Depuis l’indépendance, la Tunisie a misé sur la démocratisation de l’enseignement, avec un taux de scolarisation élevé à tous les niveaux. Pourtant, cette progression ne s’est pas traduite par une amélioration de la qualité de l’apprentissage.scolaire
D’après l’enquête MICS 2023, 36 % des enfants âgés de 7 à 14 ans ne maîtrisent pas les compétences de base en lecture, et 68,3 % rencontrent des difficultés en mathématiques. Ces résultats confirment ceux du programme PISA 2015.
La pandémie du Covid-19 et les grèves récurrentes du corps enseignant ont aggravé les inégalités d’apprentissage. Le taux d’abandon scolaire reste préoccupant : 27 % des élèves ne terminent pas le premier cycle du secondaire, avec des écarts flagrants selon le milieu social. Ainsi, 94 % des enfants issus de familles aisées achèvent ce cycle, contre moins de 50 % pour ceux issus de familles modestes.
Chaque année, entre 63 000 et 100 000 enfants quittent l’école prématurément, dont 30 000 sans aucune alternative éducative ou professionnelle. Selon ladite enquête, 4 % des enfants âgés de 5 à 17 ans sont déjà actifs sur le marché du travail.
Des inégalités multiples
En première partie du secondaire, la fréquentation du collège atteint 76,5 % en 2023, soit une baisse de 5.5 % par rapport à 2018 (82 %). Elle est nettement plus élevée en milieu urbain (80,6 %) qu’en milieu rural (67,4 %).
Ce taux dépend également du niveau d’éducation des mères : 89,9 % pour les enfants dont la mère est diplômée, contre seulement 57,4 % lorsque la mère n’a pas été scolarisée. Par ailleurs, les enfants issus de familles modestes fréquentent moins l’école (57,2 %) que ceux issus de familles aisées (88,1 %).
Ces disparités se retrouvent également au second cycle du secondaire. Bien que le taux de scolarisation à ce niveau reste stable (59,4 % en 2023), des écarts notables persistent selon les milieux de vie : 64,5 % des jeunes en zones urbaines sont concernés, contre seulement 48 % en zones rurales, révèle l’enquête MICS.
L’écart est encore plus marqué selon le niveau de vie : seuls 37,2 % des jeunes issus des ménages les plus défavorisés accèdent à ce niveau, contre 77,3 % parmi les plus aisés. Ces données incluent également les jeunes inscrits en formation professionnelle.

Des différences apparaissent également en lien avec le niveau d’instruction des mères : 41,7 % des enfants de mères non instruites atteignent le second cycle, contre 79,9 % lorsque les mères ont un niveau universitaire. Le genre est un autre facteur de différenciation : 69,9 % des filles sont scolarisées à ce niveau, contre 48,9 % des garçons.
Sur le plan régional, la situation varie également : le taux le plus élevé est observé dans le Sud-Ouest (70,3 %), tandis que le Centre-Ouest affiche le taux le plus faible (47,3 %).
À noter que le taux d’analphabétisme en Tunisie, pour les personnes âgées de 10 ans et plus, est estimé à 17,3 % selon les résultats préliminaires du recensement de la population et de l’habitat de 2024. Ce phénomène touche davantage les femmes, avec un taux de 22,4 %, contre 12 % chez les hommes.
Les enfants qui ne savent ni lire ni comprendre un texte simple sont ainsi plus exposés au risque de décrochage scolaire et aux difficultés d’apprentissage des compétences fondamentales nécessaires à leur réussite.
Infrastructures délabrées et financement inadéquat
Le système éducatif tunisien souffre d’un déficit criant en infrastructures. En 2025, sur 4 577 écoles primaires, 1 354 ne sont pas raccordées à l’eau potable, 839 n’ont pas de sanitaires pour le personnel, environ 1 000 ne sont pas clôturées, et seulement 5 % possèdent une infirmerie, selon les données de l’Observatoire Tunisien de l’Économie (OTE).
Ces manquements, en particulier dans les zones rurales comme Kasserine, favorisent la propagation de maladies telles que l’hépatite A, détectée dès 2017.
Parallèlement, le budget du ministère de l’Éducation est passé de 998,9 millions de dinars en 2015 à plus de 8 milliards en 2025, mais sa part dans le budget de l’État a reculé, passant de 15,9 % (en 2010) à 10,3 % (en 2025), soit en dessous du seuil recommandé par l’UNESCO (15 à 20 %). La majorité de ce budget est absorbée par les salaires, ne laissant que 8 % pour l’investissement.
Le sous-investissement dans les infrastructures a des conséquences tragiques. En témoigne, la mort de trois élèves sont lors de l’effondrement d’un mur du lycée de Mezzouna, dans le gouvernorat de Sidi Bouzid.
Par ailleurs, malgré l’apparente gratuité, l’éducation représente un lourd fardeau financier pour les familles tunisiennes. Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) estime à environ 1,468 milliard de dinars les dépenses annuelles consacrées aux cours particuliers. Entre 2021 et 2025, le prix des fournitures scolaires a augmenté d’environ 50 % en moyenne.
Un système à trois vitesses : public, privé et établissements d’élite
Censée être un levier d’égalité et un vecteur d’ascension sociale, l’école peine à remplir ce rôle. Le système éducatif tunisien est désormais à plusieurs vitesses. La réussite dépend de moins en moins des efforts individuels et de plus en plus du type d’établissement fréquenté et du milieu socio-économique des familles.

Les concours d’entrée aux collèges pilotes illustrent cette sélectivité. Pour l’année scolaire 2025-2026, la capacité d’accueil était de 3 850 places, mais seulement 2 683 élèves ont été effectivement admis, malgré une baisse du niveau d’exigence : la moyenne minimale requise a été ramenée à 14/20, contre un seuil plus élevé auparavant.
Cependant, les établissements pilotes connaissent une croissance rapide : de 7 163 élèves au collège en 2020/2021 à 13 436 en 2024/2025, et de 10 540 à 15 924 élèves au lycée entre 2021 et 2025, d’après un rapport du ministère de l’Education.
Avec une moyenne de 24,2 élèves par classe, selon les chiffres officiels, l’école publique offre un encadrement moins individualisé, ce qui peut avoir un impact négatif sur la qualité des apprentissages et le niveau général des élèves.
Face à cette situation, l’enseignement privé gagne du terrain. Le nombre d’élèves inscrits dans les écoles primaires privées est passé de 101 091 en 2020/2021 à 134 191 en 2024/2025. Dans les lycées privés, ce chiffre est passé de 82 180 à 115 543 sur la même période.
Dans les écoles primaires privées, la densité est bien plus faible (18,8 élèves par classe), et le ratio enseignants/élèves est de 11,7, ce qui garantit une meilleure qualité d’encadrement. Au secondaire, la tendance est la même : 20,5 élèves par classe en moyenne, avec un ratio enseignants/élèves de 6,7, contre 15,6 dans le public.
Ces chiffres révèlent un net avantage pour les élèves du privé : de meilleures conditions d’apprentissage, pour ceux qui peuvent se le permettre. Car ces établissements restent coûteux et socialement sélectifs.
En marge du système classique, certaines écoles privées proposent des curricula étrangers (français, britannique, canadien, etc.). Des établissements comme l’International Franco-British School, le Canadian International School of Tunis ou ceux reliés au système éducatif français.
Les conditions d’admission y sont strictes : dossiers scolaires, tests d’aptitude, et frais élevés (jusqu’à 7 500 dinars par an au CIS pour le primaire). Ces établissements séduisent essentiellement les familles aisées, désireuses d’offrir à leurs enfants un avenir académique plus brillant avec des perspectives de terminer leur cursus à l’étranger.
Au lieu de réduire les inégalités, l’école les met en lumière et les renforce : entre territoires, classes sociales, sexes et types d’établissements, les écarts deviennent structurels.
Sans cesse annoncées, les réformes du système éducatif peinent à voir le jour. Trop souvent récupérées politiquement, elles laissent place à l’immobilisme, au détriment de générations sacrifiées.
iThere are no comments
Add yours