Saloua Ghrissa est une militante tunisienne des droits humains, universitaire à la retraite et directrice exécutive de l’Association pour la Promotion du Droit à la Différence (ADD).
Fondée en 2011, cette organisation œuvre pour la reconnaissance, la défense et la valorisation des diversités sociales, culturelles, de genre et identitaires. Elle mène des actions de sensibilisation aux droits humains. En 2018, l’ADD a lancé l’Observatoire pour la défense du droit à la différence.
L’association s’est à maintes reprises opposée aux positions du président Kais Saied, notamment sur la chasse aux migrants, la restriction des libertés civiques, la répression des militants LGBTQI+, ou encore l’usage répressif du décret 54.
Prisons en Tunisie : Zones de non-droit
22/05/2025

Bien avant l’arrestation de sa directrice exécutive, l’ADD avait dénoncé des pressions policières nuisant à ses activités. Le 4 mai 2024, par exemple, une brigade de la police touristique de Sousse a empêché la tenue d’une formation destinée à des jeunes sur le thème : « Techniques de communication efficace ». L’événement devait se dérouler à l’hôtel Sousse Palace, selon le communiqué de l’association.
Une procédure expéditive et contestée par la défense
Le 9 décembre 2024, Saloua Ghrissa a été convoquée par la sous-direction des recherches économiques et financières à El Gorjani pour un premier interrogatoire. Relâchée dans un premier temps, elle a été rappelée le lendemain pour une nouvelle audition. Elle a alors été placée en garde à vue pendant 48 heures au centre de détention de Bouchoucha.

Le 12 décembre, elle a comparu devant le procureur de la République près le tribunal de première instance de Bizerte. Une enquête judiciaire a été ouverte, confiée à un juge d’instruction. À l’issue de son audition, un mandat de dépôt a été émis, et Saloua Ghrissa a été transférée à la prison civile de Manouba.
Dans un contexte tendu pour les associations en Tunisie, ce dossier illustre les dérives d’une justice lente et politisée.
« Son affaire s’inscrit dans le cadre des pressions actuelles sur les associations. Les accusations sont souvent les mêmes : évasion fiscale, blanchiment d’argent, détournement de fonds. En général, un expert-comptable est mandaté avant de clore l’enquête », explique son avocate, Rania Zaghdoudi, dans un entretien avec Nawaat.
Dans le cas de Saloua, cette étape a été ignorée. « Aucun expert-comptable n’a été désigné. C’est la brigade financière elle-même qui a examiné les comptes. L’enquête a été menée de manière précipitée », précise l’avocate.
Le moral de Saloua est fragile. « Elle est désespérée. Il s’agit d’affaires financières. Une assignation à résidence ou une comparution libre suffirait. Ce ne sont pas des fugitifs », déplore Zaghdoudi. La justice pourrait aussi prononcer une interdiction de quitter le territoire au lieu d’opter systématiquement pour la détention préventive.
Sur le fond, la défense conteste la rigueur de l’analyse comptable. « Certes, il y a eu des transferts de fonds, mais Saloua a fourni tous les justificatifs. Nous avons fondé notre demande de libération sur ces documents », ajoute-t-elle.
Mais entre chaque demande, un mois s’écoule. « Nous en déposerons une nouvelle le mois prochain. Elle n’a pas de casier, elle est âgée. Elle ne devrait pas être incarcérée.»
Son dossier est au point mort. Le juge initialement chargé de l’affaire a été muté il y a quatre mois et n’a pas encore été remplacé. Une juge provisoire a été nommée récemment, sans pouvoir trancher sur le fond. Pendant ce temps, Saloua attend, regrette sa sœur, Leila Ghrissa, interviewée par Nawaat.

« Elle ne mérite pas cette injustice »
« Je dois rester forte. Je n’ai pas le choix. Je continue de la visiter. Dès qu’une association m’appelle, je témoigne pour faire connaître son histoire, dans l’espoir que les choses changent ». Ces mots sont ceux d’une sœur déterminée à empêcher l’oubli.
Étonnamment, les soutiens ont été timides au départ, alors même que Saloua compte de nombreux amis dans les milieux féministes et au sein du parti Al Massar, souligne sa sœur.
« Saloua ne mérite pas ça. Ils la connaissent. Ils savent combien elle s’est battue pour les droits humains. Elle est intègre. Sa place n’est pas en prison. Depuis 2011, elle a tout donné à l’association qu’elle a fondée pour servir son pays », insiste-t-elle.

Le 18 décembre 2024, Al Massar a publié un communiqué appelant à sa libération. De son côté, l’organisation Intersection Association for Rights and Freedoms a fait de même le 10 janvier 2025.
Cette arrestation « s’inscrit dans la volonté de l’État de criminaliser le travail associatif en mobilisant l’appareil judiciaire et sécuritaire. Cela place les militants des droits humains dans une position de vulnérabilité face au pouvoir », dénonce l’association.
Et d’ajouter : « Dans cette affaire, les manipulations médiatiques ont biaisé le cours de la justice, portant atteinte au droit fondamental à un procès équitable ».
Depuis, la société civile se mobilise. L’Association Tunisienne des Femmes Démocrates a organisé, le 8 mai, une rencontre de soutien aux femmes prisonnières politiques, dont Saloua Ghrissa.
Une famille brisée
Incarcérée depuis des mois, Ghrissa fait preuve de force et de résilience. Au début, elle était anéantie. Jamais elle n’aurait imaginé finir en détention. Aujourd’hui, elle tente de dissimuler sa douleur pour protéger les siens, relate sa sœur.
Les conditions de détention sont dégradantes : « 100 détenues dans 50 mètres carrés. Trois par lit. Des matelas à même le sol. Une douche par semaine. Un seul accès au magasin. » Elle a depuis été transférée dans une cellule moins surchargée. Mais, selon sa sœur, elle ne s’y adapte pas. « On ne s’adapte pas à l’injustice », lâche-t-elle, accablée.

Saloua suit l’actualité. Elle mesure la gravité de la situation. Derrière les barreaux, ce sont aussi ses filles qui souffrent. « Elles n’ont qu’elle », confie sa sœur.
À la fête des mères, le 25 mai, sa fille Belkis écrit sur Facebook :
D’habitude, je passe une nuit blanche pour te préparer un café et un petit cadeau. Cette année, tout a changé. Je pense à toi sans cesse. Je pense à toutes les mères privées de leurs enfants aujourd’hui. Je ne suis pas seule à traverser cette douleur. Il y a aussi Fares Gueblaoui Mosbah et Nour Bettaïeb. Nos mères nous ont appris à rester forts. Bonne fête à toutes les mamans, comme Saadia Mosbeh et Sonia Dahmani, qui sont elles aussi séparées de leurs enfants. Tu me manques, maman.
Chaque lundi, sa sœur effectue le trajet de Bizerte à Tunis pour lui rendre visite. « Parfois, je me demande : s’il m’arrive quelque chose, qui sera là pour elle ? », dit-elle, émue.
Le combat de Ghrissa dépasse sa cellule : il incarne celui de nombreux autres, pris au piège d’une justice lente et sélective. À l’heure où la société civile est fragilisée.
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