complexe entre violence et droit, cette réflexion s’inscrit dans une tradition intellectuelle qui envisage le droit non seulement comme un outil de régulation, mais aussi comme un mode de canalisation de la violence, transformant une force brute en une force légitime, encadrée par des règles[13]. Comme le souligne Freud, « la violence est brisée par l’union, la force de ces éléments rassemblés représente dès lors le droit, par opposition à la violence d’un seul »[14]. Cela signifie que le droit, loin d’éradiquer la violence, en redéfinit les contours en la domestiquant et en la rendant symboliquement acceptable dans un cadre social. À cet égard, Freud précise que « le droit est la force d’une communauté. C’est encore la violence […] mais celle de la communauté »[15]. Cette transformation, qui fait passer de la violence brute au droit collectif, repose donc sur une dynamique d’union et d’organisation. Dans cette optique, Freud explore également les conditions nécessaires pour que cette transition soit durable. Il insiste sur le fait que « pour que s’accomplisse ce passage de la violence au droit nouveau, il faut qu’une condition psychologique soit remplie. L’union du nombre doit être stable et durable » [16]. Autrement dit, la stabilité et la pérennité des structures collectives sont essentielles pour garantir la légitimité et l’efficacité du droit. Cela implique non seulement une organisation solide, mais aussi un cadre émotionnel et relationnel qui renforce le sentiment d’appartenance. Ainsi, « de par la reconnaissance d’une semblable communauté d’intérêts, il se forme […] des attaches d’ordre sentimental, des sentiments de communauté, sur lesquels se fonde, à proprement parler, la force de cette collectivité »[17]. Cette perspective freudienne éclaire les enjeux contemporains liés à l’articulation entre violence et droit. Elle ouvre une réflexion plus large sur les conditions nécessaires à l’établissement d’une paix durable : quelles sont les structures institutionnelles, sociales et psychologiques capables de transcender la violence inhérente aux relations humaines pour faire du droit une véritable force émancipatrice, plutôt qu’un simple instrument au service des puissants ? Ce dilemme, brillamment abordé par Einstein et Freud, demeure aujourd’hui au cœur des débats sur la justice internationale et sur les moyens concrets de prévenir les conflits. Force est d’admettre que les explications fournies par Freud – en particulier les motifs relevant de la psyché – ont été développées dans Le Malaise dans la civilisation ainsi que dans d’autres écrits tels qu’Au-delà du principe de plaisir[18]. Il convient néanmoins d’en examiner certains aspects, car ils s’avèrent particulièrement essentiels pour saisir en profondeur la pensée freudienne telle qu’exposée dans sa lettre, où il reprend une idée fondatrice de sa réflexion, à savoir la présence de deux instincts opposés. Ainsi, il écrit : «Nous admettons que les instincts de l’homme se ramènent exclusivement à deux catégories : d’une part ceux qui veulent conserver et unir ; […] d’autre part, ceux qui veulent détruire et tuer ». Il explique également que les deux instincts – éros et thanatos – sont intimement mêlés, ce qui témoigne de leur interaction complexe dans la dynamique humaine. À cet égard, il précise que « l’instinct de conservation est certainement de nature érotique ; mais c’est précisément ce même instinct qui doit pouvoir recourir à l’agression, s’il veut faire triompher ses intentions ». Dans Le malaise dans la civilisation – essai substantiellement politique –, l’on peut puiser des arguments de taille sur les motifs de la guerre, notamment en ce qui concerne la tendance naturelle de l’homme à la violence et à l’agressivité. À cet égard, Freud écrit :

Les exigences de la civilisation entravent nos pulsions naturelles, créant ainsi un malaise qui peut se manifester par des actes de violence [19.

La réponse de Freud, estime-t-on, est, à bien des égards, réaliste et cohérente – certains y verraient même un pessimisme manifeste – en avouant que « l’on ferait œuvre inutile à prétendre supprimer les penchants destructeurs des hommes », et fait valoir l’instinct de vie, c’est-à-dire l’éros (l’amour), qui devrait contrecarrer l’instinct de mort, autrement dit thanatos, afin de consolider les unions durables et, par conséquent, instaurer une paix pérenne.


[1] Lauret, (M.), « La clinique lacanienne, n° 27. Pourquoi la guerre ? », Figures de la psychanalyse, n°33, vol. 1, 2017, pp. 193-194. https://doi.org/10.3917/fp.033.0193.

[2] Freud, Sigmund, Albert Einstein, Pourquoi la guerre ? Édition numérique, 27 août 2006, Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec, Canada [en ligne], p. 6. Disponible à l’adresse : http://www.squiggle.be/PDF_Matiere/Pourquoi%20la%20guerre_Freud%20et%20Einstein.pdf.

[3] « L’événement adolescent », Figures de la psychanalyse, n°33, 2017/1, p. 200, Toulouse, érès. [En ligne]. Disponible à l’adresse : https://shs.cairn.info/revue-figures-de-la-psy-2017-1?lang=fr.

[4]Freud, (S.), Einstein (A.), op. cit., p. 6.

[5] Ibid.

[6] La CIJ ne s’est pas prononcée directement sur l’occupation du territoire palestinien depuis 1948, mais elle a reconnu que l’occupation israélienne depuis 1967 (Cisjordanie, Jérusalem-Est et Gaza) est contraire au droit international et viole la Quatrième Convention de Genève.

[7] La résolution 446 constitue une condamnation claire de la colonisation israélienne et un rappel des principes du droit international. Toutefois, son impact a été limité, Israël ayant ignoré ses recommandations, et la colonisation se poursuivant jusqu’à aujourd’hui.

[8] La notion de « mal radical » a été définie par Emanuel Kant (Pour citer Julia Kristeva : « Emmanuel Kant avait employé l’expression pour nommer le désastre de certains humains qui considèrent d’autres humains superflus, et les exterminent froidement » (Kristeva, Julia, « Le mal radical et la rupture avec les valeurs d’une morale universelle.” kristeva.fr, 2015. Disponible sur : http://kristeva.fr/le-mal-radical.html. Consulté le 1er février 2025).

[9] Parlement européen, « Russie », Europarl.europa.eu. Disponible sur : https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/177/russia. Consulté le 1er février 2025.

[10] Robert, (A-C.), « La Cour internationale de justice évoque un risque plausible de génocide à Gaza », Le Monde Diplomatique [en ligne], février 2024. Disponible sur : https://www.monde-diplomatique.fr/2024/02/ROBERT/66549#partage. Consulté le 1er février 2025.

[11] Freud, (S.), Einstein (A.), op. cit., p. 8.

[12] Ibid.

[13] Dans Le Malaise dans la civilisation, Freud écrit ceci : « La vie des êtres humains entre eux ne devient possible qu’à partir du moment où il se trouve une majorité plus forte que tout individu et faisant bloc face à tout individu. Le pouvoir de cette communauté s’oppose dès lors en tant que « droit » au pouvoir individuel, condamné comme « violence ». C’est le remplacement du pouvoir de l’individu par celui de la communauté qui constitue le pas décisif vers la civilisation. Il consiste en ce que les membres de la communauté se restreignent dans leurs possibilités de satisfaction, alors que l’individu ne connaissait pas une telle restriction. L’exigence suivante est donc celle de justice, c’est-à-dire l’assurance que l’ordre de droit, une fois donné, ne sera pas de nouveau enfreint au bénéfice d’un individu. Cela ne décide pas pour autant de la valeur éthique d’un tel droit. Le cheminement ultérieur de l’évolution de la civilisation semble tendre à ce que ce droit n’exprime plus la volonté – caste, couche sociale, ethnie qui, par rapport à d’autres masses, peut-être plus vastes, se comporteraient comme individu violent ». (Éd. Points, coll. « Essais », 2010, p. 93).

[14] Freud, (S.), Einstein (A.), op. cit., p. 11.

[15] Ibid.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Ibid., p. 15.

[19] Freud, (S.), L’inhibition, symptôme et angoisse [1926], Traduction française, Éditions PUF, 1999, p. 55.