Sur une dernière promotion comptant 1900 jeunes médecins, 1600 ont quitté la Tunisie cette année, selon le vice-président de l’Organisation tunisienne des jeunes médecins (OTJM), Baha Eddine Rabii.
Une véritable hémorragie qui illustre la profondeur de la crise dans le secteur de la santé. En 2010, ils n’étaient que 266 à partir. Depuis 2019, plus d’un millier quittent chaque année le pays, portant le total à près de 6000 médecins expatriés. Le phénomène, loin d’être accidentel, est devenu structurel.
Que font les autorités tunisiennes pour freiner cet exode ? Pas grand-chose, à en croire les jeunes médecins. Le 15 mai, une réunion entre l’OJTM et le ministère de la Santé s’est conclue, comme souvent, par une série de promesses. De la compréhension, certes, mais peu d’engagements concrets. Et surtout, aucune avancée réelle depuis des années, selon l’organisation.

Une mobilisation massive de la profession
La grogne monte. Le 2 mai, plus de 93 % jeunes médecins ont manifesté devant le ministère de la Santé, selon les chiffres de l’OJTM. Une mobilisation inédite, révélatrice d’un malaise profond et généralisé.
Outre l’état lamentable des infrastructures hospitalières, les médecins dénoncent des conditions de travail jugées intenables. Parmi les principales revendications : une réforme du système de validation des diplômes.
Actuellement, l’évaluation dépend entièrement de l’appréciation des chefs de service, sans critères clairs. L’OJTM plaide pour l’instauration de normes objectives : assiduité, nombre d’interventions réalisées, gardes effectuées.

Autant d’indicateurs concrets qui mettraient fin à un système jugé arbitraire, responsable d’une forme de dépendance et de précarité. L’organisation affirme que le ministère a accueilli favorablement cette demande.
Rémunérations dérisoires, exploitation organisée
Autre point de discorde : la rémunération. Durant leur formation, les jeunes médecins perçoivent une rémunération de 1 400 dinars, pouvant atteindre 1 900 dinars une fois leur diplôme de spécialité obtenu. Cependant, cette rémunération diminue durant leur année de service civil pour se situer entre 750 et 1 200 dinars selon la spécialité.. “Un salaire inférieur à celui de certains fonctionnaires de l’État, et totalement déconnecté de la valeur de notre diplôme et de notre parcours”, déplore Wajih Dhakar, président de l’OJTM, dans un entretien accordé à Nawaat.
Les gardes, elles, sont payées entre 1 et 3 dinars de l’heure, avec des retards de paiement qui peuvent durer des mois. Les jeunes médecins cumulent parfois plus de 100 heures de travail hebdomadaire. “C’est de l’exploitation pure et simple”, tranche Dhakar.
Pour tenter d’atténuer le malaise, le ministère propose d’étendre le système de l’Activité Privée Complémentaire (APC) aux jeunes médecins et au personnel paramédical. Ce dispositif, déjà en place pour les professeurs et maîtres de conférences agrégés hospitalo-universitaires, permet l’exercice d’une activité privée deux après-midis par semaine, à partir de 15h.
Mais cette solution est jugée irréaliste par les jeunes praticiens. “Avec plus de 100 heures de travail par semaine, quand pourrions-nous assurer des consultations privées?”, s’interroge le vice-président de l’OJTM. Sarah, résidente dans un hôpital universitaire, abonde :
Nous sommes débordés par le nombre de patients. Les gardes sont éreintantes. On n’a même pas le temps de récupérer. Faire des heures supplémentaires est inconcevable, et dangereux pour les patients à cause de la fatigue.
Le service civil : un autre point de rupture
La question du service civil ajoute à la colère. Après la soutenance de leur thèse et l’obtention du titre de médecin spécialiste, les jeunes doivent effectuer une année de service civil, équivalente à un service militaire. Ils sont envoyés dans des zones reculées et mal équipées.
Sarah témoigne : “En plus de cette rémunération dérisoire, on est éloignés de nos proches, dans des hôpitaux délabrés, avec très peu de moyens. C’est extrêmement frustrant et épuisant”. Et d’ajouter : “C’est encore plus dur pour les jeunes femmes, surtout celles qui viennent de se marier ou qui sont enceintes. Imaginez ce qu’elles endurent dans ces conditions !”
L’OJTM milite pour des exemptions au service civil, à l’image du service militaire, en prenant en compte les situations particulières des praticiens. Là encore, le ministère tarde à agir.

Le départ massif des jeunes médecins met le système de santé publique à rude épreuve. Yacine, infirmier dans le service de réanimation d’un hôpital régional, raconte :
Avec les internes et résidents, nous faisons une garde de 24 heures tous les deux jours. Je ne sais pas quand je pourrai prendre des congés. On attend toujours les recrutements promis.
Cette surcharge met en danger la sécurité des patients, notamment dans des services critiques où la vigilance est primordiale.
À l’étranger, un avenir plus stable malgré un salaire moindre
Parmi les pays qui attirent les jeunes médecins tunisiens, il y a la France. Malgré une rémunération parfois inférieure à celle des internes français, ils choisissent de s’y installer, notamment dans les zones rurales où le manque de personnel est criant.
Haythem, jeune médecin généraliste aujourd’hui installé dans le nord de la France, ne regrette pas son choix. “Depuis des années, chaque nouveau ministre arrive avec de belles intentions. Mais rien ne change. Il n’y a aucune volonté politique d’agir. Et avec la crise économique, ce n’est pas près de s’arranger”, affirme-t-il.
D’après une enquête menée par l’Institut Tunisien des Études Stratégiques (ITES), 78 % des médecins expatriés se disent prêts à revenir en Tunisie si certaines conditions sont réunies : de meilleures rémunérations, un environnement familial plus stable, et la garantie d’une éducation de qualité pour leurs enfants. Des motivations qui rejoignent les tendances observées dans d’autres contextes migratoires.
Alors que le ministère tunisien tarde à agir, certains pays confrontés à une situation similaire ont pris des mesures concrètes. Le Maroc, par exemple, a vu partir en masse ses médecins vers l’Europe (notamment la France et la Belgique) et les pays du Golfe. Pour endiguer ce phénomène, le gouvernement marocain a augmenté les salaires des médecins généralistes et spécialistes du secteur public, et instauré des primes incitatives pour les postes en zones rurales ou défavorisées.
En Tunisie, la situation alarmante met en péril non seulement l’avenir des jeunes praticiens, mais aussi celui de millions de patients. Si la Tunisie veut conserver ses compétences médicales, elle n’a plus le luxe de tergiverser. À moins d’opter pour l’arrivée de médecins étrangers pour combler le vide laissé par le départ de ses compétences.
Fin mai, dans le cadre du partenariat stratégique entre la Tunisie et la Chine, l’ambassadeur de Chine en Tunisie, M. Wang Li, a effectué une visite officielle à l’hôpital régional Houcine Bouziane de Gafsa.
À cette occasion, le directeur régional de la santé de Gafsa, Salem Nasri a annoncé l’arrivée, dès 2026, de plusieurs professionnels de santé chinois dans la région.
Leur mission consistera à renforcer les équipes médicales. Nasri a mis en avant les avancées déjà réalisées grâce à la collaboration entre l’ambassade de Chine à Tunis et la direction régionale de la santé de Gafsa. Parmi les résultats notables figurent notamment l’accueil croissant de praticiens chinois au sein des structures de santé locales.
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