« Ma fille est victime d’une injustice… Tais-toi pour ne pas aggraver la situation ! Cela fait quatorze mois qu’elle est en détention arbitraire… Tais-toi, on t’a dit d’attendre ! Où êtes-vous Monsieur Kais Saied, homme de loi ? Trouvez-nous une solution à cette mascarade ! » C’est en ces termes qu’une mère a choisi d’alerter sur le cas de sa fille, emprisonnée, sacrifiée sur l’autel d’un roman national hantée par « la modification de la composition démographique ». Nonobstant les tentatives de la faire taire, cette mère meurtrie a brisé le mur de la peur et du silence pour faire entendre l’histoire de sa fille, Imen Ouardani.
Depuis mai dernier, Imen Ouardani, ancienne adjointe au maire de Sousse, est incarcérée à la prison civile de Manouba. De lourdes charges pèsent sur elle, alors que les pièces présentées aux juges ne contiennent, selon la défense, rien qui justifie son arrestation et son incarcération.
Imen a été prise dans la vague de répression qui s’est abattue sur les organisations d’aide aux migrants irréguliers originaires d’Afrique subsaharienne. Plusieurs militants ont subi le même sort, et se sont retrouvés devant les tribunaux.
En mai 2024, elle a reçu une convocation pour comparaître le 10 du même mois devant une brigade de la Garde nationale à El Aouina. Le procureur général a ordonné, le jour même, son arrestation. Sur cet épisode, Dalenda Eddous, la mère d’Imen, se confie à Nawaat : « Ma fille a reçu une convocation pour se présenter devant la brigade de la Garde nationale à El Aouina. Cela coïncidait avec mon départ prévu pour le pèlerinage. J’ai annulé mon voyage, dans l’idée de le remplacer par une omra au cours du mois de Rajab, pensant que l’enquête avec Imen serait bientôt close. Mais, apparemment, je ne pourrai pas y aller, car ma fille est toujours en détention ».
« Qui sème le bien récolte le mal ! »
L’arrestation d’Imen Ouardani –en même temps que l’ancien maire Mohamed Iqbal Khaled-, a été décidée à la suite d’une enquête menée auprès des responsables de l’organisation Terre d’Asile-Tunisie, dont son ancienne directrice Chérifa Riahi. Plusieurs chefs d’inculpation ont été retenus contre Imen : blanchiment d’argent, faux et usage de faux, constitution d’une association de malfaiteurs en vue de faire entrer des étrangers illégalement, et abus de fonction. Tout cela est lié à un partenariat entre la municipalité de Sousse et l’antenne tunisienne de Terre d’Asile.

Un rapport datant de 2022 indique l’organisation avait lancé en 2020, ses activités mobiles dans les régions non couvertes par ses bureaux, en pleine crise du Covid-19. En 2022, un bureau a été ouvert à Sousse à la suite d’un accord entre l’organisation et la municipalité, qui l’autorisait à y installer ses locaux. Sousse accueille le quatrième plus grand nombre de réfugiés et de demandeurs d’asile enregistrés en Tunisie. En revanche, il n’existe pas de procédure claire pour l’obtention d’un droit de séjour ou de travail, même pour les réfugiés titulaires d’une carte de réfugié, selon un rapport intitulé « Ville d’accueil et de transit : moyens de subsistance et projet migratoire des réfugiés et migrants à Sousse, Tunisie ». Le document souligne que « les personnes âgées et les femmes en particulier, peinent à renouveler leurs documents de demande d’asile, en raison de l’absence de bureau du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) à Sousse ».
Dalenda Eddous revient sur cet épisode :
Ma fille a travaillé avec dévouement sur le dossier des migrants. Je ne comprends pas pourquoi elle est toujours en détention. Son dossier ne contient aucun élément justifiant les accusations portées contre elle. Imen assumait la présidence de la commission pour l’égalité des chances au sein de la municipalité, en plus de son poste de vice-présidente de la même municipalité. Lorsque l’organisation Terre d’asile-Tunisie a fait une demande pour disposer d’un bureau dans la municipalité, celle-ci a donné son avis favorable, comme elle le faisait habituellement avec d’autres associations, telle que « I love Sousse », en mettant à leur disposition des locaux pour leurs activités. Imen a examiné la demande de l’organisation avec laquelle la municipalité avait déjà collaboré durant la pandémie de Covid-19, et l’a transmise au conseil municipal pour approbation ou refus. Ce dernier a, à son tour, transmis la demande au ministère des Affaires étrangères, l’organisation étant l’antenne d’une organisation étrangère. Le conseil a ensuite approuvé la demande, à la condition que les activités de l’organisation à Sousse couvrent également les catégories marginalisées de la population tunisienne. Cela s’est passé à la fin de l’année 2022, avant la dissolution des conseils municipaux en 2023.
Après une folle campagne de diabolisation des organisations de la société civile, qui a duré des jours, Imen Ouardani, l’ancien maire de Sousse Mohamed Iqbal Khaled ainsi que d’autres membres du conseil municipal ont été convoqués pour être interrogés au sujet du partenariat conclu avec l’association Terre d’asile. A l’issue de l’interrogatoire, Imen et Mohamed Iqbal Khaled ont été placés en détention. Dalenda Eddouss, poursuit son témoignage :
Ma fille est convaincue de son innocence et n’imaginait pas que des accusations aussi graves que le blanchiment d’argent ou l’appartenance à une association illégale seraient portées contre elle. Au cours de l’enquête, nous avons remis au juge ses relevés bancaires qui prouvent qu’il n’y a eu aucun transfert suspect. Je me demande comment une personne comme Imen, titulaire d’un doctorat en biologie, peut représenter un danger pour la société au point qu’on refuse de l’interroger en état de liberté. Qu’a-t-elle fait pour être privée de sa liberté et pour payer le prix de plusieurs mois de détention, en perdant son emploi ? Si elle a tenu bon pendant tout ce temps, c’est parce qu’elle croyait en son innocence, et c’est ce que j’ai ressenti lors de mes visites hebdomadaires à la prison de Manouba. Mais elle a fini par craquer, car sa détention se prolonge sans raison, alors que sa défense a présenté les preuves de son innocence.
Accusations préfabriquées
Le 6 mai 2024, la page officielle de la présidence de la République a publié le discours prononcé par le président Kais Saied, lors d’une réunion du Conseil national de sécurité. Ce long discours au ton véhément a été le coup d’envoi d’une chasse aux militants engagés dans le domaine migratoire. Le président Saied y déclarait textuellement :
Des associations et des organisations qui reçoivent de l’étranger des sommes d’argent faramineuses. Ces associations pleurnichent et versent des larmes dans les médias. La majorité de leurs responsables sont des traîtres et des mercenaires. Ces associations ne devraient pas se substituer à l’Etat.
Moins de vingt-quatre heure après ce discours, qui stigmatisait les associations d’aide aux migrants et leurs membres, en les traitant de « traitres » et d’« agents à la solde de l’étranger », une vague d’arrestation a ciblé les figures les plus connues. Premiers sur la liste, Mustapha Djemali, président du Conseil tunisien pour les réfugiés, et Abdelrazak Krimi, directeur de projet au sein du même conseil, ont été inculpés pour « constitution d’une association en vue d’aider une personne à entrer sur le territoire tunisien », tel qu’énoncé par la loi. La traque a été lancée après la diffusion sur Facebook d’une copie d’un appel d’offre publié par le Conseil dans un journal, concernant la location d’une auberge pour héberger des réfugiés. Kais Saied avait, dans son discours, nommément fustigé le Conseil tunisien pour les réfugiés. Les arrestations se sont alors enchaînées, visant notamment Chérifa Riahi ainsi que d’autres responsables de l’organisation Terre d’Asile-Tunisie, accusés de blanchiment d’argent. Deux jours après son arrestation, Imen Ouardani a été, à son tour, placée en détention, pour sa présumée participation au partenariat signé avec Terre d’Asile-Tunisie.

La plupart des détenus, qu’il s’agisse de membres d’organisations ou de militants œuvrant dans le soutien aux migrants clandestins, sont poursuivis pour les mêmes chefs d’inculpation : constitution d’une association en vue d’aider une personne à entrer en Tunisie –accusation retenue notamment contre Chérifa Riahi, Imen Ouardani et Saadia Mosbah-, ainsi que blanchiment d’argent.
Interrogé par Nawaat, l’avocat Anas Kaddoussi affirme que « de nombreux responsables d’organisations de la société civile sont déférés devant la justice pour blanchiment d’argent, alors qu’ils ont prouvé leurs sources de financement et leur respect des procédures légales. Sachant que les institutions bancaires et postales n’autorisent pas les organisations à disposer des fonds transférés sur leurs comptes sans présenter les documents requis. Les organisations doivent ainsi présenter le contrat de financement, les pièces justificatives… Puis l’origine des fonds et les noms des bailleurs de fonds, sont vérifiés, pour déterminer s’ils ne figurent pas sur les listes suspectes. »
Il est établi que le délit de blanchiment d’argent suppose que les donateurs soient corrompus–c’est-à-dire que les fonds sont le produit d’une activité criminelle. Dans le sens qu’il y a eu dissimulation de l’origine de ces revenus obtenus illicitement, afin de les faire paraitre comme licitement acquis. Pour ouvrir une enquête judiciaire sur un cas de blanchiment d’argent, il faudrait qu’il y ait de forts soupçons, eu égard au principe de la présomption d’innocence. Et dans le cas où une enquête est ouverte, la détention préventive doit être une mesure exceptionnelle, justifiée par une nécessité. Sauf si les autres mesures conservatoires –comme l’interdiction de voyager-, s’avèrent insuffisantes pour assurer le bon déroulement de l’enquête. Le principe fondamental étant la liberté, le maintien en liberté des suspects ou des personnes suspectées doit être strictement respecté.
La plupart des personnes ayant eu accès aux dossiers des détenus suspectés de blanchiment d’argent en lien avec leur engagement en faveur des migrants attestent qu’il n’y a aucune preuve tangible qui justifie leur maintien en détention. A ce sujet, l’un des avocats au fait de certains de ces dossiers, et ayant requis l’anonymat, affirme que le ministère de la Justice « a tendance à suivre une politique qui consiste à maintenir les accusations portées contre ces personnes, quels que soient les résultats de l’enquête ». Et d’ajouter :
concernant les dossiers des associations, les accusations de blanchiment d’argent, de violation des lois sur le change et d’enrichissement illicite sont préfabriquées. Elles reviennent dans plusieurs dossiers, devant plusieurs tribunaux. J’ai moi-même été chargé de suivre l’un des dossiers, alors qu’il n’existait ni preuve, ni la moindre suspicion valable de blanchiment d’argent ou de violation des lois sur le change. Ces charges servent à habiller ces affaires d’un caractère pénal, légalisant ainsi –du point de vue de la loi-l‘incarcération des personnes mises en examen. Le besoin d’expertises, dans ce cas, sert souvent de prétexte pour maintenir ces personnes en détention provisoire. Alors que même en cas de soupçons de blanchiment d’argent, cette mesure ne devrait être qu’un ultime recours. Dans plusieurs cas, les juges ont décidé le maintien en détention, alors même que les résultats de l’enquête n’apportent aucune preuve ni le moindre soupçon de blanchiment d’argent. Ce qui est inquiétant. Cette situation révèle le vide laissé par les instances d’avocats pour mettre un terme aux atteintes à la justice. De manière générale, face aux violations des droits et libertés en Tunisie –notamment du droit de constituer des associations, de manifester pacifiquement ou d’autres libertés fondamentales-, la profession d’avocat, représentée par son ordre, est censée prendre position dans le cadre de l’exercice de son rôle national. Le métier d’avocat n’est pas un simple gagne-pain. C’est une profession engagée dans la défense des droits et libertés, que ce soit à travers l’action des avocats ou au niveau des instances censées se préoccuper de la situation des droits humains dans le pays. Malheureusement, cela n’existe pas. L’Ordre national des avocats est démissionnaire et le bâtonnier ne réagit pas avec fermeté aux violations enregistrées.
Depuis la mi-2024, les familles des personnes détenues en raison de leur solidarité avec les migrants se retrouvent prises dans la même spirale de questions : pourquoi leurs proches n’ont-ils pas été libérés, alors même que leurs dossiers sont vides ? Les avocats chargés de la défense des détenus sont confrontés au même dilemme, bien qu’ils connaissent déjà la réponse : la parole du président prime sur tout ! C’est lui-même qui a publiquement accusé les associations de trahison et d’intelligence avec l’étranger, et qui, dans un autre contexte, avait menacé les juges en prévenant que quiconque libérait « les comploteurs » devenait leur complice.
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