Les docteurs tunisiens représentent le deuxième plus important contingent de médecins exerçant en France avec un diplôme étranger obtenu hors UE, selon les statistiques du Conseil national français des médecins (CNOM).

Ils représentent 10.4% des diplômés en dehors de l’UE en 2023. Ils sont derrière les Algériens, en première position (37.4%) et devant les Syriens en troisième position (9.5%), d’après la même source.

Depuis des années, le nombre des praticiens tunisiens partis travailler en France ne cesse de croître. Ils étaient 266 en 2010 et atteignent 1591 en 2023, indique la source précitée. Le chiffre a ainsi plus que quintuplé en à peine dix ans.

Une situation incertaine

Pour pouvoir exercer librement en France, les médecins tunisiens doivent se soumettre à de longues et lourdes procédures administratives. 

La plus pénible est celle des épreuves de vérification des connaissances (EVC). Mais ça ne s’arrête pas là. Après le passage de ce concours, les lauréats des EVC doivent passer par un processus de consolidation des compétences. En l’occurrence, effectuer deux années de fonctions hospitalières à temps plein rémunérées en tant que praticien associé.

Par la suite, ils doivent formuler une demande d’autorisation d’exercice de la profession en France. Cette demande est étudiée par la commission d’autorisation ministérielle. C’est seulement à l’issue de ce long parcours qu’ils peuvent pratiquer librement la médecine en France.

En attendant de passer par ce processus, beaucoup de médecins tunisiens travaillent dans les établissements hospitaliers français avec des contrats précaires, à court terme. Il s’agit des statuts de « stagiaire associé » ou de « faisant fonction d’interne ».

C’est le cas de Ahmed (pseudonyme), médecin généraliste dans un hôpital psychiatrique. Âgé de 31 ans, il réside en France depuis 2023.

« En gros, tu effectues en réalité le travail d’un senior mais tu es payé la moitié du salaire d’un Français qui est encore interne », regrette Ahmed, interviewé par Nawaat. Il y voit une forme d’« exploitation ».

Le même mot est employé par Sarra Alouini, médecin généraliste au Grand Hôpital de l’Est Francilien (Île-de-France). « J’occupe un rôle de senior, j’endosse la responsabilité inhérente à cette fonction. Je forme des internes français mais je suis rémunérée moins qu’eux », se désole-t-elle, lors d’un entretien avec Nawaat. Outre l’ambiguïté relative à leur statut des médecins tunisiens au sein des établissements hospitaliers, ils doivent aussi composer avec les difficultés liées au renouvellement de leur carte de séjour.

Manifestation organisée par le Syndicat national français des praticiens à diplôme hors UE (SNDHUE) pour la régularisation de leur situation – page FB du SNPDHUE 2021

Franco-tunisien, Ahmed n’a pas à subir les problèmes administratifs liés à cette procédure. Ce n’est pas le cas de Sarra et de nombreux médecins tunisiens. « Ce flou entourant notre condition de travail en France nous impose de passer par des procédures plus ou moins compliquées pour le renouvellement de la carte de séjour. Cela se traduit par des allers-retours auprès des administrations compétentes », déplore docteure Alouini.

Cette situation révolte le président de l’Association des médecins tunisiens en France (Amtf), docteur Mokhtar Zaghdoud, interviewé par Nawaat. « La compétence des médecins tunisiens est reconnue par les médecins français. Pourtant, on continue à nous infliger la nécessité de l’examen d’équivalence. Cela engendre des situations précaires avant le passage du concours et après si on le rate », dénonce-t-il.

Son association plaide pour la suspension de l’EVC pour les médecins en dehors de l’UE. « La compétence n’est pas une affaire de géographie. Un médecin roumain n’est pas plus compétent qu’un médecin tunisien parce que son pays est entré dans l’UE », clame-t-il.

Les médecins tunisiens appréhendent en effet le concours de l’EVC. C’est que le nombre de places est très limité. Sur environ 20 000 « praticiens à diplôme hors Union européenne », appelés les « Padhue », ayant passé les EVC en 2023, seuls 2 mille 649 ont réussi, soit 13,5 %.

Ceux qui n’ont pas été admis à ce concours se trouvent ainsi sur le carreau. Ces derniers ont exprimé leur colère au début de l’année à travers des manifestations. Ce sursaut a provoqué une réaction de l’Exécutif en France.

Le ministère du travail, de la santé et des solidarités a établi un régime dérogatoire et temporaire pour ceux qui ont échoué aux EVC. Ces derniers ont le droit de continuer à exercer en bénéficiant d’une attestation provisoire dans l’attente d’un nouveau passage aux EVC en 2024. Mais la question qui se pose : jusqu’à quand ces mesures d’exception perdureront ? La réponse apportée par le sommet de l’Etat français laisse présager une issue satisfaisante pour nos médecins.

Pendant son discours devant l’Assemblée générale, le 30 janvier, le chef du gouvernement français Gabriel Attal a fait part de son intention de régulariser les médecins étrangers actifs en France. Il réitère ainsi la promesse faite par Emmanuel Macron quelques jours plus tôt. Lors d’une conférence de presse, le président français a déclaré que ces médecins « tiennent parfois à bout de bras nos services de soins et nous les laissons dans une précarité administrative ».

Des promesses qui ne rassurent pourtant pas Ahmed. « Sans un texte de loi clair, je ne peux pas dire qu’ils ont vraiment réglé notre situation », lance-t-il.

Avec la percée du parti d’extrême droite prônant une politique anti-migration, beaucoup de ces Padhue ont exprimé des inquiétudes quant au renouvellement de leur contrat, et par ricochet, de leur carte de séjour en France.

La dissolution de l’Assemblée nationale française et les élections législatives qui ont suivi mettent à l’arrêt les réformes annoncées par le gouvernement français, s’inquiète le représentant de l’Association des médecins tunisiens en France.

Précaires mais indispensables

Les médecins tunisiens font partie du grand bataillon volant au secours d’un système de santé français rongé par le vieillissement des professionnels de santé ou encore par le manque de médecins notamment dans les zones rurales.

En effet, de nombreux Padhue exercent dans les départements ayant les plus faibles densités médicales. L’accès aux soins pour les Français se trouvant dans ces endroits est tributaire ainsi de leur présence, reconnaît l’Instance représentative des médecins français.

Manifestation des blouses blanches pour la régularisation de leur situation – page FB du SNPDUE

Ce sont ces médecins étrangers, dont les Tunisiens, qui font tourner les hôpitaux français. « Dans mon service, je me suis retrouvé avec un groupe d’amis de la faculté. Nous parlons tunisien. C’est comme si nous étions en Tunisie. Il ne manque que le café et la pâtisserie tunisienne », ironise Ahmed.

La situation est quasiment la même dans l’hôpital où exerce Sarra. « Au point que certains membres du personnel paramédical français voient d’un mauvais œil qu’on soit leurs supérieurs ». Ce n’est pas le cas pour Ahmed. « Après une courte période marquée par une certaine méfiance de la part du personnel, je me suis intégré facilement », raconte-t-il.

Ce n’est pas le cas de tous. « Certains médecins tunisiens en France ont du mal à s’intégrer. Et le but de notre association est, entre autres, de les aider en la matière », souligne Mokhtar Zaghdoud.

La situation paraît plus favorable pour les médecins tunisiens travaillant dans les zones rurales ou ce qu’ils appellent les territoires victimes de déserts médicaux. Là où aucun Français ne veut s’établir.

Là bas, on leur facilite davantage les conditions de séjour et de travail. « Là-bas, comme par magie, le casse-tête administratif se dissipe. On t’octroie aisément ta carte de séjour. On t’offre des conditions plus alléchantes », explique Sarra Alouini.

Ahmed en a fait l’expérience. En travaillant dans une zone rurale, il a eu droit à un appartement, une voiture de fonction et autres avantages inexistants ailleurs.

Pour que tous les médecins maghrébins puissent jouir des mêmes conditions satisfaisantes et égales aux autochtones, le président de l’Amtf estime qu’il faut faire du lobbying auprès des autorités françaises.

La Tunisie derrière eux

Malgré la fragilité de leur situation, ces médecins n’envisagent pas de rentrer en Tunisie. Ahmed comme Sarra disent fuir des conditions de travail épouvantables en Tunisie, entre manque de moyens dans les hôpitaux, faibles rémunérations, la violence. Sarra ne projette surtout pas d’élever ses enfants en Tunisie.

Et cette envie de rester dans leur pays d’accueil se manifeste par les demandes de radiation de l’Ordre des médecins tunisiens.

Pour s’inscrire au tableau de l’Ordre des Médecins en France, il est obligatoire d’avoir une seule autorisation d’exercice. Ceci implique une demande de radiation du tableau tunisien. Entre 2011-2021, les demandes de radiation ont grimpé de 33% par an.

Au premier semestre 2023, 187 demandes de radiations ont été accordées. Ce nombre dépasse le total des demandes enregistrées en 2022, d’après le rapport « La migration des professionnels de santé : Défis pour le système de santé tunisien ?», publié en mars 2024, par l’Institut tunisien des études stratégiques (Ites).

Hormis la France, certains médecins tunisiens optent désormais pour d’autres pays, à l’instar de l’Allemagne. Sur la période 2017-2022, le nombre des médecins tunisiens émigrés en Allemagne a augmenté d’environ 20% par an. Pourtant ils perdent une année pour apprendre la langue.

Dans ce pays, le processus est facilité. Il n’y a pas d’EVC mais un simple examen de connaissances. Et ils sont mieux rémunérés qu’en France.

Dans tous les cas, ces pays d’accueil bénéficient de médecins hautement qualifiés sans qu’ils dépensent un centime pour leur formation. Ces professionnels sont prêts à travailler, souvent dans des conditions inacceptables pour les locaux, et sont moins rémunérés que ces derniers.

Manifestation organisée par l’Organisation tunisienne des jeunes médecins pour la réforme du système de santé public – page FB de l’OTJM

Quant à la Tunisie, elle subit sans rechigner cette grande hémorragie de la migration de ces médecins. Alors que d’autres pays touchés par ce phénomène, à l’instar du Maroc, tentent d’y remédier en mettant en place des mesures afin d’inciter leurs médecins à rester dans le pays. Et les résultats se font sentir, à en croire le président de l’Amtf. D’après lui, beaucoup de médecins marocains sont rentrés dans leur pays. Cependant, leurs homologues tunisiens ne paraissent pas près de prendre des décisions similaires.

Les quelques-uns qui retournent en Tunisie s’installent dans le privé. Ce qui signifie que nos hôpitaux continueront à souffrir du manque des médecins. Et ce sont les régions intérieures qui en pâtiront davantage.

En Tunisie, dans dix ans, on risque de ne plus avoir de spécialistes, alerte le docteur Nizar Ladhari, secrétaire général de l’Ordre des médecins.