Sans le faire exprès, « L’homme de cendres » est tombé à point nommé. Exactement 20 ans après le premier long-métrage de fiction post-indépendance et 20 ans avant la diffusion (salles et festivals) des 3 premiers longs-métrages de fiction entièrement tournés en numérique. Autant dire qu’il est au sein de la filmographie tunisienne telle l’aiguille d’une boussole qui oscille entre un avant et un après (sans trop savoir où le nord se situe).

Car, bien que régulièrement affublé du sceau de la nouveauté, de la rupture et du tournant quand il s’agit d’étudier l’évolution du cinéma en Tunisie, le film n’en est pas moins tiraillé en profondeur entre son présent (à la fois historique et diégétique) et un lien irrémédiable avec le passé, néanmoins sur le mode mineur (intime, individuel, nostalgique). Le mode majeur de « L’Aube » (1966), ainsi que bien d’autres films tunisiens antérieurs, étant collectif, édificateur, nationalisant.

En cela, « L’homme de cendres », son ancrage dans son époque et son discours tant esthétique que social, sont plus complexes que les simplifications auxquelles on nous a habitués à son propos. Sa récente restauration fait ressurgir, plus qu’avant et de manière extrêmement prégnante : l’oscillation du film, sa plaie, entre l’aveu d’une audace et le caché d’une compromission.

Restauration qui jette aussi postérieurement (c’est le propre d’une restauration) la lumière sur l’inanité critique et académique quant à sa réception et son interprétation. Non seulement le cinéma est un art vivant, à vrai dire il est le plus vivant des arts. Ses images vibrent comme des feuilles auxquelles le vent a insufflé sa force vitale et ses sons résonnent comme des voix invisibles dans la mémoire. Mais plus que tout, chaque film change à chaque visionnage parce que le regard change, évolue, se transforme et transforme par là-même ce sur quoi il se pose.

Or, depuis la ressortie du film restauré, peu de nouveau sur ce qui se dit et s’écrit à son propos : uniquement ce qui se disait et s’écrivait tout au long de ces 40 dernières années et qui peut se résumer à : un film qui dévoile le tabou d’un sujet difficile. Au revoir et merci !

Ce n’est pas la méthode adoptée ici : je m’évertuerai à établir une relecture critique de l’histoire du film et de sa réception. 40 ans après sa sortie, voyons ce qu’il nous dit de son époque et de son cinéma. Et voyons ce que sa restauration et récente diffusion dans des salles qui ne sont plus équipées de projecteurs argentiques mais de DCP révèlent. Ce que la netteté de la cendre dévoile à son tour.

Octobre 2025 Tunis – Nouri Bouzid réalisateur du film « l’homme de cendres », lors de la projection réservée aux journalistes du film restauré – Hakka production

UN FILM DANS L’HISTOIRE (DU CINEMA)

A l’image de toute discipline ou expression artistique, l’histoire du cinéma en Tunisie est en décalage avec celle du reste du monde (moins que d’autres arts malgré tout). Chronologiquement, la cinématographie nationale n’a pas évolué du muet au parlant puis du classique au moderne, etc. Il n’y a pas d’art contemporain tunisien pour la simple et bonne raison que les stratifications séculaires qui ont généré le contemporain ou l’enfance de l’art ne se sont pas déployées de la même manière en Tunisie. De même, il serait erroné de parler des films tunisiens des années 80 dans des termes équivalents à la post-modernité émergente sur la scène internationale.

Ainsi, j’avais déjà esquissé en 2008 dans l’essai « Cinéma en Tunisie » une chronologie que j’affine ici. Les délimitations suivantes prennent en compte à la fois les inflexions purement cinématographiques mises en perspectives et en contextes avec des considérations politiques, historiques, technologiques et socio-économiques.

  • 1896 – 1956

    Un cinéma sous occupation

    Des premières vues d’opérateurs Lumière sur le sol tunisien à l’indépendance.
  • 1956 – 1978

    Un cinéma sous indépendance

    De l’indépendance à la production de « La noce » du Nouveau Théâtre.
  • 1979 – 1996

    Un cinéma sous impulsion

    De l’après Noce à « Essaïda » de Mohamed Zran.
  • 1997 – 2005

    Un cinéma sous perfusion

    De l’après Essaïda à l’arrivée du numérique et des premières promotions issues des écoles publiques de cinéma et d’audiovisuel.
  • à partir de 2006 et jusqu’à nos jours

    Un cinéma sous pression

    Depuis la « La tendresse du loup », « Elle et lui » et « Junun » à aujourd’hui.

Il est utile de faire ce récapitulatif, même lapidaire, pour se rendre compte que la perception, ou disons la réception, de l’histoire du cinéma en Tunisie, même si elle n’obéit pas aux canons mondiaux, a eu, au cours des années 80, le plus de résonance avec les contextes cinématographiques de plusieurs pays. La libéralisation du secteur suite à la liquidation de la SATPEC et la fin du règne bourguibiste coïncident avec la fin de la guerre froide et l’émergence de nouvelles vagues filmiques aux quatre coins du monde.

Le Nouvel Hollywood prend une fin brutale avec la faillite du Studio historique United Artists suite à l’échec commercial cuisant de « Heaven’s Gate » réalisé par Michael Cimino tandis que des jeunes cinéastes s’affirment en dehors des majors et se positionnent dans le sillage du cinéma indépendant d’un Cassavetes pour ne citer que lui (Jim Jarmush, Gus Van Sant, Spike Lee, etc.). En Europe, la modernité née après la seconde guerre mondiale mute en post-modernité composite, fragmentaire et hybride portée par des noms qui deviendront les hérauts du world cinema jusqu’à ce jour tels Pedro Almodovar, Lars Van Trier, Claire Denis ou Léos Carax.

En Asie, plusieurs jeunes générations émergent, notamment à Taïwan avec Hou Hsiao-hsien ou Edward Yang, tandis qu’en Tunisie, Nouri Bouzid, Ahmed Attia et une longue liste de technicien-nes qui font leur premier film se regroupent. « L’homme de cendres » peut être lu à l’aune de ce contexte transformatif. Le passage à l’âge adulte et ses changements psychiques et physiques chez les personnages font échos aux grands bouleversements géopolitiques et artistiques de l’époque. Résidus probables aussi de la période Perspectiviste du réalisateur qui s’achève par l’emprisonnement du groupe.

UN FILM PASSÉISTE

Ceci étant, contrairement à de nombreux réalisateurs émergents internationaux durant les années 80 nourris au biberon de la contre-culture, toutes et tous porté-es par un élan vers l’après, des formes disloquées qui défient l’air du temps et une énergie mutante, Nouri Bouzid fait porter sur les épaules de ses personnages le lourd poids traumatique du passé et inscrit son premier film dans un classicisme européen d’après-guerre qui lorgne vers le réalisme sociologique. En ce sens, sous des oripeaux de renouveau et de nouveauté est tapi un passéisme à double-tranchant : le passéisme du trauma qui ne cicatrise pas et le passéisme de la forme filmique en retard sur son époque.

Il y a une déchirure dans « L’homme de cendre », pas seulement celle de Hachemi, Farfat et potentiellement d’autres personnages agressés durant leur enfance. Pas seulement cette étendue de détresse qui vient d’avant et qui couvre les visages des jeunes-hommes du voile de la chair honteuse et de la blessure ouverte mais inatteignable pour le chirurgien car elle est tapie bien profond dans l’être. Une autre encore. Celle d’un cinéma déjà vieux alors qu’il vient de naître, d’un film Benjamin Button qui continue de vieillir.

Tahar Chikhaoui a très bien noté en 2010 dans un article publié sur le site babelmed.com et repris sur le site cinématunisien.com que : « Khlifi réclame de façon répétée, haut et fort, un statut de fondateur. Or ses films sont travaillés de l’intérieur, à son propre insu, par un désir mimétique qui lorgne tantôt vers le western, genre s’il en est typiquement occidental, et tantôt vers le mélodrame égyptien, genre également décrié d’un point de vue artistique. »

Malheureusement, le critique faillit à percevoir le même mode opératoire chez Bouzid. Lui aussi est lesté par un désir mimétique (quoi que divergent de celui de Khlifi et moins imposant) : prépondérance de l’objet scénario et de dialogues dits de « qualité » (issu de la littérature), drames bourgeois et réalisme sociologique (issu du théâtre). Un cinéma de fin de règne en somme, paradoxalement réalisé par de jeunes hommes et femmes à leur premier long. De fait, « L’homme de cendres » constitue filmiquement moins une rupture qu’une inflexion (légère s’il en est).

Là aussi réside la grande faille entre ce cinéma-là et le cinéma fabriqué aujourd’hui en Tunisie. L’étendue de la détresse a laissé la place à un instantané d’insatisfactions. Le terme « instantané » est à comprendre ici au sens photographique.

UN FILM À SUJET

Il y a les films à thèses. En Tunisie, nous avons inventé les films à sujets. C’est-à-dire des films qui obéissent à l’injonction de « parler de quelque chose. » Dont la valeur intrinsèque résiderait dans l’importance de ce sujet. Plus le sujet est gros, plus il acquiert de valeur culturelle.

Là aussi, c’est une idée d’arrière-garde car la modernité, quelle que soit l’expression artistique, s’est construite sur le déplacement des Grands Récits antiques et de leurs formes affiliés (perspective réaliste en peinture, unités dramatiques au théâtre, tonalité en musique, etc.). Ainsi, le décalage entre l’évolution de la cinématographie nationale et celles d’autres contrées est nettement visible. Au moment où ils se libèrent des thèses et des récits, nous, on assigne au cinéma la responsabilité de « parler », « dire », « éduquer».

En plus de son anachronisme, cette posture cache mal son talon d’Achille : le sujet est infiniment moins important que le traitement de ce sujet. La valeur d’une œuvre de création est moins indexée au choix du sujet qu’aux multiples choix de mettre en forme ce sujet et de créer du sens à travers l’addition de ces choix multiples. Là est précisément le travail du cinéaste : ce n’est pas de choisir entre un yaourt nature ou un yaourt aux fruits comme un consommateur dans un rayon de supermarché. Le cinéaste cultive le champ, élève la vache, la trait, pasteurise le lait, le fermente et ainsi de suite.

Si le choix du sujet de « L’homme de cendre » est soi-disant « audacieux », il n’en reste pas moins extrêmement futile et superficiel car c’est le point de vue à la fois visuel et politique qui créé du sens. Par ailleurs, cette démarche émane (probablement comme ici) d’un substrat moralisateur. Ce même substrat d’une prévalence de la morale bourgeoise que les cinéastes du sujet adoptent corrompt fondamentalement la notion d’«auteur».

La Politique des Auteurs théorisée en France trois décennies plus tôt a donné le La à tout un pan du cinéma en Tunisie qui l’a joué avec un contre-temps absolu. L’auteur de cinéma ne l’est que par sa mise-en-scène, son travail formel, le regard qu’il invente à partir du monde et qu’il partage à partir de signes visuels et sonores et des relations visibles et invisibles que ces derniers entretiennent entre eux.

L’auteur de cinéma n’est pas celui qui écrit le scénario, ni celui qui fait des films dont le substrat culturel de tradition est théâtral (mise-en-scène et interprétations) et littéraire (scénario et dialogues) ou bien qui instrumentalise le film pour « dire des choses sur… ». Un film d’auteur est l’opposé total et absolu d’un film à sujet.

UN FILM QUI S’ASSOIT

Ce contre-temps que j’appelle « mal-auteurisme » est encore en cours pour la simple et bonne raison que c’est un mécanisme de domination. Et Nouri Bouzid est passé maître en la matière. Sa cinématographie est largement constituée de films qui s’attaquent aux classes populaires, aux oppressés, aux démunis. On fait semblant de « dire des choses » courageuses et intelligentes mais on ne fait en bout de course que condamner les individus les plus faibles sans jamais, au grand jamais, nuancer avec la mise en perspective de la responsabilité des oppresseurs, du pouvoir, des mécanismes de subjugation ou du discours dominant.

Il n’y a qu’à rappeler ici le second film de Bouzid, pareillement présenté comme un parangon de la subversion car il traite du sujet de la torture. Il se trouve que le film a été réalisé suite au coup d’Etat médical novembriste au cours d’un moment historique où il était de bon ton de critiquer le régime de Bourguiba par la nouvelle caste au pouvoir. Pendant les deux décennies suivantes, Bouzid n’a pas une seule fois eu un discours aussi virulent sur le régime en place, ni sur sa torture à lui, ni sur aucune autre de ses émanations autoritaires. Non. Tous les « sujets » de Bouzid ont tourné sur les tares, les bassesses et les perversions des classes sociales les plus défavorisées.

Photo tirée de la version restaurée du film “l’homme de cendres”, montrant le personnage principal, Farfat, dans la vieille ville de Sfax.

Bouzid, de la même manière qu’une écrasante majorité de cinéastes tunisien-nes ,entretient le destin éducateur factice de la bourgeoisie citadine de laquelle ils et elles sont issu-es (dépositaire du savoir, du savoir-faire, du savoir vivre, du savoir mourir) : il leur incombe d’éduquer le peuple, de lui montrer le bien du mal et le vrai du faux, de le culpabiliser, quand, à leurs yeux, il a fait une bêtise. Car eux, voyez-vous, ce sont les Auteurs des Sujets.

Et quand on est Auteur de Sujets on ne montre les dents que face au faible. Face aux pouvoirs, quels qu’ils soient, l’on se couche plus vite que son ombre et l’on croque l’os qu’on nous jette. Politiquement, il y a 4 sortes de films : ceux qui se couchent, ceux qui s’assoient, ceux qui se lèvent et ceux qui s’envolent. « L’Homme de cendres » fait partie de la pénultième.

L’impact et l’influence du premier film de Nouri Bouzid, ainsi que de son producteur, chef opérateur, monteuse, etc. ont été considérables. Et c’est là le drame du cinéma en Tunisie les 40 dernières années. Un grand nombre de ses tares viennent directement de « L’homme de cendres » : contre-sens absolu de la notion d’auteur, drames sociaux petits-bourgeois, des films qui font culture entre folklore et ethnographie, du symbolisme désincarné, lâchetés et compromissions avec le novembrisme en même temps qu’une diabolisation du peuple, libéralisation qui a conduit à un cinéma de rente, etc.

ريح السد à ce cinéma.