Inspirée de l’essai « King Kong Théorie » de Virginie Despentes, et réécrite en dialecte tunisien, l’adaptation donne voix à des récits souvent tus, dans une mise en scène brute, sans filtre, sans vernis.
Crue, sans détour, loin des convenances dictées par le politiquement correct, « La Malédiction I » secoue, dérange, et surtout, ne laisse personne indemne. Elle s’attaque de front à un sujet aussi douloureux que persistant : les violences faites aux femmes.
Ce qui distingue cette œuvre, c’est une approche inédite, née de l’adaptation en dialecte tunisien d’un extrait du livre à succès publié en 2006 par l’écrivaine française Virginie Despentes.
« La Malédiction I » a été retenue dans le cadre d’Innawaation, un incubateur de projets porté par Nawaat. Ce travail figure parmi les cinq projets sélectionnés et présentés lors du festival de Nawaat qui a eu lieu du 26 au 28 septembre.

Dès les premières minutes, Wissal Labidi choisit d’annoncer les règles du jeu: pas de faux-semblants, pas de demi-mesures. Elle propose une immersion brutale dans les récits de femmes, grâce à une traduction fidèle et percutante, évitant cependant l’écueil de la vulgarité gratuite.
Les mots sont crus mais justes. Ce sont ceux de femmes meurtries, mais obstinées. Celles qui portent dans leur chair et leur âme les traces de violences. Des agressions physiques, morales, sexuelles, vécues dans l’espace public comme privé, par des femmes encore et toujours debout. Leur résilience a des allures de cri, de défi. Un doigt d’honneur brandi face à leurs agresseurs, et plus largement, à une société qui peine encore à les croire, y compris certaines femmes.
Wissal Labidi joue sur cette tension permanente, cette ambivalence sociale : le refus collectif de voir les choses telles qu’elles sont. Les violences font mal, elles n’épargnent personne. Particulièrement invasives, elles s’infiltrent partout.
Les fragments de récits s’enchaînent, portés par des voix différentes, vibrantes, implacables. Des histoires bouleversantes, des vies ravagées, mais des femmes qui luttent pour continuer. Puis vient un récit glaçant de viol, ordinaire dans sa brutalité : deux femmes agressées lors d’une soirée qui s’est prolongée.
Pourquoi étaient-elles là à cette heure-ci ? Pourquoi ces cheveux, ces vêtements ? Qu’ont-elles fait pour “le mériter” ? La société retourne sans vergogne la culpabilité contre les victimes, qui finissent souvent par l’intérioriser. Toujours, cette parole de la victime remise en question. Sur scène, l’interprète se meut, s’agite, coud un bout de tissu comme on recoud ses blessures. Puis le calme revient, fragile, temporaire.
Une autre scène évoque une horreur insoutenable : une femme à qui l’on arrache les yeux. Un simple fait divers, relaté à la radio, vite oublié. Mais la performance lui redonne vie. Wissal Labidi lui tend une tribune. Les spectateurs s’en souviennent. Les regards se figent, suffoquent. Certaines sortent, bouleversées. Trop, c’est trop. Trop de violences, trop de haine.

Récits de l’ombre : souffrances ordinaires, mémoire collective
La performance frappe fort, comme un coup de poing. Peut-être un sursaut collectif, face à des violences trop souvent tues, banalisées, effacées. Sans vernis, la mise en scène dérange par sa vérité nue.
« On a beau être sensibilisés aux violences faites aux femmes, on sort quand même de cette performance, presque choqués. On n’imagine pas à quel point c’est répugnant, à quel point on peut vivre avec, à quel point la société les tolère », affirme Sana, une spectatrice d’une vingtaine d’années.
Deux femmes s’interrogent à la sortie : « Cette histoire de viol… elle est réelle ? », demande l’une, horrifiée.
Oui, les témoignages sont bien réels. Ce sont eux qui ont poussé Wissal Labidi à créer cette performance. Des voix qu’elle est allée écouter, entre autres, au sein de l’association Beity, qui accueille des femmes sans abri victimes de violences.
« J’ai entendu tellement de récits après des lectures théâtrales du texte de Despentes. Ces femmes ont tellement besoin de parler. Ce n’est pas évident d’accueillir leurs paroles, encore moins de les structurer », explique-t-elle.
C’est pour cela que « La Malédiction I » a été conçue en collaboration avec Sandra Dachraoui, docteure en psychologie, spécialisée dans les traumas. Mettre des mots sur les maux, reconnaître les violences, c’est déjà une forme de libération. Et parfois, ce sont les victimes elles-mêmes qui peinent à nommer ce qu’elles ont vécu : viol, agression. Autant de mots encore tabous, que l’on hésite à s’approprier, souligne Dachraoui.

C’est là tout l’enjeu de cette performance. « Je me considère comme féministe. On parle beaucoup des violences faites aux femmes, mais on a encore du mal à les admettre pleinement. Il faut du courage pour les reconnaître. Parfois, les hommes eux-mêmes ignorent que ce qu’ils ont fait est une agression, ou ils sont dans le déni, y compris dans les milieux éduqués. D’où l’importance de cette performance », déclare une jeune femme ayant assisté au débat qui a suivi le spectacle.
Mais Wissal Labidi refuse toute lecture manichéenne. Elle ne cherche pas à dresser les hommes contre les femmes. Elle les interroge, parfois même les plaint. « La Malédiction I » n’est pas un récit de revanche, mais de reconnaissance. Une quête de justice, une ode à la résilience.
En refusant le confort du silence et des demi-mots, « La Malédiction I » ne cherche ni à édulcorer, ni à accuser à outrance. Elle annonce clairement les règles du jeu : écouter, croire, reconnaître. Dans les ténèbres de la douleur, elle met en lumière une force souvent invisible : celle de la résilience.
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