Pointer le malaise de la masculinité dans la culture maghrébine et arabe, c’est contribuer à déboulonner un imaginaire collectif qui banalise encore toutes les atteintes contre les femmes. Deux livres en langue arabe, publiés dernièrement dans deux pays différents, viennent mettre un coup de pied dans cette fourmilière culturelle. King Kong Théorie de Virginie Despentes, traduit du français vers l’arabe et édité par Kulte Edition au Maroc, et Les styles de la masculinité chez Al Rafidain, une maison d’édition iraquienne.

« La masculinité », un terrain d’étude fertile

Paru en France, le premier essai de Virginie Despentes est aujourd’hui considéré comme un classique de la littérature féministe, ayant marqué des générations. Si l’autrice est devenue une véritable rock star littéraire grâce à King Kong Théorie, c’est parce que ce livre choc exprime sans retenue un ras-le-bol d’une catégorie silencieuse, celle des femmes qui ne se retrouvaient pas dans les canons de beauté dominants, façonnés par le regard masculin. Despentes s’y faisait la porte-parole des « invendues, les tordues, celles qui ont le crâne rasé, celles qui ne savent pas s’habiller, celles qui ont peur de puer, celles qui ont les chicots pourris, celles qui ont des gros bides, celles qui voudraient être des hommes ». C’est dire que ce livre datant de 2006, traduit dans plus de 40 langues, n’a pas perdu sa profondeur et sa force aux yeux d’un lectorat arabophone de 2023.

Dans un registre plus soutenu mais tout aussi percutant, Les styles de la masculinité explore l’histoire de la virilité et ses manifestations dans la société actuelle. Amel Grami, enseignante à l’université de la Manouba, a dirigé cet ouvrage. Elle affirme à Nawaat que « la masculinité autour de laquelle tourne le livre est une précieuse porte d’entrée vers des phénomènes aussi variés que l’extrémisme religieux, le rap, les séries télé, le mariage, le féminicide…». Trop générale et vague, la notion de masculinité ? Amel Grami balaie cette critique, en estimant que même si elle est importée des pays anglo-saxons, cette notion est « centrale dans notre société ». « Elle concerne la structure même des rapports quotidiens. Malgré tous les clichés sur les droits de la femme et les progrès de la Tunisie dans ce domaine, nous avons encore tous les symptômes du conservatisme patriarcal. Et il faut déconstruire tout cela », assène-t-elle.

Le texte le plus édifiant dans ce sens, parmi les sept articles de l’ouvrage, tous écrits par de jeunes chercheurs et chercheuses, est sans doute l’enquête de Ridha Karem sur les ultras, ces supporters tunisiens qui ne vivent que pour leurs clubs. Sa thèse consiste à dire qu’ils revendiquent une virilité alternative à celles des agents de police, symboles du pouvoir en général, mais que cette virilité reste, malgré tout, méprisante envers les femmes.

Pousser les limites de la langue

« Je me suis masturbée assez tard, mais je connaissais déjà le mot, pour l’avoir lu dans des livres très clairs sur la question : je n’étais pas un monstre asocial parce que je me touchais, d’ailleurs ça ne regardait que moi, ce que je faisais avec ma chatte », ainsi s’exprime Virginie Despentes dans King Kong Théorie. Des réflexions sérieuses formulées dans une langue crue, obscène, voire pornographique. Comment rendre ce texte dans une langue arabe littéraire, que d’aucuns considèrent comme la langue du Coran ? Le traducteur tunisien, Walid Soliman, a été chargé par l’éditrice franco-marocaine Yasmina Naji de traduire ce texte « difficile », après que trois autres traducteurs s’y sont attelés sans succès. Il confirme que l’une des principales difficultés est le fait que le vocabulaire standard reste rare en mots sexuels modernes. De fait, lorsque cette voix féminine raconte son calvaire de femme violée à l’âge de 17 ans, dans des termes à la fois dignes et explicites, ou quand elle évoque son expérience de prostituée, la langue standard semble arriver à ses limites. « Cette langue regorgeait pourtant de vocabulaire sexuel », estime Walid Soliman. Et de poursuivre : « Je dirai même que c’était une langue extrêmement riche dans ce domaine. Nous savons aussi qu’il y avait une grande tradition de littérature érotique dans le monde islamique et qu’il y avait des auteurs qui étaient considérés comme des spécialistes dans ce domaine, tels que Cheikh Nefzaoui, al-Tîfachî et al-Souyoûtî. Cependant, cette tradition a malheureusement disparu à partir du XVIe siècle, ce qui fait que le langage sexuel n’a presque plus évolué dans l’arabe littéraire depuis cette époque-là. »

Pour « relever le défi », Walid Soliman a trouvé la parade en inventant de nouvelles expressions. « Cette traduction a été pour moi une tentative d’explorer des thèmes et un vocabulaire qui méritaient d’être approfondis. Par conséquent, ce travail peut inviter d’autres auteurs et traducteurs à se pencher sur la question », nous confie-t-il.

Changer le quotidien

Les idées développées dans Les styles de la masculinité s’inspirent d’une tradition anglo-saxonne appelée « masculinity studies », encore peu connue en Tunisie. Amel Grami, après avoir fait des recherches en Angleterre, a commencé à travailler dessus à partir de 2012 à l’université de la Manouba. En se concentrant sur la critique de la masculinité, l’islamologue et spécialiste des droits des femmes ne cache pas vouloir aboutir à un changement dans la vie quotidienne :

Il s’agit de travailler sur l’Homme idéal, dominant, protecteur, celui qui amène la nourriture à la maison, selon l’imaginaire collectif. Prendre conscience de ce processus de domination, à toutes les échelles, est très important pour la cause féminine. D’ailleurs, la priorité pour moi, c’est de travailler sur la masculinité et non sur la féminité. Car c’est à partir de là qu’on peut arriver à des résultats concrets, et servir la condition de la femme.

Cela dit, cette déconstruction accuse encore du retard, selon elle, l’université tunisienne étant « trop influencée par le monde académique francophone, où les études de genre sont encore controversées ».

Quelque chose se passe

King Kong Théorie a été édité au Maroc en 2023. Les styles de la masculinité en Irak en 2022. D’autres ouvrages sur le même thème sont édités au Caire, au Liban et en Tunisie, dans des genres littéraires variés.Cela est sans doute le signe que quelque chose se passe, qu’un vent de modernité souffle dans la culture. Par ailleurs, si le lectorat arabophone, masculin ou féminin, devient de plus en plus friand de ce genre de sujets, n’est-ce pas la preuve que les mentalités changent ? Amel Grami confirme volontiers, en ajoutant :

J’ai des étudiants et des étudiantes déjà très informés sur le sujet. D’autres qui, en assistant à mes cours, affirment avoir changé de comportement dans leur vie quotidienne. Et ces gens sont soit des profs soit de futurs profs qui éduqueront d’autres générations. Tout cela n’existait pas avant.

Reste maintenant à savoir si ces livres, même s’ils sont indispensables à notre culture actuelle, annoncent le débat public, houleux et politisé, qui bat son plein actuellement dans les pays européens et anglo-saxons.