Des milliers de Tunisiens se sont déplacés pour témoigner leur solidarité envers les militants qui tentent de briser le blocus imposé à la bande de Gaza. Mais ce passage par Tunis n’était pas sans risques : deux des bateaux de la flottille ont été ciblés par ce qui semble être des attaques de drones, survenues respectivement lundi soir et mardi soir.

Et que fait le pouvoir en place ? Il tergiverse, ridiculement. Il couvre d’opprobre une action internationale en multipliant les fanfaronnades mensongères. D’abord, il nie toute attaque de drone et évoque un incendie provoqué par un simple mégot de cigarette. Puis, en volte-face totale, il reconnaît une attaque clairement préméditée.

Alors, quand la politique déçoit à ce point, il ne nous reste que l’art comme refuge. Kaouther Ben Hania nous a tendu une échappatoire avec son film “La voix de Hind Rajab”, plébiscité à l’échelle mondiale

Raconter l’indescriptible, mettre des images sur l’horreur, que certains ne veulent pas voir. Mettre des mots sur l’indéfinissable, sur ce que l’on ne peut chiffrer, sur ce qu’aucun rapport ne peut expliquer.

Faire porter la voix de celles et ceux qui n’ont que le cœur, ce cœur battant, vivant au milieu des morts pour crier leur souffrance, leur damnation au monde entier, aux oreilles de ceux qui refusent d’entendre.

C’est le miracle que peut accomplir l’art : humaniser les victimes de l’effroi, qu’elles soient mortes ou vivantes. Elles ne sont plus alors de simples bilans de raids, des statistiques froides, presque abstraites, qu’on désigne cyniquement comme des victimes « collatérales » d’une guerre sans pitié. D’un génocide. Ces êtres oubliés deviennent, au grand étonnement des sceptiques, des humains qui ne réclament que le droit de ne pas crever de faim, de soif, de mourir d’une blessure qu’on ne peut soigner, d’une nuit de répit, d’une vie « normale ». Le droit de vivre tout simplement, vivre dans la dignité.

Elles sont, comme Hind Rajab, cette fillette devenue, grâce à une œuvre cinématographique, l’emblème d’une guerre sans fin, qui n’épargne personne, pas même les enfants. Ces enfants qu’on pleure… puis qu’on oublie. Ils sont si nombreux.

Hind Rajab. Une enfant de six ans, prisonnière dans une voiture sous les bombardements à Gaza. Elle supplie, au téléphone, qu’on vienne la sauver. Au bout du fil, les opérateurs du Croissant-Rouge, bouleversés, tentent de la rassurer, la voix tremblante, tout en cherchant désespérément à lui envoyer une ambulance… avant qu’il ne soit trop tard.

Aujourd’hui, on connaît les traits de son visage innocent. On peut imaginer ce qu’elle a enduré. Et, à travers elle, ce qu’ont enduré tant d’autres.

Je n’ai pas encore vu le film « La Voix de Hind Rajab », réalisé par la Tunisienne Kaouther Ben Hania, qui retrace son histoire. Je n’entrerai pas dans la polémique récurrente sur le prétendu opportunisme de la réalisatrice, ni sur son supposé pouvoir d’influence dans les sphères culturelles. A-t-elle profité de la cause palestinienne pour récolter les louanges du public occidental et décrocher récemment le Lion d’Argent, Grand Prix du Jury à la 82e édition de la Mostra de Venise ?

Je ne prétends pas avoir le pouvoir magique de sonder les cœurs, en l’occurrence, celui de la réalisatrice.

Je sais simplement que d’autres films, moins « sensationnels », ont connu un succès tout aussi mérité. Par exemple, « Le Dernier d’entre nous » du réalisateur tunisien Ala Eddine Slim, récompensé par le Prix Mario Serandrei pour la meilleure contribution technique à la Semaine internationale de la critique de la Mostra de Venise 2016, puis sélectionné aux Oscars dans la catégorie du meilleur film en langue étrangère. Même reconnaissance pour « Nhebek Hedi », distingué par le prix du premier film et du meilleur acteur à la Berlinale 2016. Et bien d’autres encore.

Mais oublions un instant Kaouther Ben Hania. Essayons de comprendre ce qu’apporte la médiatisation du destin de Hind Rajab à l’opinion internationale. Ce qu’elle offre aux Palestiniens, qui n’ont pour seules armes que l’empathie et la mémoire pour espérer la justice. Pour secouer l’amnésie collective.

L’émotion est l’arme des faibles, mais elle peut être aussi redoutable que la plus sophistiquée des technologies militaires. On le voit déjà : certains s’indignent que le Festival de Venise ait « fait de la politique » en récompensant ce film.

Mais tout est politique, et cela dépend de ce qu’on en fait. L’art et la politique ne sont jamais très éloignés. Kaouther Ben Hania n’a rien inventé : de nombreux artistes ont raconté la persécution, la guerre, pour documenter l’horreur, avec des images aussi sensibles qu’accessibles au plus grand nombre. Pour jouer le rôle de gardien de la mémoire : des oubliés, des effacés, des indésirables.

De la Shoah au Rwanda, du Cambodge à la Bosnie, en passant par l’Iran, tant d’œuvres ont tenté de rendre les violences plus humaines, plus tangibles, plus visibles. On pense à « La Liste de Schindler » de Spielberg, « Le Pianiste » de Polanski, « Hôtel Rwanda » de Terry George, « La Déchirure » de Roland Joffé sur le Cambodge, « Kundun » de Scorsese sur la répression chinoise au Tibet…

Que « La Voix de Hind Rajab » soit, à son tour, le film qui recentre le débat, au-delà des statistiques, des analyses, des polémiques politiciennes. Un film qui remet l’humain au cœur de l’enjeu. Aucune vie humaine ne mérite d’être arrachée ainsi, et encore moins celle d’un enfant.

Que ce film soit une voix parmi d’autres, une résistance douce, un acte d’art face au déni, au négationnisme et à l’oubli. Une œuvre qui transmet. Qui émeut. Qui dérange.

Pour qu’il n’y ait plus jamais d’autres Hind Rajab.