La version arabe de ce papier a été diffusée sur tunisnews.net le 04.01.05 et alasr.ws.

Traduit de l’arabe par Ahmad Manaï- ITRI.

A peine le rideau est-il tombé sur les élections du 24 octobre 2004, qu’un climat de scepticisme voire de pessimisme saisit l’opposition et notamment ses composantes qui ont appelé au boycott. Tout le monde se convainquit que le pouvoir allait continuer dans sa politique répressive traditionnelle et que le dossier des libertés et notamment celui de la libération des prisonniers politiques était classé, pour au moins cinq ans, jusqu’à l’échéance électorale prochaine.

La surprise :

C’est alors que le pouvoir surprît tout le monde en libérant quelques dizaines de prisonniers, dont certains dirigeants du mouvement Nahdha. L’acte ravit nombre de gens mais incita tout le monde à se poser des questions sur les raisons d’une telle libération.

Entre-temps, T. Labidi a entrepris de réunir (sur le site alasr.ws, repris plus tard par tunisnews) les déclarations de certains hommes politiques à ce sujet. Certains ont déclaré avoir vu dans ces libérations le résultat normal des luttes de la société civile, de son soutien et de sa solidarité avec les prisonniers et, d’une façon générale, de son combat en faveur des libertés.

D’autres y ont vu la seule issue pour le pouvoir, après la comédie électorale du 24 octobre. D’autres enfin ont cru voir dans cet événement, la main tendue du pouvoir et un acte de bonne volonté pour clore définitivement un dossier qui pèse lourdement sur la société, l’opposition, le pouvoir mais surtout les prisonniers et leurs familles. Mais quelque soient les opinions et les analyses des uns et des autres, tous s’accordèrent à réclamer l’amnistie générale, sans prendre la peine d’expliquer les moyens d’y parvenir.

L’amnistie générale :

L’amnistie générale est une vieille revendication, oh combien légitime, des opposants tunisiens depuis des décennies. Elle a été toujours ignorée par le pouvoir et ses alliés et occultée par les médias tunisiens qui, jamais, n’y ont fait la moindre allusion.

Il faut avouer que c’est une revendication difficile à réaliser en l’absence d’une opposition suffisamment puissante dans la société et fortement représentée au parlement et en l’absence aussi d’une volonté politique du pouvoir pour une réconciliation nationale. C’est une revendication qui risque fort de demeurer, pour longtemps, un sujet de surenchère pour une opposition qui n’a pas d’alternative à offrir à ce niveau. D’ailleurs, certains n’ont pas manqué de considérer les dernières libérations comme vides de sens parce qu’elles ne s’inscrivent pas dans une amnistie générale !

Bien sûr c’est l’avis de ceux qui vivent confortablement, dans la sécurité et la liberté, même relative. Par contre celui des gens qui croupissent au fond des geôles depuis une quinzaine d’années, écrasés par leurs propres souffrances et par les malheurs de leurs familles, est tout autre. Et c’est l’un d’entre eux, le frère Mounir Hakiri, récemment libéré, qui traduit ce sentiment à travers ce témoignage poignant : « Je vais te parler très sincèrement, du fond du cœur, encore meurtri par la souffrance, toujours présente au plan physique, mental et affectif. J’estime que la libération d’un prisonnier, survenant même un jour avant la fin de la peine, est un acquis. Quoique je fasse pour te décrire la réalité de la prison, je n’y parviendrais pas. Les souffrances y sont terribles et indescriptibles. La prison, en un mot, c’est l’enfer et, les souffrances des familles et des proches des prisonniers sont des blessures qui aggravent le drame du prisonnier. Tout cela devient à la longue insupportable. Le prisonnier, après tout, n’est qu’un être humain et ses capacités de résistance ont des limites. Aussi, j’estime que tout effort conduisant à la libération d’un seul prisonnier, est positif et le bienvenu parce qu’il peut mettre fin à la décomposition d’une famille »( site alasr.ws : 07/ 12/ 04) *

Il est tout à fait normal que chacun de nous continue à réclamer haut et fort l’amnistie générale, mais en l’absence des conditions qui la rendent réalisable, il nous faut saluer toute amnistie ou mesure de grâce, qui rende la liberté, même conditionnelle, à un prisonnier, mette fin au drame d’une famille et atténue les rancunes.

Rappelons tout de même que la Tunisie n’a jamais connu de véritable amnistie générale. L’amnistie de 1989, survenue peu après les élections générales, l’a été sur proposition du chef de l’Etat et non pas du parlement. Malgré cela, des forces rétrogrades, alliées à certains éradicateurs l’avaient réduite à une grâce présidentielle, accordée sur examen des dossiers. Ainsi, la plupart des condamnés du mouvement islamique, en 1981 et 1987, à l’intérieur du pays et à l’étranger, n’ont pu en profiter pour être réhabilités dans leurs droits civiques. Bien plus, les interrogatoires et les procès de 1990 et 1991, se sont passés tous sur fond des accusations de 1981 et 1987.

L’opposition : malaise et interrogations

Les interrogations les plus insistantes sur les raisons de ces libérations, relayées par les listes de diffusion, avaient porté sur le rôle éventuel du mouvement Nahdha et le prix qu’il aurait payé pour obtenir la libération de ces quelques dizaines de prisonniers. Avis contradictoires, surenchères et sarcasmes déplacés, fusèrent de toute part, notamment pour commenter l’enthousiasme suscité par ces libérations et les appels à négocier avec le pouvoir : « Un geste somme toute limité, mais qui n’empêcha pas les applaudisseurs d’applaudir, les optimistes d’espérer et même de croire aux illusions », écrit M. Merzouki. :( tunisnews : 07/ 12/ 04)

De son côté, Sayed Ferjani, (Nahdhaoui) traita tous les optimistes de cette génération, qui a milité politiquement durant un quart de siècle, de « marchands d’illusions, d’ignorants et d’immatures ». Ainsi, il écrit « ceux qui propagent ces voeux pieux et ces illusions, sans rapport avec la réalité et qui, à l’instar du dirigeant du Nahdha, Lazhar Mokdad, dans son article sur tunisnews, font preuve d’une entière immaturité politique et d’une grave méconnaissance des principes et des conditions de toute négociation ». ( tunisnews : 29/ 12/ 04)

De son côté, Oum Ziad, est allée encore plus loin, en émettant des doutes sur la transparence des relations du mouvement Nahdha avec le pouvoir, après tout ce qui s’est passé durant ces dernières années et invite ce mouvement à « mettre fin à l’ambiguïté de son discours ». Pour elle l’heure du choix est arrivée, le champ politique n’admettant plus de contradiction entre le discours et l’action . Elle ajoute « le nouveau discours des islamistes nous apprend qu’ils sont devenus un mouvement démocratique, ce qui suppose qu’ils ne peuvent plus collaborer avec un régime dictatorial et contre la démocratie. Mais leur attitude, face à la libération de quelques uns de leurs prisonniers, nous incite à nous poser de sérieuses questions sur leur position définitive vis-à-vis du pouvoir en place…Nous avons besoin que chacun se détermine d’une manière claire et sans la moindre ambiguïté et choisisse définitivement son camp, en rompant avec le cas adverse ». (nahdha.net : 14/ 11/ 04)

Maître Abbou, quant à lui, après mûre réflexion et des preuves tangibles à l’appui , est parvenu à la conclusion que la libération du dixième des prisonniers islamistes ne peut être que le résultat d’un marché avec le pouvoir. Il ajoute que « parmi les nombreuses explications à ce geste, une seule nous paraît plausible, c’est qu’il y a eu un marché entre le mouvement Nahdha et le pouvoir ». (tunisnews 01. 12.04)

Selon lui, de nombreux éléments militent en faveur de cette thèse et notamment que « longtemps avant ces libérations, nous avons constaté un choix délibéré des islamistes à éviter l’escalade et la confrontation avec le pouvoir. Quelque temps après, nous avons eu droit à un déluge de communiqués de félicitations du chef de l’Etat et d’articles favorables et des appels à la réconciliation nationale et à tourner la page du passé ».(tunisnews : 01/ 12/ 04)

A ce niveau, il nous semble légitime de nous poser ces quelques questions :

Quelle serait vraiment l’attitude de tous ces gens et d’autres encore, s’ils comptaient parmi leurs amis seulement un dixième des détenus du Nahdha, croupissant dans les prisons depuis plus de quatorze ans ?

Quelle serait leur attitude s’ils avaient subi, autant que les militants du Nahdha, l’exclusion sociale, la terreur, la prison et ce depuis un quart de siècle ?

Croyez-vous que par respect pour le Nahdha ou même pour toute l’opposition, ils refuseraient ou même hésiteraient à engager des pourparlers avec le pouvoir pour résoudre leur problème ? Sûr que non, et ils l’auraient fait sans en référer à quiconque !

Est-il besoin de rappeler cette petite vérité, à savoir qu’au début des années quatre vingt dix, les amis du Nahdha n’ont pas hésité à prendre le parti du pouvoir et à participer, qui par leur silence complice, qui clairement et officiellement, à l’éradication des islamistes, croyant, eux aussi, pouvoir construire la démocratie sans ces derniers.

De grâce, arrêtons la surenchère et la suspicion ! Rien de ce qui s’est dit ou passé à ce propos, ne les autorise. Rappelons simplement que des voix timides se sont élevées pour appeler à trouver une solution à un drame humain sans pareil dans l’histoire récente du pays.

Serait-ce trop pour les prisonniers islamistes, dont certains ont fait plus de quatorze ans d’isolement, de quitter leurs cellules par une mesure de grâce présidentielle ou plus simplement par une libération conditionnelle, comme ce fut le cas pour de nombreux autres prisonniers politiques, toutes tendances confondues ? A-t-on oublié que Mohamed Mouâda, Khemaïs Chammari, Khemaïs Ksila, Hamma Hammami, Adel Selmi, Nizar Châari et bien d’autres encore, ont été libérés dans ces conditions ? Il est vrai qu’ils n’ont pas été astreints à subir un contrôle administratif de tous les instants, comme c’est le cas des islamistes, et que chacun d’eux a pu obtenir son passeport et voyager à l’étranger.

La position de la direction du Nahdha :

L’analyse de la stratégie du Nahdha, à propos de ses prisonniers, démontre que ce mouvement a compté essentiellement sur la société civile et l’opposition, malgré leur faiblesse et bien que certaines de leurs composantes lui sont toujours hostiles et ne sont guère convaincues de la nécessité d’une telle libération. Aucune autre démarche, particulièrement celle consistant à frapper à la porte de celui qui a les clés de la prison et de la solution du problème, n’a été tentée.

Pourtant, la recherche d’une solution avec celui qui la possède, c’est-à-dire le pouvoir, nous semble la position objective par excellence. Notre frère Ziad Doulatli, qui vient de nous rappeler qu’il avait engagé, du fond de sa prison, des pourparlers avec le pouvoir, confirme, s’il en est besoin, le sérieux de cette position. Il déclare « la vérité est que M. Zakaria Ben Mustafa, président du Comité supérieur des droits de l’homme et des libertés publiques, m’a rendu visite en compagnie de Maître Abdelwahab Bahi, au mois de mars 2003. J’avais longuement discuté avec eux de la situation des prisonniers, des mauvaises conditions de leur détention et de leurs souffrances. Dans les moindres détails. A l’issue de cette rencontre, j’avais confié à mes hôtes une lettre destinée au chef de l’Etat, dans laquelle je l’ai appelé à libérer les prisonniers pour des raisons humanitaires. J’ai appris par la suite que cette lettre a eu un écho favorable auprès du président de la République et il y a eu une sorte de promesse de régler le dossier des détenus. Cette lettre concernait tous les prisonniers politiques et je n’ai pas été surpris par ma propre libération ». (site alasr.ws : 17/ 12/ 04)*

Ce témoignage est en contrediction avec les propos de Walid Bennani, l’actuel président du conseil de la Choura.

Les propos de Doulatli, ancien président du Conseil de la Choura, apportent peut-être des assurances à ceux qui craignent que ces libérations ne se soient faites à leurs dépens. Son message s’adresse en fait à tous les protagonistes, pouvoir, opposition, Nahdha et tout particulièrement au chef de l’Etat, pour les inviter à trouver une solution définitive et globale au problème des prisonniers et à celui, non moins important, du calvaire des familles des détenus. Il confirme aussi que le problème est avant tout un problème Tunisien et non pas international, comme certains veulent nous le faire croire.

C’est aussi un problème qui demeure, pour l’essentiel, celui des islamistes et non pas des autres composantes de la classe politique et, plus précisément, celui des intéressés et tout particulièrement des dirigeants libérés.

Il est temps que l’on cesse de faire miroiter de faux espoirs et de perdre des occasions favorables et propices, comme le souligne Salah Eddine Jourchi, qui nous rappelle l’initiative de Hachmi Hamdi, patron de la chaîne satellitaire Al Mustakilla. Ce dernier « avait pris l’initiative, à la fin de 1998, d’intervenir auprès du chef de l’Etat, pour régler le problème des détenus islamistes. Ses efforts avaient permis à l’époque d’en libérer quelques centaines. Mais c’était sans l’accord préalable de la direction du Nahdha qui l’avait accusé d’entreprendre cette médiation dans son propre intérêt et fit tout pour la faire capoter, en engageant une escalade contre le pouvoir et son chef. Cette situation a été habilement exploitée par les éradicateurs et les partisans de la solution sécuritaire qui mirent de nombreux obstacles à la solution du problème des détenus et prolongèrent ainsi leur détention ». (tunisnews : 10/ 11/ 04)

Le mot de la fin :

Au bout de quinze longues années d’un calvaire indescriptible des prisonniers du Nahdha, nous nous trouvons face à un double choix :

Ou bien nous sacrifions les détenus dans la petite et la grande prison, et nous aurons ainsi participé à prolonger sciemment leur détention, puisque, comme l’écrit Sayed Ferjani et le disent d’autres du même avis, « les acquis du passé ne peuvent être cédés à vil prix ». La solution serait, dans ce cas, dans la poursuite des revendications politiques, vieilles de vingt cinq ans, qui ont tellement profité aux autres et n’ont apporté aux islamistes que malheur et misère, malgré leurs sacrifices inouïs. C’est aussi un objectif impossible à réaliser dans l’immédiat, à la lumière de l’interdiction constitutionnelle de toute existence politique d’un mouvement islamiste, laquelle se trouve partagée par nombre de composantes politiques, même si certaines d’entre elles soutiennent publiquement le contraire.

Le deuxième choix est de s’engager dans la voie de la réconciliation nationale, de la libération des prisonniers, de la levée du contrôle administratif sur les détenus libérés, du recouvrement de leurs droits et de la fin de leur calvaire qui a duré trop longtemps.

Ceci ne peut se faire qu’à la condition que le mouvement Nahdha change son discours, évite l’escalade et tout ce qui peut troubler une amélioration de l’atmosphère générale, s’arme de patience, encourage toute initiative appelant au débat serein, partout où cela est possible. Tout cela contribuera à détendre les rapports, à rapprocher les points de vue et à résoudre les problèmes par étapes.

Je suis convaincu que si Cheikh Rached Ghannouchi, référence morale et président en exercice du mouvement Nahdha, fait le geste courageux qu’on attend de lui, s’arme de patience et évite de céder aux surenchères, il ne manquera pas de susciter une réaction favorable auprès des autorités et de ses propres partisans et d’aider à trouver une solution…fût-elle partielle. N’avait-il pas fait, en juillet 1988, une initiative qui avait permis à l’époque d’installer un climat de confiance, de libérer les derniers détenus et de classer l’affaire dite sécuritaire.

Cheikh Abdel Fettah Mourou, avait entrepris quelque chose de comparable en 1984, ce qui avait permis de faire libérer l’ensemble des prisonniers politiques à l’époque.

Sans cela et, surtout avec le discours du frère Sayed Ferjani et d’autres comme lui, qui s’accrochent aux revendications politiques mais tolèrent néanmoins les militants à rechercher des solutions individuelles, on ne fera que s’enfoncer davantage dans la crise. »

Il écrit « Je lance un appel sincère à tout frère qui ne peut plus supporter de payer le lourd tribut du combat, après ces longues années de prison ou d’exil, de chercher pour lui-même, la solution adéquate. Tous comprendront son geste et apprécieront son courage parce qu’il n’aura pas incité ses camarades à céder sur les principes et les grands objectifs stratégiques de notre peuple et de notre mouvement ».(tunisnews :29/ 12/ 04)

Un tel discours ne permettra jamais d’envisager une quelconque réconciliation, ni de réaliser des objectifs politiques ou d’unifier les rangs des islamistes. Cela constitue au contraire, un cadeau inestimable aux partisans de l’éradication et de la solution sécuritaire, qui ne manqueront pas de s’acharner davantage sur nos frères et pousser encore plus à la rupture et à l’exclusion.

mohammedlamari@yahoo.fr

*http://www.alasr.ws/index.cfm ?fuseaction=content&contentid=5912&categoryID=22

*http://www.alasr.ws/index.cfm ?fuseaction=content&contentID=5935&categoryID=19