Ils se chamaillent entre eux à propos de la situation en Syrie. L’ambiance est bon enfant dans ce restaurant spécialisé en cuisine syrienne. “Ici, on débat et on reste amis“, lance Khaled, propriétaire d’un restaurant spécialisé dans la cuisine syrienne dans un quartier huppé de Tunis.

Pourtant, les considérations religieuses ne sont pas loin. “Fais venir notre ami alaouite pour qu’il donne son avis sur la situation actuelle“, demande Khaled à l’un de ses employés.

Quand on interroge Samer, un jeune Syrien rencontré dans ce restaurant, sur sa confession, il se présente comme un “Musulman, pas un Alaouite“, lâche-t-il spontanément. Manifestement, pas de quoi déranger le jeune homme Modher, de confession alaouite, avec qui il passe la soirée dans le salon de coiffure d’un ami syrien. Malgré l’apparente bonne entente, les divergences politico-religieuses imprègnent les esprits.

Geste symbolique : dès la chute de l’ancien régime, des membres de la communauté syrienne en Tunisie ont retiré le drapeau syrien officiel du bâtiment de l’ambassade syrienne à Tunis, le remplaçant par le nouvel étendard.

Les discussions sont parfois houleuses. Les avis sont tranchés. Mais l’avenir de certains d’entre eux l’est beaucoup moins.

L’après-Assad

Gouvernant la Syrie d’une main de fer, l’ex-président Bachar Al-Assad a été renversé le 9 décembre après 24 ans de règne. Son clan était au pouvoir depuis plus de 50 ans. Depuis sa chute, des rebelles menés par le groupe islamiste Hayaat Tahrir al-Sham (HTS) ont formé un gouvernement de transition, sous la présidence de l’ancien chef djihadiste Ahmed Al-Charaa.

Décembre 2024 Tunis – Suite à la chute de Bachar Al-Assad, des Syriens brandissent leur nouveau drapeau à l’entrée de l’ambassade syrienne à Tunis – Groupe FB les Syriens de Tunisie

Le mot “djihadiste” ne convient pas à Khaled, qu’on présente comme étant le nouveau président de la Ligue des ressortissants syriens en Tunisie, même s’il refuse qu’on le désigne ainsi.

Est-ce que suivre la charia, les préceptes de l’islam, c’est être islamiste ?“, s’emporte-t-il. Et de poursuivre : “S’il était un extrémiste, on ne le laisserait pas gouverner le pays. Il n’y aurait pas de chrétiens au pays. Il y a même des juifs syriens qui y sont retournés récemment“. Khaled tient à rappeler avant tout la répression sanguinaire de la dictature d’Al-Assad, causant la mort, la disparition et la torture de milliers de Syriens.

Parmi les disparus figure le père de Samer, fraîchement débarqué à Tunis. Le jeune homme de 23 ans dit avoir fui son pays pour ne pas être enrôlé dans l’armée de l’ancien régime. Il a pris l’avion pour l’Égypte, avant de franchir illégalement la frontière libyenne. “La traversée du désert a duré 16 jours. Il y avait avec moi des Syriens, mais aussi des ressortissants d’autres pays arabes et subsahariens. On espérait prendre la mer vers l’Europe à partir de la Libye“, raconte-t-il.

Son projet migratoire depuis la Libye a échoué, alors il est arrivé en Tunisie, toujours par voie terrestre. La chute de l’ancien régime est pour lui “une libération“. Le jeune homme espère désormais pouvoir revoir sa famille, restée en Syrie.

Ce n’est pas le projet d’Ahmed, gérant, lui aussi, d’un restaurant spécialisé dans la cuisine syrienne à Tunis. “Avec l’avènement de ce pouvoir islamiste, je ne compte pas retourner au pays.

Le jeune père de famille, de confession sunnite, a pourtant fui lui aussi la dictature d’El Assad et son service militaire obligatoire. “Ce nouveau régime ne présage rien de bon“. Et de lancer : “C’est maintenant que vont commencer les conflits confessionnels“.

Ahmed fait référence aux massacres perpétrés par des combattants sunnites proches du nouveau pouvoir de Damas à l’encontre de la minorité alaouite syrienne, dont faisait partie le clan Al-Assad. Des meurtres par vengeance ont eu lieu récemment dans les régions considérées comme fidèles à l’ancien dirigeant déchu.

L’alaouisme est un courant religieux syncrétique issu du chiisme. Il n’existe pas en Syrie de recensement officiel sur des bases religieuses. Mais selon les estimations, les Alaouites représentaient avant la guerre entre 7 % et 12 % de la population. Ce nombre aurait augmenté à cause de l’exil d’un nombre important de Syriens, principalement sunnites, depuis la guerre civile de 2011. D’après l’ONU, sur 13 millions de personnes, 6,6 millions de Syriens ont quitté leur pays.

Sous l’ancien régime, les Alaouites jouissaient des postes clés au sein de l’État, notamment l’armée. Bien que les sunnites dominent le milieu des affaires. Avec la chute d’El Assad, c’est “le retour à l’ordre naturel des choses“, estime Khaled.

Avant, une minorité religieuse gouvernait le pays. Aujourd’hui, la majorité sunnite reprend ses droits en s’accaparant le pouvoir“, estime-t-il. Cette logique des choses fait craindre le pire, à savoir une guerre civile, chez Modher, un étudiant alaouite, âgé de 18 ans. Il est arrivé récemment à Tunis dans le cadre d’un programme d’échange entre la Syrie et la Tunisie. “On ne choisit pas sa famille, sa religion. Pourquoi devrait-on être puni pour des choses qui nous dépassent ?“, regrette-t-il.

Et les craintes du jeune homme s’étendent aux autres minorités chrétiennes et druzes. Modher tient à préciser qu’il ne défend pas l’ancien régime. “Sous El Assad, il y a des familles qui ont perdu les leurs, qui ont été dispersées, torturées. Pourquoi infliger de nouveau ça à d’autres familles qui ne sont pas responsables des exactions de Bachar ? Quand la guerre a commencé, j’étais un gamin. Pourquoi payer pour des choses que je n’ai pas faites ?“, se désole-t-il.

Une Syrienne derrière les fourneaux d’un restaurant

Un avenir incertain

Marié à une Tunisienne et installé dans le pays depuis, Khaled, comme Ahmed, né d’une mère tunisienne, jouissent d’un statut légal en Tunisie. Leur avenir est tout tracé. Ce n’est pas le cas de tous.

De confessions différentes, les jeunes Samer et Modher partagent les mêmes appréhensions quant à leur avenir et celui du pays. L’ancien régime a laissé derrière lui un pays ravagé sur tous les plans. Alors retourner vivre en Syrie représente pour eux un saut dans le vide. Comme pour les jeunes garçons syriens dépourvus d’une carte de séjour en Tunisie qui travaillent dans la restauration

Ces derniers espèrent que les autorités tunisiennes règlent leur situation. En même temps, Samer, comme d’autres parmi eux, n’est pas certain de vouloir rester en Tunisie. Ils rêvent encore de l’Eldorado européen. Les jeunes Syriens parvenus à obtenir un statut de réfugié dans des pays occidentaux sont des exemples de réussite pour eux.

Malgré la joie exprimée suite à la chute de l’ancien régime, la Syrie demeure derrière eux. Elle fait toujours partie du passé. Ils ne feront probablement pas partie du lot des Syriens revenus à leur pays natal. Depuis décembre, plus de 300 000 réfugiés syriens sont rentrés au pays, selon le Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR). Plus de la moitié d’entre eux étaient en Turquie.

En Tunisie, le nombre de réfugiés syriens enregistrés auprès du HCR a atteint 2 382 en janvier 2025. Ils constituent la deuxième nationalité de réfugiés et demandeurs d’asile, derrière les ressortissants soudanais. Ce chiffre serait bien en dessous de la réalité, selon une étude effectuée en 2023 par la sociologue, enseignante à la Faculté des lettres et des sciences humaines de Sfax, Hajer Araissia.

Leur nombre dépasse les 6 000. Beaucoup sont arrivés par voie terrestre à travers l’Algérie ou la Libye, et n’ont aucun statut. Ils n’ont pas de papiers et n’ont aucun lien avec les autorités tunisiennes ou le HCR. Ils ne bénéficient donc pas de l’aide de 250 dinars mensuels de cette organisation internationale. Leurs papiers ont été confisqués par les passeurs ou délaissés lors de leur fuite précipitée de la Syrie.

Les autorités tunisiennes ne facilitent pas la régularisation de leur situation, bien qu’elles ferment les yeux sur leur statut illégal et ne procèdent pas à leur arrestation à cause de leur statut irrégulier, note l’étude précitée. La rupture des relations diplomatiques entre la Syrie et la Tunisie en 2012 a aggravé cette précarité. Ces Syriens n’ont pas pu ainsi régulariser leur situation.

Comme d’autres migrants, l’irrégularité de leur séjour en Tunisie freine leur accès à des services élémentaires, tels que la santé ou l’éducation. Certains ont d’ailleurs sombré dans la mendicité, surtout les femmes seules ou accompagnées de leurs enfants, qui représentent la catégorie la plus fragile parmi les Syriens arrivés en Tunisie, relève l’universitaire, interviewée par Nawaat.

Parmi eux, il y a des personnes qui ont été obligées par les passeurs à mendier ou à se prostituer. On croise souvent près des feux de circulation à Tunis ces femmes et enfants se livrant à la mendicité, munis d’une pancarte mentionnant leur nationalité syrienne.

Mais ce n’est pas le cas de tous les Syriens. Beaucoup travaillent dans les restaurants spécialisés dans la cuisine syrienne ou lancent leur propre projet en la matière. Il y a aussi une forme de solidarité entre eux, note Araissia. Ainsi, la plupart des cuisiniers des restaurants Syriens sont venus en Tunisie après la guerre.

Un restaurant spécialisé dans la cuisine syrienne à Tunis

Malgré la précarité de leur statut, plusieurs, comme Samer et Modher, sont tiraillés entre un retour dans une Syrie détruite par la guerre, rester en Tunisie, elle aussi dans une crise économique, ou prendre la mer vers l’Europe. Et ils ne sont pas les seuls à vivre ce tiraillement, relève l’universitaire.

Ils restent rationnels malgré tout. Ceux qui sont retournés en Syrie après la reprise des relations diplomatiques entre la Tunisie et la Syrie en 2023 sont souvent des personnes âgées. Cela ne figurerait pas dans les projets des plus jeunes d’entre eux.

Il n’existe pas de recensements officiels par nationalité, des migrants ayant traversé la Méditerranée, explique Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), dans un entretien avec Nawaat. Mais selon des statistiques officielles italiennes, 445 ressortissants syriens sont arrivés sur les côtes italiennes pour la seule journée du 31 janvier 2025. Ainsi, malgré les périls, le rêve européen reste pour beaucoup d’entre eux, l’option privilégiée.