A l’occasion des JCC, Nawaat a échangé avec Ahmed Shawky, critique de cinéma égyptien, programmateur et président de la Fédération Internationale de la Presse Cinématographique (FIPRESCI).
Entre souvenirs des grandes heures du festival et analyse des défis actuels, il revient sur la transformation de Carthage, son rôle dans le cinéma arabe et africain, et les pistes pour que le festival retrouve son éclat et son influence critique.
Transformation du festival
- Nawaat : Comment voyez-vous la transformation qu’ont connues les JCC ces dernières années ?
Un aspect clé concerne la nature même du festival, fondé comme un espace mêlant art et lutte arabo-africaine, une narration parfaitement adaptée au mouvement mondial des années 1960 et 1970. Aujourd’hui, cette approche semble décalée par rapport à la manière dont l’industrie cinématographique mondiale, y compris arabe et africaine, fonctionne.
La preuve la plus éloquente : certaines années, les éditions de Carthage et le Festival Panafricain du Cinéma et de la Télévision de Ouagadougou (Fespaco) se sont tenues simultanément, alors que l’objectif fondateur des deux festivals était de se succéder pour soutenir le cinéma africain
Le festival cherche à préserver ses racines à une époque où d’autres festivals régionaux émergent. Ceux-ci attirent des films au-delà des récits de lutte et s’appuient sur des logiques commerciales pour la production, la distribution et la promotion, même dans les pays aux infrastructures plus modestes.
Ainsi, le festival lutte pour des cinéastes qui ne croient plus en ses idéaux, rendant le message de Carthage plus quichottesque qu’il ne le devrait : un chevalier noble combattant des moulins à vent sans qu’on le lui demande. La crise s’aggrave lorsque des directions brandissent d’anciens slogans pour justifier leur incapacité à concurrencer, transformant la noblesse en façade.

Vision de la programmation
- Nawaat : Dans quelle mesure les choix de programmation actuels reflètent-ils une vision cinématographiques claire ?
Le festival a profité de sa relocalisation en fin de saison et de l’abandon de la condition de première régionale, ce qui lui permet de choisir ses films sans concurrence directe.
Cela a permis d’élever le niveau des films arabes et africains, même si je reste réservé quant au choix des films tunisiens confié à un comité indépendant, ce que je considère comme une manière d’éluder la responsabilité de la direction artistique.
L’essence du travail de la direction artistique est de programmer les films locaux selon sa vision, puis d’en assumer pleinement les conséquences, qu’il s’agisse de louanges ou de critiques.
Comparaison avec d’autres festivals
- Nawaat : Lorsque vous comparez les JCC à d’autres festivals arabes, où se situe le problème?
Le financement reste un défi dans un contexte de budget limité par rapport à presque tous les grands festivals de la région. Cependant, une stratégie claire pourrait pallier ce déficit et permettre à la direction de reconnaître la situation actuelle sans s’appuyer sur le glorieux passé du festival le plus ancien d’Afrique et du monde arabe
Malgré le respect pour l’histoire de Carthage, tous les cinéastes arabes, et même tunisiens, préfèrent souvent présenter leur film en première dans d’autres festivals majeurs du Moyen-Orient avant de le porter à Carthage.
Ainsi, Carthage est devenu « l’un des plus importants festivals de seconde projection », ce qui peut être transformé en une nouvelle identité comme l’ont fait Rotterdam, Berlin et Locarno, qui ont reconnu leur incapacité à rivaliser avec Cannes et Venise et ont choisi une voie originale qui leur a redonné leur éclat.
Un autre problème est la relation du festival avec le centre-ville historique, qui n’est plus adapté pour accueillir le public et les activités principales. Les invités sont logés dans des hôtels dont le niveau de service a décliné, tandis que les projections se déroulent dans des salles de cinéma au confort et à l’acoustique médiocres. Si certaines décisions dépassent la direction et relèvent de choix politiques, il est crucial d’évaluer si la nostalgie du passé justifie ces difficultés logistiques et techniques.
- Nawaat : L’argent explique-t-il à lui seul le transfert de poids vers d’autres festivals?
L’argent est évidemment un facteur clé, mais ce n’est pas le seul. La Tunisie dispose de jeunes talents qualifiés pour un travail organisationnel de niveau mondial à faible coût, et certains échecs n’ont rien à voir avec le budget
Lorsque le festival ne parvient pas à mobiliser le jury de la Fédération Internationale de la Presse Cinématographique (FIPRESCI) pour la première fois depuis des décennies, en raison du manque de réactivité de la direction face aux courriels envoyés dans les délais ou de manière appropriée, c’est un problème qui peut être résolu sans argent.
Les Journées Cinématographiques de Carthage ont bien sûr besoin d’un budget plus important et davantage de sponsors, mais avant tout, elles nécessitent une vision capable de rendre possible l’attraction de ces soutiens.

Espace de débat critique
- Nawaat : Le festival constitue-t-il encore un espace réel de débat critique arabe ?
Le festival possède sans doute le meilleur public de tous les festivals arabes : fidèle, enthousiaste, il discute avec persévérance et profondeur avec les réalisateurs. Mais cela ne se traduit pas forcément par un débat critique entre professionnels.
Le cinéma critique en Tunisie, de manière générale, évolue très lentement, sans suivre le rythme de l’énorme essor de la production, de sa qualité et de son succès international. Il se peut que les films tunisiens soient les seuls au monde à être beaucoup plus largement commentés à l’étranger que par la critique locale.
Le festival invite un certain nombre de critiques, dont la plupart sont aujourd’hui devenus des noms importants, mais qui s’engagent rarement sur les enjeux cinématographiques actuels ou ne traitent pas le présent avec sérieux, et il ne fournit pas en même temps d’espace de débat critique, si ce n’est lors des discussions publiques après les projections.
On ne peut pas tenir le festival pour responsable du développement de la critique en Tunisie et dans le monde arabe. Mais il est certainement capable de jouer un rôle plus important que celui qu’il assume actuellement.
La nouvelle date en décembre a peut-être simplifié la programmation, mais elle place le festival à la fin d’une saison déjà saturée par des festivals plus grands et plus attractifs. Critiques et journalistes arrivent alors épuisés après des événements à El Gouna, Riyad, Le Caire, Doha, Marrakech ou la Mer Rouge. Ils n’ont plus l’énergie nécessaire pour couvrir Carthage comme ils le feraient ailleurs : leur présence relève plus du respect pour le festival que d’un réel engagement médiatique.
Ces autres festivals offrent en outre des contenus plus séduisants pour la presse, avec des stars internationales et arabes qui attirent naturellement l’attention. Comparer les invités de ces festivals à ceux de Carthage explique en grande partie le recul de la couverture médiatique. Comme dans l’industrie du cinéma, les médias reconnaissent l’engagement et la valeur, mais ils ne les placent pas parmi leurs priorités.
Changements nécessaires
- Nawaat : Qu’est-ce qui doit changer pour que le festival retrouve sa place arabe ?
Pour retrouver son éclat, le festival devrait changer de date et se tenir en début d’année. Cela permettrait de sortir de la fin de saison surchargée et d’attirer davantage de médias et d’invités. Il serait également nécessaire de repenser son identité : conserver le focus arabo-africain tout en ouvrant la programmation aux meilleurs films mondiaux, pour offrir au public tunisien un panorama plus large.
Accueillir une direction artistique internationale pourrait renforcer le réseau mondial du festival et permettre d’identifier plus efficacement les crises locales. Enfin, repenser l’espace en quittant le centre-ville historique au profit de lieux plus accessibles et adaptés aux projections et aux rencontres créerait de nouvelles dynamiques et toucherait un public élargi.






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