Cartel bancaire. Ce concept revient de plus en plus souvent en Tunisie dans le discours des économistes, experts financiers et même dans celui de certains banquiers, décrivant ainsi les pratiques des banques tunisiennes envers leurs clients.
D’après le Larousse, le cartel est une « entente réalisée entre des entreprises juridiquement indépendantes d’un même secteur d’activité, afin de limiter la concurrence en s’accordant sur les prix et le partage du marché ».
Les cartels on les connaît. On les a déjà vu à l’œuvre et, heureusement, se faire épingler et sanctionner. Mais dans d’autres secteurs d’activité, dont celui de l’huile d’olive.
Patrice Bergamini, ancien ambassadeur de l’Union européenne en Tunisie, avait révélé en juillet 2019, dans un entretien au quotidien « Le Monde », que la Commission européenne avait décidé en 2018 d’octroyer à la Tunisie un quota additionnel de 30 000 tonnes d’huile d’olive conditionnée qu’elle pouvait écouler sur le marché européen.
Non seulement la Tunisie n’a pas saisi cette opportunité, mais elle n’a même pas répondu à l’offre européenne. Et Patrice Bergamini croit que :
« La vraie raison tient sans doute à ce que des grossistes, dont certains sont des spéculateurs, ne voient pas d’un bon œil ce soutien européen, susceptible de favoriser l’émergence de nouveaux opérateurs tunisiens se lançant dans l’huile d’olive conditionnée made in Tunisia ».
Mais est-ce qu’il existe un cartel bancaire dans notre pays ? Les avis exprimés à ce jour à ce sujet sont partagés. De rares voix nient ce fait et prennent cette thèse –presque- pour de la science-fiction. D’autres affirment qu’il y a effectivement des ententes entre les banques tunisiennes.
Voix négationnistes
Mahjoubi Lotfi Belhédi est l’un des « négationnistes ». Cet universitaire, qui se présente comme chercheur en réflexion stratégique, a exposé sa vision en juin 2023. L’universitaire constate que ce sujet est l’objet de « vives surenchères médiatiques » et que « ces jours-ci, nous dormons et nous réveillons sous les fracas des tambours de guerre, parfaitement orchestrés médiatiquement par une file de pompes funèbres qui se croit avoir capturé au grand jour le grand démon rentier, en l’occurrence le fameux cartel des banques !? ».
Il relève trois erreurs dans la manière dont ce sujet est abordé. La première consiste dans le fait que « les termes cartel et lobbys sont souvent sources de crainte voir de répulsion, alors que dans son acception générale, le cartel désigne une entente – pas forcément conspiratrice – entre différentes entités (professionnelle, syndicale, politique…) pour la prise d’une ou plusieurs mesure(s) commune(s) ».
La deuxième est que « les lignes de démarcation entre un marché oligopole dominé par un nombre réduit d’opérateurs face à une multitude d’acheteurs et un système rentier sont nettes mais sont ignorées », laisse entendre Mahjoubi Lotfi Belhédi.
Or l’universitaire considère les deux situations comme étant normales, puisque selon lui, un marché oligopole « constitue l’archétype même des marchés financiers contemporains », alors qu’un système rentier « traduit une forme raffinée de copinage systémique entre une poignée d’agents économiques et les pouvoirs politiques en place ».
La troisième erreur commise par ce que ce chercheur appelle les « nouveaux convertis » de la doctrine de la rente réside dans le fait de ne pas comprendre que « les différentes strates constitutives d’une économie (Micro / Méso / Macro) entretiennent des relations de corrélation dynamique et non de causalité linéaire avec les institutions financières donnant lieu à des situations paradoxales tout à fait ordinaire ».
Au bout du compte, s’il reconnaît que « notre système bancaire souffre de multiples carences, particulièrement au niveau des tarifs des services bancaires jugés exorbitants, du financement des Startups/PME et de la digitalisation du process bancaire qui demeure en deçà des attentes et surtout du potentiel numérique du pays », Mahjoubi Lotfi Belhédi s’inscrit en faux contre la thèse du cartel bancaire.
L’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) est du même avis. Noomen Gharbi, secrétaire général de la Fédération Générale des Banques et des Institutions financières, affiliée au syndicat ouvrier historique, trouve que parler de cartel bancaire « cause du tort d’abord à l’Etat –comment peut-on imaginer que l’Etat traite avec des bandes- et aux banques (…) qui ont prêté 9 milliards de dinars à l’Etat. L’Etat emprunte-t-il à des bandes organisées ou cartel » ?
Le cartel des familles
Mais qu’en pensent les deux organismes qui, en plus du Conseil de la concurrence, sont supposés –tenus, même- empêcher les pratiques illicites et à les sanctionner le cas échéant, à savoir le Conseil Bancaire et Financier (CBF, l’ex-Association Professionnelle Tunisienne des Banques et des Etablissements Financiers –APTBF) et, surtout, la Banque Centrale de Tunisie (BCT). Nous leur avons demandé ce qu’elles pensent de l’affirmation très largement colportée de l’existence d’un cartel bancaire et s’il y a entre les banques de la place des ententes explicites et implicites illicites ? Ni le CBF, ni la BCT n’ont daigné répondre. Mais deux décisions prises récemment prouvent que les deux organismes sont conscients du fait qu’il y a quelque chose de pourri au royaume des banques.
La première est la mise à disposition des clients des banques et des établissements financiers par le CBF début novembre 2023 d’un numéro vert (80 100 280) pour la réception des réclamations, concernant des problèmes qui n’ont pas été résolus via les canaux classiques réglementaires.
La seconde est celle prise par la BCT –et dévoilée quelques jours plus tard par le gouverneur Marouane Abassi- de préparer une circulaire destinée à réglementer les tarifs des frais des services bancaires pour en éviter la hausse excessive.
Malheureusement pour les « négationnistes », comme Mahjoubi Lotfi Belhédi, ex-rapporteur général et directeur du département de la cybersécurité du « Centre Tunisien des Etudes de Sécurité Globale », et Noomen Gharbi, leur point de vue est loin de faire l’unanimité.
Louai Chebbi, président de l’Association de Lutte contre l’Economie de Rente en Tunisie (ALERT), explique « qu’aux yeux de la loi, il y a cartel lorsqu’il y a une entente horizontale dans le but de fixer les prix (ou les coûts), fixer les quantités ou se répartir les marchés ». Même au sein de la communauté des banquiers on admet l’existence de telles ententes.
Ezzeddine Saïdane, ancien directeur général adjoint de la Banque Internationale Arabe de Tunisie (BIAT), avant de diriger la branche tunisienne de l’Arab Banking Corporation (ABC), pose le problème sous un autre angle. Il trouve « anormal que dans une petite économie comme celle de la Tunisie six ou sept banques soient contrôlées par des familles ». Ce contrôle « a des conséquences car ces familles ne contrôlent pas seulement le capital mais aussi les dépôts collectés par les banques. Lorsqu’on parle de familles, cela implique des rencontres informelles pour se mettre d’accord sur certaines mesures ».
Concernant l’utilisation des dépôts, Ezzeddine Saidane affirme que les banques « accordent la priorité au financement de leurs propres entreprises. Et là il y a concurrence déloyale ».
Le banquier reconverti dans le conseil financier, dénonce aussi des ententes au sujet des taux d’intérêt des crédits. Selon lui, les banques fixent un taux plancher en-dessous duquel elles s’accordent pour ne pas descendre.
L’entente s’étend aussi aux commissions. Elles en prélèvent par exemple sur les virements alors cette opération est gratuite dans d’autres pays, comme le Maroc et que, conformément à une circulaire de la Banque centrale, « elles n’ont pas le droit de le faire », rappelle notre interlocuteur. Qui reproche à la « mère » des banques de ne rien faire pour imposer le respect de ses décisions.
Cette hégémonie des banques et leurs « comportements anticoncurrentiels » ne sont pas sanctionnés pour deux raisons, estime Louai Chebbi. La première tient d’après lui au fait que « la loi de la concurrence empêche le conseil de la concurrence, qui est lui aussi démuni de moyens techniques et financiers, de surveiller le secteur bancaire, laissant le monopole à la Banque centrale ». Cette affirmation n’est pas fondée.
Certes, la loi portant création du Conseil de la concurrence en 1991 ne mentionne pas explicitement le secteur bancaire comme relevant de sa compétence. Mais elle ne l’exclut pas pour autant. La preuve en est que le Conseil de la concurrence s’est saisi de ce dossier en janvier 2021 –de sa propre initiative (conformément au pouvoir d’auto-saisine que lui accorde la loi) et à la demande de l’Observatoire Raqabah. Mais, nous révèle l’ancien premier vice-président Mohamed Ayadi, après l’avoir instruit et mené les investigations d’usage, cette instance n’a pas encore fixé de date pour les plaidoiries et le rendu du verdict, faute de quorum, puisque de nombreux postes (président, 1er vice-président, etc.) sont vacants.
La deuxième cause de l’absence de sanctions des banques est une sorte de consanguinité entre les banques et la BCT qui se traduit par la nomination de cadres de cette dernière à la tête d’établissements bancaires.
Louai Chebbi dénonce même « une sorte d’accord tacite entre le gouvernement, les banques et la Banques centrale. Comme on l’a vu ces dernières semaines, l’Etat dépend des emprunts contractés auprès des banques locales. C’est pour cela que le gouvernement assouplit les sanctions et le contrôle sur le secteur bancaire ».
Pour mettre fin à une telle situation, le président d’ALERT propose la création d’une autorité indépendante qui « devra être en mesure de sanctionner les comportements anticoncurrentiels des banques ».
A vrai dire, le cartel bancaire existe bel et bien en Tunisie et quelqu’un l’a rencontré. Il s’agit du représentant d’un groupe étranger ayant investi dans le secteur bancaire dans les années 80, et qui l’a découvert à ses dépens. Ce fut lors dès sa première participation à une réunion de l’Association Professionnelle des Banques. Ce banquier a raconté à Nawaat que Habib Bourguiba Jr, qui présidait alors cet organisme, lui a reproché de ne pas avoir demandé l’avis des banques installées avant d’investir dans le secteur et lui a clairement fait comprendre qu’en conséquence lui et le groupe qu’il représente ne sont pas les bienvenus. Et qu’on allait leur mener la vie dure.
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