C’est désormais un rendez-vous incontournable. Chaque année, le dernier week-end de septembre est réservé des semaines à l’avance et préparé pendant des mois, pour ouvrir les portes à la jeunesse créative, véritable colonne vertébrale du Nawaat Festival. Durant trois jours, le siège de Nawaat se transforme en cœur battant du mouvement artistique et culturel engagé, plus déterminé que jamais à relever les défis, à briser les carcans et à faire sauter les barrières. Dans l’esprit du slogan choisi pour cette édition : « L’art est résistance, la liberté triomphe ».
Tous ceux qui ont assisté à la cinquième édition du Nawaat Festival, les 26, 27 et 28 septembre, sont repartis le cœur rempli d’espoir quant à la capacité de la jeunesse à balayer toutes les formes de médiocrité et d’archaïsme qui écrasent le pays. Lassés des obstacles qui bloquent leur chemin dans les sphères culturelles traditionnelles en Tunisie, ces jeunes ont créé leurs propres alternatives pour renverser la vapeur. Tout en tournant en dérision les entraves bureaucratiques, ils ont démontré que ni l’espoir ni la créativité n’ont de limites. Ainsi ont-ils su, avec si peu de moyens mais une détermination inébranlable, captiver l’admiration des festivaliers de tous âges –qu’ils soient visiteurs, journalistes, cinéastes, ou issus du monde de la danse, de la musique et du théâtre. Des arts interconnectés et indissociables, presque toujours réunis dans les spectacles présentés durant le festival.
« Innawaation » : un incubateur de développement et de créativité
Les cinq projets développés cette année au sein de l’incubateur Innawaation ont tous reflété l’esprit d’équipe, animé par le souci de trouver des solutions et de créer des alternatives pour surmonter les écueils. La synergie entre visions artistiques innovantes, rigueur journalistique et développement technologique est devenue la marque de fabrique du Nawaat Festival, qui s’affirme d’année en année pour donner naissance à une créativité sans pareil.

Le premier projet présenté aux festivaliers était une performance invitant à l’exploration et à l’investigation : «L’bahreya». Il s’agit d’une intrigue ouverte qui incite le public à chercher lui-même à en percer les mystères. Conçu et développé par Rami Barka et Rym Amami, ce jeu unique dissimule ses indices dans l’espace même qui abrite le festival. Il s’agit de retrouver la trace d’un scientifique venu dans notre pays pour mesurer le niveau de pollution marine, et qui a mystérieusement disparu. Une vidéo par-ci, un graffiti par-là, un indice caché dans un coin reculé, un autre si visible qu’on ne le remarque même pas… Une combinaison qui a poussé une grande partie du public, tout au long des journées du festival, à scruter chaque recoin à la recherche des indices de «L’bahreya ». Le plus important, ici, est que, pendant leurs recherches, les participants et participantes ont enrichi leurs connaissances sur la pollution marine en Tunisie –le rétrécissement des prairies de posidonies, la disparition de nombreuses espèces de poissons, et les effets dévastateurs de l’industrialisation forcenée à la fois sur la mer, la terre et l’air. Au terme de leur quête, la plus belle découverte fut d’être invités par Rami Barka, Rym Amami et l’équipe d’Innawaation à se passionner pour les enjeux écologiques, et développer une culture de résistance à la pollution et à une industrialisation ennemie de l’environnement, dans un cadre interactif, vivant et passionnant.

La fin de la quête des indices de « L’bahreya » a conduit les visiteurs du festival à l’installation multimédia « Rifiyaat » de Mariem Labidi. « Rifiyaat » fut un voyage transportant le spectateur de l’Est à l’Ouest du pays, des sommets de ses montagnes aux plages de ses îles, accompagné par les voix de femmes laborieuses, meurtries par les épreuves de longues années dans une société conservatrice et patriarcale. Mais la créativité de Mariem Labidi et de l’équipe qui a conçu avec elle l’espace d’exposition «Rifiyaat», a transformé la souffrance de ces travailleuses en force, brisant les carcans, et en espoir. Un spectacle où se mêlent les senteurs des montagnes et de l’alfa à celles du henné et du harkous des mariées tunisiennes. Un spectacle où l’on erre entre les chants des oiseaux de montagne et les vagues de l’île de Kerkennah, entre les chants de marins et les airs chantés par les machatattes, ces coiffeuses traditionnelles. Une composition artistique harmonieuse qui a subjugué son public. Et qui a surtout réussi à documenter et préserver le patrimoine chanté et récité des femmes travailleuses, menacé d’oubli et de disparition.
Dans le même registre de résistance des travailleuses, le public de Nawaat Festival a découvert la pièce de théâtre « Aïn Houta » ou « la Malédiction 1 » de Wissal Labidi. Un spectacle où se mêlent les sons et les jeux de lumière, la performance scénique de l’actrice, les témoignages bouleversants des femmes, et une adaptation vivante en dialecte tunisien du livre «King Kong théorie ». Dans un décor surréaliste, cette œuvre propose une vision renouvelée du féminisme, loin de la victimisation et de la résignation.

Imprégnée d’un esprit de résistance à tous crins, cette production puise dans des histoires vraies et du vécu quotidien, mais présentée de manière artistique, parfois choquante, bousculant les idées reçues et ébranlant des forteresses que l’on croyait scellées à jamais. La pièce « Aïn Houta » incite les spectateurs à s’interroger et à redéfinir certaines notions. Dans un espace obscur, la parfaite synchronisation entre jeu d’acteur, design sonore et visuel, et techniques d’éclairage, plonge le spectateur dans un profond voyage artistique et psychologique. L’émotion atteint son paroxysme, avant de les ramener à la réalité et à la salle de spectacle, dans une chorégraphie sublime dont on reparlera pendant longtemps.
Non loin de la salle de théâtre, les pas s’accélèrent dans le couloir menant à l’espace dédié à l’art et à l’expression corporelle et communicative, qui a accueilli le spectacle «Connecté(e)s » de la talentueuse Oumaima Bahri. Un spectacle mêlant danse, théâtre et expression corporelle, où les frontières entre l’interprète et son public, s’effacent totalement. Le spectateur devient lui-même acteur de la représentation, tandis que l’ensemble de la troupe s’adapte aux diverses réactions du public.

C’est un théâtre vivant, sans scène, où l’artiste se déploie librement parmi son public. Les mouvements d’Oumaima –des danses venues d’un autre monde sur une musique expérimentale- l’aident à briser les barrières avec les spectateurs. Dans ce spectacle, le contact –ou la connexion- se fait par une énergie morale, chargée d’émotions intenses, qu’Oumaima et sa troupe transmettent au public à travers des gestes délicats : des étreintes, des caresses sur les mains, des regards profonds et méditatifs. Tous ceux qui ont assisté à la représentation, durant ces trois jours, ont reçu une charge émotionnelle qui n’est pas près de s’estomper.
Cette émotion doublée d’émerveillement était particulièrement visible chez tous ceux qui ont assisté au spectacle intitulé « La Danse des atomes » de Yafa Saïdi, chimiste de formation, qui a plongé son public dans un univers extravagant, où molécules et couleurs chimiques se muent en réactions politiques insurrectionnelles, parodiant l’histoire contemporaine de la Tunisie. « La Danse des atomes » allie théâtre et expérimentation chimique. Les spectateurs, vêtus de combinaisons de laboratoire, font défiler des images retraçant la révolution tunisienne –avant, pendant et après. Ils passent d’une époque à l’autre, comme s’ils participaient eux-mêmes à la préparation d’un mélange de substances chimiques colorées. Or, chaque couleur revêt une signification, à la fois esthétique et politique. Chaque ajout, chaque combinaison engendre une réaction : tel mélange produit l’obscurité de la pollution, tel autre transforme le bleu de la décennie d’assassinats et d’attentats terroristes en vert de dictature, de populisme et de racisme. Une formule chimique peut produire une révolution dans une fiole, une autre donne un résultat incolore et sans saveur. Au final, les participants créent leur propre formule, dont le résultat reflète leurs aspirations pour l’avenir.

Pendant le spectacle, la sonnerie d’un téléphone des années 1970 interrompt soudainement votre concentration, attirant votre attention sur des éléments clés, vous annonçant les surprises à venir. Puis, vous vous trouvez face au tableau périodique des éléments chimiques, dont les symboles familiers s’affichent sous forme de noms de grandes figures de la lutte nationale progressiste, de martyrs tunisiens tombés en Palestine occupée, ainsi que des noms de révolutionnaires, de créateurs, de penseurs éclairés du monde entier.
Ces performances créatives et immersives ont tellement passionné les festivaliers qu’ils se sont précipités pour s’y inscrire et s’immerger dans ses univers fantastiques, avant les projections des soirées, qui proposaient des graffitis, du cinéma, des disques vinyles, de la musique live et un Sound system.

Cinéma, musique et graffitis tout au long des journées du festival
Le concert d’ouverture de cette cinquième édition a été assuré par le groupe Insen, mené par l’artiste Mehdi Ghanem, qui a réussi à créer une fusion musicale entre mélodies tunisiennes anciennes et musique électronique contemporaine, tout en alternant jazz et rock. Un public passionné de musique, de toutes les classes d’âge, est venu savourer cette harmonie. Pour plonger au cours de cette quête dans les profondeurs de l’humain, libre, mais enraciné dans sa terre, voguant sur ses mers et dans ses espaces sans limites. Cette introduction était en parfaite synchronisation avec les performances d’Innawaation, ainsi qu’avec les fondamentaux du festival –connus de tous ceux qui sont imprégnés de l’art et des valeurs humaines.
Entre deux spectacles d’Innawaation, le public de Nawaat Festival afflue vers le coin vinyles pour faire une pause et choisir un disque à écouter parmi plus de 150 disques mis à sa disposition. Le vinyle, bien loin des supports audios compressés comme le MP3, offre une qualité de son très fidèle à l’enregistrement original. Chaque disque porte une histoire et une image unique que le public du festival veut découvrir dans les moindres détails. Entre les discours politiques transformés en chants révolutionnaires par Bob Marley, et la voix enchanteresse de Fayrouz dépeignant les rues anciennes de Jérusalem ; entre les paroles éternelles de Nelson Mandela dans sa lutte contre l’apartheid, et la complainte d’Asmahan « Imta ha-ti’ref imta ? » (Quand sauras-tu, quand ?) ; entre les disques de Manu Chao, The Fugees, Sting et Alpha Blondy, chaque génération redécouvre ses tubes préférés. Une véritable effervescence s’est installée autour de ces albums rares et anciens, pour les réécouter ou les immortaliser en photo.

L’espace Vinyle annonçait l’approche de chaque représentation « Innawaation», tout en invitant le public à visiter l’espace hommage interactif mis en place par Nawaat en l’honneur des martyrs de la presse palestinienne. Un espace qui permet aux festivaliers de découvrir l’histoire de la presse palestinienne, à travers l’exposition « Fedayin et fedayate de la liberté » riche en photos, gravures, citations mémorables et vidéo retraçant les exploits des martyrs. Ces journalistes, dont les voix furent réduites au silence par la barbarie dans une vaine tentative de dissimuler ses crimes, sont devenus des héros. Désormais, leur souvenir est gravé dans l’Histoire. Leur exemple exhorte la jeune génération à se saisir de leurs plumes et de leurs caméras pour reprendre le flambeau et poursuivre leur mission.
Le public du festival a été surpris par une représentation en direct de l’odyssée de la Flottille Somoud, exposée dans un large bassin retraçant les itinéraires empruntés par les bateaux arborant les couleurs des pays et des peuples solidaires avec cette action visant à briser le blocus de Gaza. Les visiteurs ont également pu admirer le talent du graffeur Rached Tamboura, qui, tout au long des trois jours du festival, a réalisé une fresque résumant le message de la presse engagée en Palestine et dans le monde. Une presse qui brave le blocus, l’assassinat et la censure. L’artiste a souhaité rendre hommage à l’équipe de Nawaat en intégrant le cercle orange caractéristique de notre magazine, au cœur de son œuvre.

Le cinéma documentaire était également présent au Festival Nawaat, en collaboration avec Hakka Distribution, dans le cadre du Mois du film documentaire. Au programme : la projection du film « Casablanca », en présence de son réalisateur italien, Adriano Valerio. Le public s’est rassemblé autour de lui lors du débat qui a suivi la projection. Les discussions ont porté sur des thèmes cruciaux pour le public tunisien, tels que l’immigration, l’amour, la toxicomanie et d’autres problématiques sociétales que le cinéma a l’habitude de porter à l’écran souvent avec panache. La deuxième projection cinématographique du Nawaat Festival a présenté le film « Donga », suivi d’un débat approfondi avec son réalisateur libyen, Mohannad Al-Amin. A travers l’histoire, le cinéaste a rapproché les spectateurs de l’aventure de son héros, Mohamed Donga, qui, armé de sa caméra, a documenté les premières lignes de combat en Libye depuis 2011.

Débat sur le monde carcéral
Lors de la deuxième journée du festival, le public a pu assister à un débat politico-social autour d’un sujet brûlant d’actualité : la surpopulation carcérale et les conditions de détention dans les prisons tunisiennes. Des rapports actualisés indiquent que la population carcérale compte désormais plus de 34 000 hommes et femmes, croupissant dans des conditions inhumaines dans des prisons, dont le taux de surpopulation a dépassé les 200 %. A noter que cette question a également fait la Une du nouveau numéro de Nawaat magazine, paru à l’occasion de l’ouverture du festival.

Le débat, animé avec brio par le journaliste de Nawaat Mahdi Jlassi, a vu la participation de Chadi Trifi, membre du bureau exécutif de la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme (LTDH), de Dalila Ben Mbarek Msaddek, membre du collectif de défense dans l’affaire dite de complot, et de Saeb Souab, membre du collectif de défense du professeur Ahmed Souab. Les échanges ont permis d’ausculter la situation dans les prisons tunisiennes, en mettant en garde contre le retour des pratiques de torture et les atteintes à la dignité humaine, le manque de personnel médical et de médicaments, et contre les traitements réservés par les administrations pénitentiaires aux détenus. Les participants au débat ont également abordé les quatre décès suspects survenus en juillet dernier. Le débat s’est déroulé dans le calme, devant un public nombreux, qui n’a pas hésité à poser ses questions et à partager ses propres expériences carcérales, pour ceux et celles qui ont fait un séjour en prison. Des portraits de détenus d’opinion ont été brandis lors de cette séance, comme un message fort : les forces vives de la société civile n’abandonneront jamais les détenus d’opinion et politiques.
« Unity » rencontre « Tanit » à la soirée Sound system
La soirée de clôture a été rehaussée par un grand spectacle public de type Sound system. Nous consacrerons tout un article à cette culture, pour en retracer le parcours, depuis sa naissance dans les Caraïbes dans les années 1960, jusqu’à son succès mondial dans les années 1990 et le début des années 2000. Le Sound system, ou « système sonore », est une installation artisanale de haut-parleurs de très haute fidélité. Le dispositif est monté de façon pyramidale, de sorte que la musique jouée depuis les platines, est diffusée à travers l’ensemble des haut-parleurs, comme si chaque instrument musical se frayait son propre chemin vers le mélomane. Il en résulte une expérience d’écoute unique et indescriptible, tant l’émotion qu’elle dégage est forte. La musique du Sound system ne s’écoute pas seulement avec les oreilles : elle fait vibrer le corps tout entier. Elle devient une véritable thérapie physique, qui revigore le corps et permet à l’esprit d’entrevoir des solutions aux problèmes qui paraissaient insolubles.

Le collectif tunisien « Unity » demeure une référence dans le monde artistique : il ne se contente pas d’organiser des événements culturels, mais développe une culture fondée sur le respect, l’amour et l’engagement pour les causes justes –en tête desquelles la cause palestinienne, présente tout au long de l’événement. Ce qui a donné à cette première soirée du genre une dimension particulière, c’est la présence surprise de Fabiana, fondatrice du collectif « Tanit Sound system ». Avec les rythmes profonds qu’elle a apportés et qui ont fait vibrer un public conquis, le spectacle de clôture s’est transformé en une nuit de rêve inoubliable.
En conclusion, la cinquième édition du Nawaat Festival a été une parfaite traduction du signe sous lequel elle était placé : « L’art est résistance, la liberté triomphe ». Cela s’illustre à travers les spectacles de l’incubateur de projets « Innawaation », sublimés par la scénographie du talentueux Abdelhamid Felfoul, et aussi par les projections de films documentaires, l’espace dédié à la création de graffitis, l’hommage rendu à la presse palestinienne, le suivi du parcours de de la Flottille Soumoud, sans oublier la forte présence de la musique dans ses différents genres et supports. Cette édition n’aurait pas vu le jour et n’aurait pas connu un tel succès retentissant sans le dévouement de toute l’équipe de Nawaat, héritière d’une grande tradition en la matière, ni sans la contribution remarquable des bénévoles. Cette synergie a impulsé une dynamique artistique et culturelle vibrante, porté par l’amour et l’esprit de résistance. Elle a démontré une chose à tous ceux qui ont vécu l’expérience de cette cinquième édition : que l’art est résistance et que la liberté triomphe !
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