Le 9 juin 2025, la caravane Soumoud est partie depuis Tunis à destination de Gaza dans le but d’attirer l’attention mondiale sur le blocus humanitaire imposé par « Israel » sur la bande de Gaza depuis plusieurs mois. Un geste symbolique qui a apporté une lueur d’espoir dans un monde arabe asphyxié par la guerre, où le sentiment d’impuissance régnait depuis le début du génocide. Les images des populations accueillant la caravane dans les différentes villes où celle-ci passait étaient d’une beauté sans nom. On y voyait des drapeaux tunisiens, algériens, palestiniens, libyens, etc… Comme si, depuis le début du génocide, les peuples arabes avaient enfin décidé de prendre en main leur destin et de se soulever contre l’atrocité qui se passe en Palestine.
Seulement voilà, après quelques jours de liesse et de ferveur populaire. Les autorités égyptiennes ont annoncé leur refus de laisser passer la caravane. Puis, la caravane a été arrêtée à l’entrée de la ville de Syrte par le régime de Haftar, soutenu par l’Egypte. Les autorités de l’Est libyen arrêtent treize participants et la caravane se replie près de Misrata, annonçant l’échec d’un rêve et la mise en danger de centaines de citoyens maghrébins.
L’échec de cette caravane est symbolique de la dissonance que vivent les sociétés arabes, entre des populations pour qui la cause palestinienne est la mère de toutes les causes, et des régimes arabes objectivement alliés à l’entité sioniste. Comment peut-il donc être possible pour les peuples arabes de “libérer la Palestine”, si nous-mêmes vivons sous le joug de dictatures ? Si les destins des peuples arabes et du peuple palestiniens sont liés, est-il possible d’imaginer une Palestine libre dans un monde arabe asphyxié par ses propres dictatures ? La décolonisation et la démocratie ne sont-ils finalement pas les deux faces d’un même combat ?
Le 7 octobre et la défaite de l’universalisme occidental
Le 7 octobre 2023 a été un choc pour le monde entier. Pour le monde arabe, ce choc a été encore plus particulier. Après la spectaculaire offensive du Hamas, la réponse du gouvernement israélien ne s’est pas fait attendre. Alors que les bombes tombaient sur Gaza, que des écoles et des hôpitaux étaient détruits sans aucun respect du droit international et du droit de la guerre, on voyait les dirigeants et les médias occidentaux dominants, durant des mois et des mois, continuer à ne parler que de l’offensive du Hamas, sans une once d’empathie envers les milliers de vies palestiniennes détruites par « israel ». Pire encore, tout soutien à la cause palestinienne en occident était réprimé. En France, pendant les premières semaines ayant suivi le 7 octobre, les manifestations de soutien à Gaza étaient interdites. Les manifestants se faisaient nasser et verbaliser, pour le simple fait d’être sortis dans la rue pour appeler à la fin des bombardements et à un cessez-le-feu. Dans les médias, aucune interview politique ne débutait sans que la première question ne soit “est-ce que vous condamnez le Hamas ?”. Sans aucune nuance, sans aucune contextualisation, sans aucune mise en perspective historique des événements, les occidentaux ont décidé que le 7 octobre était un attentat terroriste de la même nature que le fut le 11 septembre aux USA ou le 13 novembre à Paris. Ils ont également considéré que le Hamas était une organisation terroriste au même titre que Daech, et qu’elle devait donc être éliminée.
Tout cela se passait pendant que les Palestiniens vivaient sous l’horreur des bombes. Le gouvernement israélien prétextait le fait que le Hamas cachait ses bases en dessous d’écoles et d’hôpitaux pour bombarder ces derniers et continuer à se proclamer armée la plus morale du monde. Tous ces éléments ont démontré l’ampleur de l’hypocrisie occidentale lorsqu’il s’agissait de la cause palestinienne. Un an plus tôt, ce même Occident s’indignait et dégainait des sanctions lorsque la Russie a violé le droit international en envahissant l’Ukraine. Cet Occident n’ose pourtant pas bouger le petit doigt contre la politique génocidaire du gouvernement israélien. Pis : il le soutient en continuant à l’alimenter en armes. Ce deux poids deux mesures aussi flagrant et sans filtre a été vécu comme une immense trahison, pour tous ceux qui de la rive sud de la Méditerranée croyaient à l’universalisme des droits humains et au modèle de la démocratie libérale occidentale. Le double standard appliqué par les Occidentaux vis-à-vis du droit international a démontré qu’il n’y a rien d’universel dans les valeurs universalistes portées par l’occident et qu’in fine, c’est toujours le rapport de force qui l’emporte.
Cette hypocrisie a été du pain béni pour les régimes autocrates arabes, qui ont utilisé l’effondrement des valeurs occidentales pour discréditer encore plus l’opposition démocratique et les militants pour les droits humains. La défaite morale de l’occident a permis de déchaîner toutes les passions antidémocratiques et despotiques au sein de sociétés arabes, assignant le concept même de démocratie au monde occidental, renforçant ainsi le discours fascisant de la rive sud de la méditerranée.
La cause palestinienne : une cause arabe ou universelle ?
S’il y a un sujet qui fait consensus dans l’ensemble des sociétés arabes, c’est bien la cause palestinienne. La Nakba de 1948 représente une blessure jamais guérie dans la mémoire collective de ces sociétés. Elle est perçue comme la plus grande injustice de l’histoire contemporaine. Tous les courants politiques traversant ces sociétés, qu’ils soient nationalistes arabes, islamistes, de gauche ou libéraux, s’accordent sur le soutien inconditionnel au peuple palestinien et à son droit à l’autodétermination. La création « d’israel » en 1948 est le dernier reliquat de la période coloniale dans la région. En effet, l’entité sioniste a été imposée aux populations locales durant la période du mandat britannique, et l’état « d’israel » est né à la suite d’une décision d’une ONU dominée par les puissances occidentales. Les Européens ont soutenu la création de cet état dans un élan de culpabilité suite aux horreurs commises par les nazis lors de la Seconde Guerre mondiale. L’Occident est ainsi passé de bourreau des juifs au plus grand protecteur des israéliens.
La question palestinienne est donc une question coloniale. Comme toute question coloniale, le vecteur de mobilisation le plus puissant et le plus efficace est le vecteur du nationalisme et de l’identité. Le nationalisme en tant que réponse à l’oppression coloniale est un phénomène naturel : le colonialisme crée le nationalisme et le repli identitaire. C’est grâce à la revendication nationale et identitaire que les mouvements de libération ont réussi à décoloniser leurs pays. Néanmoins, il est important d’inscrire ce nationalisme dans un cadre plus large qui est celui des droits humains. Le nationalisme décolonial puise sa légitimité dans l’un des fondements essentiels des droits humains, à savoir le droit des peuples à l’autodétermination. Malheureusement, ce volet-là est souvent absent dans le soutien des sociétés arabes à la cause palestinienne. On se retrouve alors avec un soutien qui se fonde uniquement sur la base de l’appartenance identitaire, qui s’inscrit plutôt dans le cadre de la théorie réactionnaire du choc des civilisations que dans le cadre de l’universalité des droits humains. Or, un soutien de telle nature se heurtera toujours à des contradictions qui affaibliront le discours en faveur de la cause palestinienne.
En effet, quelle crédibilité avons-nous, si l’on défend les droits des Palestiniens tout en bafouant les droits des migrants dans nos propres pays ? A titre d’exemple, en Tunisie, les migrants subsahariens sont traités de manière ignoble, tels des êtres inférieurs. Le racisme auquel nous assistons depuis quelques années, les politiques qui consistent à jeter des migrants dans le désert sans eau et sans nourriture, les chasses à l’homme organisées contre ces migrants, l’exploitation de ces derniers dans les champs et les maisons, tous ces éléments n’ont rien à envier à la mentalité profondément raciste et xénophobe occidentale. Soutenir la Palestine tout en acceptant, voire en encourageant le traitement inhumain que subissent les migrants dans nos pays représente l’incohérence à son paroxysme. Malheureusement, pour nombre d’entre nous, le soutien à la cause palestinienne est purement identitaire, et n’a rien à voir avec les principes fondamentaux des droits humains. Nous nous appliquons à nous-mêmes le même deux poids deux mesures que nous reprochons aux occidentaux.
L’urgence démocratique dans le monde arabe
Le monde arabe, souffre depuis des décennies du cancer de la dictature. Or les dictatures détruisent les peuples. Non pas matériellement, car il peut exister des dictatures qui permettent une certaine prospérité économique, mais les détruire politiquement. Les dictatures dans le monde arabe sont l’ennemi des droits humains et du concept même de citoyenneté. Les dictatures ne produisent que des peuples soumis, incapables de décider pour eux-mêmes, incapables de prendre leur destin en main. L’échec de la caravane Soumoud en est le parfait exemple. Alors que les peuples arabes ont soutenu corps et âme cette initiative, la dictature égyptienne l’a tuée sans se préoccuper de ce que voulait son propre peuple. Même les Égyptiens qui étaient contre cette initiative étaient en réalité des relais de la propagande du régime de Sissi.
La question démocratique et celle des droits humains sont intimement liées. Il n’y a pas de démocratie sans droits humains ni de droits humains sans démocratie. Or, la cause palestinienne est aussi une question de droits humains. La Palestine ne sera pas libérée uniquement par les Arabes. La liberté des Palestiniens dépendra de la capacité des Arabes à s’unir et à rallier d’autres peuples et d’autres identités à leur cause, sur la base du dénominateur commun à l’ensemble des peuples de la planète : les droits humains universels. L’universalisme n’est pas la propriété de l’occident comme certains le répètent. L’universalisme est là, réel, car tous les êtres humains sont semblables en besoins, et donc égaux en droit. L’universalisme des droits humains est une réalité matérielle, et un combat encore loin d’être gagné.
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