Je ne vous parlerai pas de générosité, de justice ou d’humanisme, mais de vos acquis sociaux, vos impôts et vos sûretés individuelles ! C’est aux occidentaux que je m’adresse. A ceux dont les gouvernants expliquent que la paix dans le monde est tributaire du développement de la démocratie partout sur la planète. Les mêmes gouvernants qui affirmaient, après le choc du WTC, que désormais, leur plan de lutte contre le terrorisme, ne peut ignorer les causes de la persistance de la misère, de l’injustice et de toutes les oppressions. Des causes principalement dues aux régimes dictatoriaux.

Je m’adresse aux occidentaux détenteurs de cartes d’électeur, que l’on imbibe à longueur de discours par les nobles intentions de leurs dirigeants. Ces mêmes citoyens occidentaux, lesquels, après leur avoir expliqué qu’il fallait être plus fermes à l’égard des dictateurs, on leur apprend, dès que l’on passe de l’abstraction des beaux discours aux rapports concrets des relations économiques, qu’il est de l’intérêt de la nation de ne pas froisser tel ou tel tyran afin de ne pas compromettre de juteux contrats.

Systématiquement, dès que l’on passe aux réalités des multinationales sur le terrain, ou des avions remplis d’hommes d’affaires occidentaux lors des visites officielles, tout s’effondre.

Les dirigeants de ces multinationales – dont le discours est relayé par les mêmes gouvernants- avancent que les intérêts économiques de leurs nations sont également tributaires de leurs propres succès économiques. Ces entreprises qui exportent et qui réalisent de formidables chiffres d’affaires dans le Tiers-Monde ne ratent aucune occasion pour brandir les milliards de bénéfice qu’elles font. Elles essayent ainsi de convaincre leurs opinions publiques qu’il est de leur intérêt économique de fermer les yeux sur les violations des droits de l’Homme.

La pertinence d’un tel argument est redoutable. Si redoutable du reste que la majorité des opinions publiques occidentales est plus ou moins convaincue par cette argumentation. Peut-on nier que des fortunes occidentales colossales se sont bâties grâce à des activités industrielles, minières et commerciales dans des pays où les violations les plus abjectes des droits de l’Homme sont le lot quotidien des populations qui supportent de plus en plus mal les injustices qui les frappent ?

Pourtant, affirmer que l’activité de ces multinationales occidentales sur le sol des dictatures enrichie le citoyen occidental ordinaire est un mythe qui a la peau dure. En fait, cette activité ne fait qu’enrichir ceux qui détiennent au sein de ces multinationales des intérêts directs – les actionnaires et dirigeants – et appauvrit -aussi paradoxal que cela puisse paraître – les citoyens occidentaux tant au niveau de leurs acquis sociaux, des prélèvements fiscaux que de leurs sûretés individuelles.

I – Les dictatures, source de l’érosion des acquis sociaux du citoyen occidental

En réalité, ces multinationales nourrissent et se nourrissent insidieusement des injustices que l’on observe dans les tyrannies du Tiers-Monde. L’implantation de ces entreprises et l’exercice de leurs activités sont étroitement liés aux moeurs locales en termes de corruption, de violation des libertés fondamentales, des libertés syndicales et des droits sociaux. Sans en être nécessairement les instigatrices, elles sont objectivement de solides alliées et complices.

S’agissant de la corruption, il n’est aujourd’hui un secret pour personne que le passage par la corruption est une démarche incontournable pour s’implanter. Quant aux libertés syndicales et droits sociaux, il n’est point utile de disserter longuement pour démontrer que les raisons qui poussent les entreprises occidentales à se délocaliser dans le Tiers-monde, c’est justement l’absence de tels droits et libertés. En outre, en l’absence notamment de la liberté d’expression et d’association , “les marchands de sueur” n’ont plus d’obstacles pour prospérer sur l’échine “des damnés du labeur”.

-  Mais en quoi cela touche-t-il le citoyen ordinaire occidental ?

Il faut réaliser que, quelle que soit la violation des droits humains et aussi loin géographiquement soit-elle, le citoyen occidental, en fermant les yeux, érode par la même occasion ses propres droits sociaux et sa prospérité. Car en se taisant, il ne fait que renforcer le lit de l’injustice sur lequel s’érigent les délocalisations qui vont le priver de son travail. Et dans le meilleur des cas, il renforce la menace de ladite délocalisation s’il élevait trop la voix en refusant de revenir sur des acquis sociaux afin de prévenir une éventuelle délocalisation.

Récemment, lors de la visite du chef d’État Chinois en France, certaines voix se sont fait entendre pour expliquer à l’opinion publique -qui serait tentée de tendre l’oreille à des associations de défense des droits humains – que les intérêts économiques de la nation exigent de ne pas froisser les dirigeants Chinois à propos de la question des droits de l’homme. Une nécessité due aux contrats commerciaux en cours de négociation et notamment un contrat portant sur 21 Airbus pour un montant de plus d’un milliard de dollars [1].

ô oui, ce contrat d’Airbus est, certes, médiatiquement spectaculaire, aussi spectaculaire que le sont la taille des avions, leur nombre et le montant de la transaction. Pourtant, l’ironie de l’histoire, c’est que, au moment même où se déroulait cette visite, une usine de textile dans le Nord de la France venait d’être fermée suite à une délocalisation. Une délocalisation vers une région où les droits sociaux sont inexistants. A l’évidence, ces unités industrielles qui disparaissent petit à petit font moins de bruit que les discours sur des contrats – beaucoup plus rares – portant sur des sommes astronomiques. Et c’est ainsi que, par petit coup, des pans entiers des industries occidentales disparaissent – semant le chômage – sous l’effet des délocalisations. L’industrie du textile, pour ne citer que celle-là, a quasiment disparu des pays occidentaux. Pour le cas de la France “[depuis la décennie 1970] un processus continu de régression s’est enclenché […]. En termes d’emplois, la facture est lourde : en trente ans, la filière aura perdu plus des deux tiers de ses effectifs, soit une hémorragie d’environ 20 000 emplois chaque année” [2].

Désormais, ce sont principalement des enfants et des femmes, ces “damnés du labeur”, Marocains, Egyptiens, Tunisiens ou asiatiques qui habillent les occidentaux. Une concurrence déloyale tant pour les uns que pour les autres. Les premiers perdant leurs emplois au profit des seconds. Ces “tiers-mondistes”, lesquels par besoin de survie, acceptent le travail dans des conditions abominables. Et avec l’absence de liberté et de démocratie, ils n’ont aucun moyen de lutter pour améliorer leur quotidien fait d’injustice et de quasi esclavagisme.

Aujourd’hui, quiconque observe dans un supermarché occidental les produits “Made in China“, “Made in Tunisia“, “Made in Thailand“… en somme “Made in dictatorship“, devrait s’interroger à quel coût social sont manufacturés ces produits. Et je précise, coût non pas tant pour ceux qui produisent et exportent, mais le coût social en terme de perte d’emplois pour les démocraties occidentales.

Le mouvement irrésistible de la mondialisation ne peut être sein, s’il est effectué dans des conditions inégalitaires socialement. Et en l’absence de démocratie dans les pays du Tiers-monde, les citoyens occidentaux, qu’ils le veuillent ou non, ont plus à perdre qu’à gagner en ignorant les violations des droits de l’Homme partout dans le monde. Les seuls qui peuvent prospérer sont ceux qui tirent profit d’une telle situation, c’est-à-dire les tyrans corrompus, lesdits “marchants de sueurs” occidentaux et les pétroliers.

II.- La charge fiscale des dictatures

Pour le citoyen occidental, il n’y a pas que le coût social. Les dictatures du tiers-Monde lui coûtent de plus en plus d’argent. A priori, on pourrait croire que les entreprises occidentales qui prospèrent dans les régimes dictatoriaux, par les impôts qu’elles payent dans leur pays, l’enrichissent. Cette affirmation est diaboliquement déformatrice de la réalité.

Il est indéniable que beaucoup d’entreprises occidentales opérant au Moyen-Orient payent des impôts dans leurs pays. Nul doute non plus que beaucoup d’entreprises occidentales qui entretiennent des rapports étroits avec des dictatures gagnent un argent considérable. Seulement voilà, affirmer que ce fait profite à tous les concitoyens occidentaux est totalement faux. C’est même l’inverse. Car, ce dont il faut se rendre compte, c’est que les conditions dans lesquelles prospèrent ces relations économiques – corruption et soutien des tyrannies en place- contribuent grandement à amplifier la misère, l’oppression et l’injustice.

Or, l’amplification de ces trois éléments nourrit la menace terroriste, y compris sur le sol occidental. Et depuis le 11 septembre 2001, jamais le degré d’alerte à l’égard de ces menaces n’a été aussi élevé. Et, pour répondre à cette menace – à juste titre-, les moyens mis en oeuvre (notamment depuis le 11 septembre) ont été d’un coût littéralement faramineux. Le financement de ces moyens est fait sur les budgets publics auxquels contribuent tous les citoyens, y compris les plus démunis par les impôts indirects. Ainsi, ceux qui profitent -les dirigeants et actionnaires des multinationales- de leurs activités économiques auprès des dictateurs, en somme ceux qui alimentent la menace terroriste, ne sont pas ceux qui payent. La charge fiscale supplémentaire due aux nécessités de la défense nationale est supportée par tous les membres de la Nation. Le principe du “pollueur payeur” en relations internationales n’existe pas. Et comble de l’ironie, ces mêmes multinationales parviennent, par la bouche des hommes politiques, à faire croire à leurs concitoyens qu’ils ont intérêt à fermer les yeux, car ils ont tout à gagner.

Et à ma connaissance, il n’y a pas de bilan décrivant ce que rapportent ces multinationales en terme de richesse pour les citoyens occidentaux et de ce qu’elles engendrent en termes de surcoût de défense nationale, en somme de dépenses improductives (improductives hormis pour les industriels de l’armement). Ce qui est certain en tout cas, c’est que pour les entreprises occidentales qui entretiennent des relations économiques avec les dictatures, les gains pour LEURS dirigeants et actionnaires sont considérables.

III.- Le coût en terme de garanties fondamentales

-  Enfin, un troisième coût, probablement le plus exorbitant pour le citoyen occidental est celui de sa sûreté individuelle. Le paroxysme de ce surcoût a été atteint à la suite du 11 septembre 2001. Indéniablement et avec le recul, on s’aperçoit aujourd’hui que l’impact des attentats du WTC a eu pour conséquence un important rétrécissement des libertés publiques et des garanties fondamentales et, ce, faut-il le rappeler, en Occident également. Tant au sein du “Patriot act” pour les USA, que de la LSQ en France en passant par l’amendement du “Regulation of Investigatory Powers Act” anglais, la sûreté individuelle n’a jamais été aussi malmenée. Nos modes de vie dépendant de plus en plus de divers réseaux électroniques (téléphones portables, E-mail, navigation Internet) les moindres faits et gestes sont “logués” (journalisés) au sein de fichiers dont la taille est de plus en plus impressionnante. Dans un communiqué, même le ministre de l’un des pays parmi les plus réputés en matière de sûreté individuelle avait “confirmé que les autorités [britanniques], qui ont désormais les pleins pouvoirs pour rassembler des données de communications électroniques utilisables dans le cas d’enquêtes antiterroristes, risquent de les exploiter à d’autres fins.” [3].

Ainsi, les citoyens occidentaux, en fermant les yeux sur le soutien de leurs gouvernements aux dictateurs de la planète -lequel soutien nourri le terrorisme-, érodent par ce biais leurs propres libertés fondamentales. Quasiment tous les codes de procédures pénales des pays occidentaux ont été révisés depuis le drame du WTC, rétrécissant ainsi les garanties juridiques dont bénéficiait jusqu’à lors le citoyen Occidental.

Il n’est point utile ici de disserter longuement pour démontrer, qu’à ce jour, la principale source du terrorisme mondial provient de ces dictatures. Et comble de l’ironie, au moment même où j’écris ces lignes, le dictateur Tunisien, en visite officielle aux USA, ose se présenter au peuple américain en proposant non sans ridicule, son aide aux USA en matière de lutte contre le terrorisme. “En toute modestie, -affirme-t-il en s’adressant aux américains- j’ai beaucoup d’expérience à ce sujet“. Un nouveau seuil, invraisemblable celui-ci, est franchi. Voilà qu’un dictateur propose ni plus ni moins à une Démocratie de s’inspirer de ses pratiques et de son régime, l’un des plus liberticides de la planète [4].

A tous mes amis occidentaux détenteurs de carte d’électeur, carte que moi citoyen d’une dictature je ne dispose pas, lorsqu’on déplie le tapis rouge pour un dictateur en visite dans votre pays, et lorsque l’on vous dit que c’est pour votre prospérité… réfléchissez-y sérieusement. Vous verriez que se sont vos impôts, vos acquis sociaux et vos libertés fondamentales qui sont mis en péril… lorsque ce ne sont pas vos enfants qui sont envoyés se faire déchiqueter pour protéger des puits de pétrole ou le trône d’un tyran. Et cela pour qui ? Pour le seul profit de ceux qui ne mettront jamais en péril ni leurs fortunes, ni leurs enfants, ni leur bien-être.

Astrubal, le 18 février 2004.


[1] – Cf. http://www.lemonde.fr/web/imprimer_article/0,1-0@2-3224,36-350788,0.html

[2] – Cf. l’exposé des motifs de la proposition de loi du “Groupe Communiste Républicain et Citoyen au Sénat” relative à la “préservation et développement de l’industrie du textile” en date du 5 juillet 2001.
http://www.groupe-crc.org/article.php3 ?id_article=496

[3] – Cf.”Londres prend l’alibi antiterroriste pour jouer à Big Brother”
http://www.zdnet.fr/actualites/internet/0,39020774,2098885,00.htm

[4] – Cf. “Terrorisme : le président tunisien compte faire bénéficier George Bush de son experience”
http://fr.news.yahoo.com/040214/5/3n732.html