Incarcérée depuis plus d’un an, Sherifa Riahi croupit en prison dans le cadre de la campagne menée contre les associations œuvrant auprès des migrants.

Connue dans la société civile pour son engagement humanitaire, elle est diplômée en architecture d’intérieur de l’École supérieure des arts et métiers. Son parcours l’a progressivement menée à s’engager pour les droits des enfants, puis pour la défense des migrants vulnérables.

Elle a travaillé à l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) avant de devenir directrice exécutive de Terre d’Asile Tunisie, une ONG fondée en 2012 dans le contexte de la crise migratoire provoquée par la guerre en Libye. Section tunisienne de l’ONG française France Terre d’Asile, cette structure de droit tunisien œuvre à la protection juridique et sociale des personnes migrantes. Sherifa a quitté Terre d’Asile Tunisie en mars 2023.

Depuis mai 2024, Sherifa Riahi et ses collègues Iyadh Bousselmi et Mohamed Joô sont détenus sous de lourdes accusations : blanchiment d’argent, complot contre la sûreté de l’État, complicité dans l’usage du statut d’un fonctionnaire pour obtenir un avantage indu et porter atteinte à l’administration, ainsi qu’aide, transport et hébergement de personnes étrangères en situation irrégulière en Tunisie.

Trois autres employés de l’organisation sont sous contrôle judiciaire. Les bureaux de Terre d’Asile Tunisie ont été perquisitionnés, et même France Terre d’Asile a été mise en cause.

En janvier 2024, Sherifa a été interrogée pendant une matinée par la brigade financière de Gorjani, spécialisée dans la lutte contre la criminalité économique. Elle a été laissée en liberté, et on lui a déclaré : “Vos affaires sont propres, madame”, relate son frère Mustapha Riahi, interviewé par Nawaat.

Le 6 mai, le chef de l’État a convoqué une réunion du Conseil de sécurité nationale consacrée notamment à la question de la migration irrégulière et au financement étranger des associations.

Dans ce cadre, Saied a entamé sa diatribe contre la société civile, notamment celle qui vient en aide aux migrants. Il les accuse ainsi de manigancer pour fragiliser l’État. Son argumentaire se base sur la publication d’un appel d’offres d’une association d’accueil de migrants dans un quotidien. Et sur ce qu’il appelle “les fonds venant de l’étranger en millions de dinars”.

Les 7 mai, la police a arrêté et incarcéré Sherifa Riahi. Puis ses collègues Yadh Bousselmi et Mohamed Joô, les 8 et 13 mai.

Le procureur de la République a décidé de la maintenir en détention pendant dix jours, avant qu’un mandat de dépôt ne soit émis à son encontre.

Tunis, 8 mai 2025. La mère de Shérifa Riahi et son avocate Hayet Jazzar témoignent de sa situation lors d’un rassemblement de soutien aux militantes incarcérées – ATFD.

Initialement poursuivie en vertu de la loi de 2015 sur la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent, Sherifa a été soupçonnée de blanchiment d’argent en lien avec les financements de l’ONG mère.

Trois experts judiciaires ont été désignés par le juge d’instruction, mais leur rapport a mis 9 mois à être transmis. “Il a fallu faire pression pour qu’un rapport pourtant prêt soit enfin livré”, affirme son avocate Hayet Jazzar, dans un entretien avec Nawaat.

Le rapport a démontré que les accusations étaient dénuées de tout fondement. Finalement, les charges de blanchiment d’argent ont été abandonnées : aucun détournement ni enrichissement illicite n’a pu être prouvé.

L’unique accusation retenue par le juge d’instruction concerne désormais le “soutien à un étranger ou la facilitation de son entrée illégale sur le territoire tunisien”. Ceci constitue un délit ne justifiant pas l’arrestation des accusés durant l’enquête, rappelle son avocate.

Pourtant, en février 2025, à la suite d’un appel du parquet, la chambre d’accusation a rétabli certaines charges initiales contre Sherifa et ses collègues, tout en confirmant l’abandon des poursuites contre l’association Terre d’asile Tunisie et les accusations de blanchiment d’argent.

Deux anciens élus municipaux, Ikbel Khaled (ex-maire) et Imen Ouardani (ex-conseillère municipale), sont également détenus. Leur crime ? Avoir signé un partenariat entre la municipalité de Sousse et Terre d’Asile pour fournir un local a l’association à Sousse lors de la crise COVID afin de distribuer les aides aux migrants les plus vulnérables. Seuls les deux élus signataires ont été arrêtés, les autres membres du conseil comparaissent libres, précise Jazzar.

Tunis, le 25 avril 2024. Des Tunisiens manifestent contre la répression. Photo Nawaat: Ala Agrebi

Terre d’Asile Tunisie fournit des aides humanitaires : hébergement d’urgence, accompagnement social, écoute des victimes de traite. Tout cela est clairement exposé sur son site.

Des actions menées “dans un cadre légal national, en conformité avec les engagements internationaux de la Tunisie, notamment la Convention de Genève”, rappelle Najat Vallaud-Belkacem, présidente de France Terre d’Asile, dans une tribune publiée le 27 mai 2025 dans Libération. Elle y réclame la libération des trois détenus.

La justice tunisienne reproche à l’ONG d’avoir hébergé des migrants. Or, ces hébergements ont été réalisés dans “un cadre humanitaire, concerté avec les autorités tunisiennes et les organisations internationales”, insiste Vallaud-Belkacem.

Elle dénonce une situation “injuste et douloureuse, sans justification”, et appelle à la cohérence : “La justice a levé les accusations contre l’organisation, il est temps d’en faire de même pour ceux qui ont agi pour elle”.

Une mère arrachée de ses enfants

Dans l’attente de la fixation d’une audience devant la chambre d’accusation, Sherifa et ses collègues restent en détention. “Avec la vacance judiciaire, si elle a de la chance, son audience aura lieu en octobre. Et ce sont aussi leurs familles qui paient le prix fort”, déplore son avocate.

Yadh Bousselmi est père d’une fille de 6 ans. Mohamed Joô a trois enfants âgés de 7 à 13 ans. Sherifa, 42 ans, est mère de deux jeunes enfants : un garçon de 4 ans et une fillette d’1 an et 3 mois.

Arrêtée à peine deux mois après la naissance de sa fille, elle a été interpellée sans considération pour son état physique et psychologique, ni pour les besoins de son nourrisson, sevré de force. Elle a été privée d’allaitement et de visites dans des conditions dignes.

Son fils est profondément bouleversé. Il n’a pas pu voir sa mère pendant onze mois. Il s’est même posé des questions sur sa disparition, témoigne son frère Mustapha. “Il parle peu, refuse d’aller à la maternelle, s’isole fréquemment et fait des crises de larmes sans raison apparente”. Il est aujourd’hui suivi psychologiquement.

Sa sœur, âgée de deux mois lors de l’arrestation de Sherifa, a mis beaucoup de temps pour reconnaitre sa mère lors des visites.

En mars, les avocats ont obtenu que les enfants puissent la voir dans un parloir spécial deux fois par mois. Mais l’autorisation doit être renouvelée régulièrement. “Depuis, elle va mieux. Elle s’inquiétait beaucoup pour son fils”, confie son frère.

Ce n’est pas l’incarcération qui m’a brisée, mais d’être privée de mes enfants”, écrit Shérifa dans une lettre depuis sa cellule. “Les démarches pour obtenir une visite directe ont été si lentes et complexes qu’on pourrait parler de torture pour les détenues, surtout celles poursuivies au titre de la loi antiterroriste.

Paris, le 28 septembre 2024. Banderole de soutien à Saadia Mosbah et Sherifa Riahi lors d’une manifestation des Tunisiens à l’étranger dénonçant la répression en Tunisie. Photo Nawaat – Mahdi Jelassi

La mère de Sherifa, âgée de 75 ans, son mari, son frère, les oncles et les tantes s’organisent pour gérer les enfants et limiter l’impact de cette séparation, raconte Mustapha Riahi, peiné.

Une situation qui aurait pu être évitée si l’on avait appliqué l’article 36 de la Constitution tunisienne, lequel stipule que :

tout détenu a droit à un traitement humain qui préserve sa dignité. L’État prend en considération, lors de l’exécution des peines privatives de liberté, l’intérêt de la famille et veille à la réhabilitation du détenu et à sa réinsertion dans la société.

Soutenue par ses proches et les défenseurs des droits humains, Sherifa garde la tête haute. Selon son frère, elle dit que si c’était à refaire, elle le referait sans hésiter. Elle est persuadée que ses actions sont uniquement motivées par des raisons humanitaires. Et ce, malgré les conditions déplorables en prison.

Elle subit les mêmes conditions que toutes les détenues en Tunisie : une chaleur étouffante l’été, un froid glacial l’hiver. Elle partageait même son lit avec d’autres. Après notre requête, elle a été transférée dans une cellule moins bondée. Elle a vu tant de drames humains dans sa vie, cela l’aide à tenir.

Mais l’attente pèse. La famille a cru à une libération après celle du journaliste Mohamed Boughalleb. “On pensait que c’était son tour.” Un espoir brisé par l’arbitraire. “C’est un procès politique”, tranche Hayet Jazzar. Elle rappelle que Sherifa, comme ses collègues, aurait pu comparaître libre, assignée à résidence. “Elle ne représente aucun danger.


Prise de parole de Sherifa Riahi lors d’un débat organisé par Nawaat, sous le titre : “Migrants subsahariens en Tunisie, transit ou terminus ?”


Sherifa y a cru, parfois. “Je n’ai pas voulu médiatiser mon affaire. Je voulais faire confiance à la justice. J’ai cru à une justice impartiale”, écrit-elle.

Son cas s’inscrit dans une offensive plus large contre les associations travaillant avec les migrants. Le président de la République avait même parlé d’un “complot” visant à “changer la composition démographique” de la Tunisie. Comme elle, d’autres militants croupissent en prison, dans l’attente d’un procès sans fin.