D’année en année, il semblerait que la sénilité du plus vieux festival d’Afrique et des pays arabes s’aggrave. En 2024, la nomination honorifique à sa tête d’un personnage pour le moins controversé, n’avait pas ému tant que ça les « professionnels de la profession. » Comment s’était-il retrouvé à la tête d’un festival de cinéma et pour quelles raisons ?

Audacieuses et tenaces, des militantes féministes avaient protesté lors de la conférence de presse et des deux cérémonies. Les gens du cinéma, elles et eux, n’avaient pas bronché. Pourtant, le monsieur est célèbre pour des gestes et paroles déplacés envers plusieurs femmes (dont certaines occurrences circulent sur le Web).

L’année précédente, cette poignée d’activistes avaient redonné un tant soit peu d’honneur à toute l’assistance qui pataugeait allègrement dans la lâcheté et la compromission. Malheureusement, pour cette édition 2025, aucune activiste n’est venue sauver le peu qui pouvait l’être quand les jurys et les lauréats ont été réduits au silence et quand un prix a été créé de toute pièce parce que madame la ministre en a décidé ainsi.

Contrôler et asservir

Comme à son habitude, notre pouvoir politique nous considère non comme des citoyen-nes à part entière, mais comme des sujets à maîtriser, éduquer et assujettir. Beaucoup disent : le pouvoir s’en fout du cinéma, des arts, etc. Ce n’est pas vrai, il ne s’en fout absolument pas. Le pouvoir (celui en place et le précédent et celui d’avant et ainsi de suite jusqu’au début des temps, ou presque) veut que le cinéma et les arts soient exactement là où ils sont aujourd’hui : précarisés, divisés, perdus, noyautés par l’establishment. État de fait qui l’arrange fondamentalement, situation abyssale qui lui sied à merveille.

Les organes de l’État ne peuvent encore concevoir de serrer la main respectueusement à leurs artistes et créateurs. Ils n’envisagent que d’avoir la mainmise sur eux. Contrôler et asservir en pierres angulaires de la « politique culturelle » depuis Bourguiba, que Abdelwahab Abdallah a perfectionnée au tout début du régime du 7 novembre et qui perdure à ce-jour (avec la complicité du « milieu du cinéma », j’y reviens ensuite).

Pratiquement, ce contrôle et cet asservissement sont institutionnalisés grâce aux modalités de subventionnement. Empêcher tous les créateurs d’avoir une autre source de financement intérieure mis-à-part celle prodiguée parcimonieusement par les autorités en place. Car il est entendu, que non seulement il faut les asservir, mais de plus les affamer.

Cette méthode a été érigée en modèle unique après la vague de libéralisation des années 80, dès le début du règne novembriste. Aujourd’hui, le dispositif s’est un tout petit peu infléchi mais il reste prédominant (quelques maigres soutiens associatifs ou privés ont émergé mais ils restent en bien deçà des besoins).

Chaises musicales de l’entre-soi

Une fois par an, tous les cinéastes s’étripent. Parfois plus de cent projets de films sont déposés, pour un maigre budget de soutien à la production (généralement accordé à des privilégié-es qui « se partagent le gâteau » comme l’a si bien décrit un illustre producteur juste avant la révolution). Là où le bât blesse, la commission qui décide, est elle-même nommée. Devinez par qui ? Par le Ministère lui-même (généralement les mêmes personnes y siègent : une réalisatrice apparatchik se vantait même à la radio il y a à peine deux ans qu’elle a « été nommée 10 fois » pour siéger dans cette commission). Le serpent bureaucratique qui se mord la queue de l’entre-soi.

Pour les JCC c’est pratiquement la même chose. Le festival est mis sous tutelle par l’administration et le directeur est nommé par le ou la ministre. De plus, quand on y regarde de plus près, les mêmes personnes reviennent souvent à des postes différents : un ancien directeur est membre de jury, un ancien directeur artistique est promu directeur, et ainsi de suite dans ces chaises-musicales éternelles. En un mot comme en cent, le directeur du festival est le laquais de l’administration. Ce qui s’est passé à la cérémonie de clôture samedi 20 décembre matérialise parfaitement ce rapport de force : le pouvoir politique et administratif dicte sa loi comme au far west. 

Après tout, c’est eux qui nomment, non ? Contractuellement, le directeur du festival est l’employé du ministère. Donc si une lubie de dernière minute prend madame la ministre tout le monde doit s’écraser. C’est eux qui paient en plus, non ? Ah mais on me dit dans l’oreillette que c’est l’argent du contribuable. Et bien l’administration ne l’entend pas de cette oreille.

Si elle se respectait elle-même et respectait ses citoyen-nes pourvoyeur-euses des richesses du pays, elle doit gérer un budget qui est, à la base, constitué des taxes que les citoyen-ne paient. En l’espèce, cette gestion doit obéir à un haut degré d’équité, de transparence et de responsabilité. Celles et ceux qui gèrent doivent rendre des comptes au peuple seul, dont c’est là l’argent. Or, apparemment, l’administration considère que c’est le sien et qu’elle peut en faire ce bon lui semble.

À la cérémonie de clôture des JCC 2025, le public a été stupéfait de constater l’absence du jury, alors qu’Amina Srarfi, la ministre de la Culture, était bien présente – JCC

Par exemple, l’utiliser pour asservir ses cinéastes. Tout d’abord en les humiliant chaque année par la mécanique insidieuse de la subvention qui ressemble plus à un enfant qui jette des kakis à des singes en cage au zoo du Belvédère qu’à un mécanisme de soutien à la création. De plus, en les forçant au silence à la cérémonie de la seule fête qu’ils possèdent, à savoir ce festival au bord de l’infarctus.

Le déshonneur des cinéastes

Ainsi, l’État, par les mécanismes de subvention et de nomination, extorque la soumission. Ceci étant, laissez-moi ici être clair comme de l’eau de roche : l’écrasante majorité des cinéastes et des producteurs sont complices de cet état de fait. J’exclue de cette analyse la génération émergente qui n’a pas encore un pied bien ancré dans le « milieu » et qui n’a donc aucune responsabilité à porter. Pour le reste, pratiquement toutes et tous les travailleur-euses et plus particulièrement celles et ceux qui sont en haut de la pyramide (le cinéma est un travail hyper-hiérarchisé), à savoir les réalisateur-trices, les producteur-trices et les diffuseur-euses sont à blâmer.

Les récentes sorties dans les médias et sur les réseaux sociaux d’un bon nombre de cinéastes sont tout au plus des larmes de crocodiles, si elles ne sont pas tout simplement des tentatives de laver leurs mains de la compromission dont ils et elles sont coupables. Être prompts à condamner les dérives circonstancielles. Pourtant, être en même temps la cheville ouvrière des dysfonctionnements systémiques. Et comme si ce n’était pas assez honteux comme ça, être incapables d’imaginer tout autre salut que dans l’intervention du guide suprême, du père de la patrie ou d’une quelconque figure d’autorité.

Cas d’école : un réalisateur et producteur qui avait tremblé d’émotions quand Ben Ali l’a décoré et qui s’est empressé de dire sur les colonnes de La Presse que c’était le plus beau moment de sa vie, puis qui lorsqu’il était directeur des JCC avait créé de toute pièce un Tanit d’Honneur pour Beji Caied Sebsi (alors à la tête de l’État), a dès le lendemain de la dernière cérémonie de clôture adressé une lettre au kaiser dans laquelle il pleure ses JCC comme d’autres pleuraient leur Tunisie dans les bras de leur tendre père Ben Ali. Difficile d’imaginer plus profonde et plus constante servilité.

Un cinéma de rente

En termes économiques, à l’image de toutes les autres « industries » (terme entre guillemets car il n’y a pas vraiment d’industrie du cinéma en Tunisie, je l’utilise uniquement par commodité de langage), le système des subventions est organisé de telle façon à engendrer ce qu’il engendre par ailleurs dans toutes les autres industries : la rente. Ainsi, dans le cinéma en Tunisie, spécialement en haut de l’échelle des privilèges, oligarques et nepo-baby sont légions.

Je l’ai toujours dit et écrit et je le répète ici pour la énième fois : nous n’avons pas un problème fondamental du montant des financements. Je vous vois toutes et tous crier derrière vos écrans. Entendez-moi bien : cela ne veut pas dire que dans l’absolu plus de financements serons superflus ou ferons nécessairement du mal. Non, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit.

Ce que je dis : beaucoup d’argent dans des mains incompétentes et un cadre administratif et légal rétrograde et corrompu ne sert pas plus que peu d’argent dans des mains expertes et un cadre juste, innovant et tourné vers les plus jeunes et les artistes émergent-es. Tout sytème qui n’encourage pas en priorité et en majorité le renouvellement des talents et la régénérescence des milieux est voué à l’échec, la décomposition et la perpétuation des inégalités, de l’embourgeoisent d’une petite minorité et des paresses.

Augmenter les ressources sans rien modifier, transformer ni faire évoluer en dehors de cette manne financière cela revient à jeter l’argent à moitié par la fenêtre et à moitié dans des poches qui sont déjà remplies. C’est juste engraisser plus les rentiers qui s’engraissent déjà assez. Je persiste et signe : le problème fondamental n’est pas le manque d’argent. C’est la distribution inéquitable, hermétique, arbitraire et idiote de cet argent.

De même, des gouvernants qui bâillonnent jurys et lauréats, inventant de facto la cérémonie omerta, de surcroit donnent un prix tiré de leur chapeau comme un lapin de celui du magicien, à un film pour leur bon plaisir personnel n’est en rien une nouveauté en soi. Combien de fois des ministres ou autres sont intervenus et ont prodigué des passe-droits de ce type aux rentier-ères ? Un nombre incalculable.

Le tapis rouge de la cérémonie de clôture des Journées Cinématographiques de Carthage 2025 – JCC

Même s’il est vrai que cette pratique s’est érodée depuis la révolution, il n’en reste pas moins qu’elle persiste et qu’elle est constamment une potentialité de gouvernance. Nous serons toujours à la merci du bon vouloir du fonctionnaire, qui de son côté gère l’argent du contribuable ainsi que la fonction publique comme si c’était sa fortune personnelle et sa chasse-gardée.

Sortir de la crise d’identité

Revenons à nos moutons. Le premier pas à faire afin d’endiguer cette fameuse crise des JCC dont on parle depuis une dizaine d’années au moins mais dont on ne sort pas comme dans un tunnel sans bout serait de commencer par considérer cette crise comme une maladie. Et comme tout soin efficace, on commence par bien diagnostiquer les maux.

  • Les JCC ne pourront jamais avoir les mêmes budgets, ressources et savoir-faire que les festivals historiques ou les festivals-États

Regardons les choses en face et admettons-le: dans l’état actuel des choses et pour l’heure (qui sait dans 10, 20 ou 30 ans), les JCC et le cinéma en Tunisie ne peuvent pas rivaliser financièrement avec Cannes ou Red Sea, Sundance ou Doha, et j’en passe. A court terme, il est urgent de se focaliser sur l’essentiel. La course au tapis rouge, aux influenceur-euses et au grand spectacle étant perdue d’avance, pourquoi ne pas jeter toutes ces superficialités aliénantes aux orties ?

Le Film est la seule chose qui soit centrale. Les JCC peuvent (et éventuellement doivent) se concentrer sur sa mise en lumière. S’il faut fêter (puisque le mot est la racine de « festival »), s’il faut célébrer (puisque notre époque en est friande), fêtons et célébrons la force évocatrice, libératrice et transformatrice du cinéma.

Quant à ce qu’on appelle « marché », c’est à dire l’aspect commercial, financier et corporatiste, il peut se discuter et sa forme peut être réinventée pour mieux s’accorder à nos spécificités locales au lieu de, là aussi, courir comme des écervelés derrière les modèles des marchés attenants aux festivals de catégorie A ou bien de catégorie pétrodollars qui deviennent de plus en plus des centres commerciaux ou des malls plutôt que des marchés à proprement parler. Nous pouvons opposer aux hyper-marchés capitalistiques des marchés de solidarité, de commun et d’une nouvelle manière de produire et fabriquer et diffuser des films.

  • Les JCC sont pensées, régies, organisées, exécutées et vécues comme un festival des années 70

Il est très drôle de constater constamment que les rentiers, apparatchiks et oligarques du cinéma n’ont qu’un seul mot à la bouche : l’identité du festival, revenir aux fondamentaux et préserver la culture nationale. En clair, tout ce qu’ils ont à proposer c’est de faire comme nos ancêtres ont fait il y a plus d’un demi-siècle de cela. Ce discours passéiste et réactionnaire suggère un manque d’imagination et de capacité de création de la part de personnes dont le métier supposé est de justement créer. Mais le plus grave est ailleurs.

Cette attitude cache mal ses intérêts inavoués car inavouables. Le fond de cette pensée, c’est de préserver le statu quo des privilèges, c’est de continuer à jouer aux chaises-musicales dans un entre-soi qui vire à la consanguinité, c’est d’empêcher que d’autres idées du cinéma, du festival et de « l’industrie » ne puissent s’exprimer par de nouveaux venus en phase avec leurs temps et porteurs d’idées différentes.

La plupart de celles et ceux qui rabâchent cette proposition convenue de revenir en arrière et de faire comme avant, parce que bien-sûr « c’était mieux avant », surtout sous Ben Ali, sont les mêmes qui vivent au crochet de l’État et qui souhaitent que rien ne change si ce n’est l’approfondissement de leurs rentes. Non, les JCC ne doivent pas « revenir aux fondamentaux » d’hier, les JCC doivent en inventer de nouveaux pour demain.

  • Les JCC ne savent pas sur quel pied danser et de fait s’éparpillent et veulent tout faire, être présentes partout pour au final perdre totalement de leur substance

Il y a décentraliser. Et il y a éparpiller. Les JCC aujourd’hui ne sont pas décentralisées mais éparpillées. Aucun festival n’a vocation à couvrir un territoire national, spécialement quand il manque de ressources. C’est un faux-semblant, pour ne pas dire une hypocrisie, que l’idée de faire un JCC des régions et un JCC des universités et un JCC des prisons et un JCC pour tout et pour rien. D’ailleurs, les organisateurs des JCC ne cessent de dire qu’ils n’ont pas assez de moyens et d’effectifs . Alors qu’aucun d’entre eux ne remet réellement en cause cet éparpillement.

Il vaut mieux soutenir des organismes locaux afin qu’ils organisent leurs propres festivals. Il vaut mieux augmenter les ressources des associations et ONG spécialisées afin qu’elles organisent des projections en cadre pénitentiaire. Il vaut mieux soutenir les étudiant-es et les laisser seuls juges de ce qu’ils et elles veulent bien programmer dans leurs universités. Sortir de la crise c’est avant tout sortir de cette pensée paternaliste et horizontale qui voudrait que l’État doive être à la tête de tout et que les bourgeois de la capitale (et des grandes villes côtière) ont une mission divine à proposer au peuple.

Peuple qui jamais au grand jamais ne peut proposer de lui-même et doit juste consommer ce que le pouvoir central décide pour lui. En résumer, cette démarche donne l’impression d’être décentralisante. Mais elle est en réalité l’affirmation encore plus grande de la centralité des institutions de la capitale ainsi que du pouvoir tentaculaire du Ministère de la Culture.

De même, la Cité de la Culture participe foncièrement à cet éparpillement. Elle a en partie tué l’atmosphère féérique si particulière que le festival jetait sur notre capitale, qui l’enchantait et qui était si chère à nos cœurs de cinéphiles, que tous les invité-es de quelques endroits qu’ils-elles venaient nous enviaient. Une atmosphère qu’on n’arrive plus à retrouver depuis que les salles de cette horreur stalinienne ont pris le gros de la programmation de « prestige » (les premières, les compétitions, les « grands » films, les séances spéciales, etc.), ne laissant que des miettes aux autres salles qui sont, elles, implantées dans la ville et qui, qu’on les aime ou pas, n’ont rien d’un des derniers ego-trips d’un dictateur déchu. Il n’y a tout au plus que les deux cérémonies à organiser au Cimetière de la Culture, tout le reste doit être rendu aux vraies salles de cinéma (qu’elles soient au centre-ville ou bien en banlieues).

Comme à l’accoutumée, les cinéphiles patientent pour assister aux projections de films tunisiens – JCC

Permanence de l’autocratie

Bien évidemment, ces maux structurels ne seront jamais au grand jamais guéris si les problèmes systémiques évoqués en début d’article ne sont pas dépassés en amont : l’État doit totalement et définitivement cesser de considérer les artistes comme des dangers à asservir, l’administration doit lever sa mainmise sur le festival, le directeur ne doit plus être nommé mais doit être élu sur la base d’une vision nette, d’un programme clair et d’objectifs précis.

Lui et son équipe doivent travailler 12 mois sur 12 et doivent sacrifier toute autre fonction ou travail étatique ou privé durant la totalité de leur mission à la tête des JCC. Les films tunisiens ne doivent plus être sélectionnés par une commission extérieure à l’équipe artistique du festival qui doit, elle et elle seule, être responsable de ses choix de sélection et de programmation, qui doit les motiver et en assumer l’entière responsabilité. Etc. Etc. Etc.

Pour finir, si la question est : « de quoi les JCC sont-elles le nom ? », la réponse serait qu’en tant qu’évènement public, elles révèlent le caché des couloirs de l’administration, la corruptibilité d’un certain nombre de cinéastes et l’autocratisme du régime en place qui suinte depuis la tête et commence à imprégner la base, comme un buvard qui absorbe un liquide et dont la tonalité change sous nos yeux. Ce à quoi nous avons assisté c’est une dictature qui ne se cache plus et qui apparait dans sa splendide incompétence et impudeur.