A proximité de l’équateur, la pensée du froid, de la glaciation ou du blizzard fond comme neige au soleil. En Afrique du Nord, bien que relativement à distance, l’imaginaire collectif traverse le désert plutôt que la glace qu’il est rare de croiser, si ce n’est sur certaines hauteurs. N’empêche, les climats socio-politiques de nos contrées, Nord du continent et Sud de la mer, pris en étau par les vagues septentrionales qui déferlent et les tempêtes méridionales de sable, tendent vers la fixité, l’immobilisme, le statu-quo. La rigidité du patriarcat dominant, du culte de la personnalité inévitablement adopté par les gouvernants, de l’économie de rente et du népotisme en sont des exemples, dont la Tunisie peut se targuer d’être pourvoyeuse à profusion de l’intégralité des susmentionnés.
Son establishment est rongé par la primauté du sang. Fils et filles de, cousins et tantes, ami-es et voisins, sont légion au sein des méandres de l’administration et des soi-disant élites (notamment artistiques, académiques et culturelles). L’économie n’est pas mieux lotie, une grande partie de la marchandise, du capital, des terres et des transactions sont monopolisés par des familles depuis l’époque beylicale, qui se transmettent des industries entières de générations en générations comme on transmet des maladies héréditaires.
Figure patriarcale ultime au sein de cette structure sociale, le guide, le dictateur, le kaiser, s’accrochent au pouvoir à la manière d’une mouche en automne. Ni l’indépendance du colonisateur français, ni la révolution de la jeunesse autochtone n’y suffisent. Le Père ici est in-tuable. Le symbole perdure en statue : Ibn Khaldoun et Bourguiba qui se regardent en chiens-de-faïence d’un bout à l’autre de l’avenue.
Si l’évolution de la poésie arabe s’est cristallisée dans le processus de friction continuelle entre « le fixe et le mouvant » (Adonis), les pays arabes, notamment courant siècle passé, ont vu ces deux formes se scinder : le fixe appartient aux gouvernants (oligarques, propriétaires terriens et bourgeois inclus), le mouvant aux peuples (plus particulièrement les jeunes, les marginaux, les opprimés). Il n’y a qu’à voir la Gen Z marocaine il y a quelques semaines et la fracture abyssale qui sépare ses revendications de la réponse royale totalement convenue. Les leaders arabes sont des centres d’inertie : autour d’eux, leurs peuples bougent, évoluent et tournent comme des roues qui meuvent sur les routes de l’évolution. Eux font du sur place, empêchent d’advenir, calent. A l’image des statues qu’ils s’érigent, ils ne produisent que des champignons et de la rouille.
LE CONFINEMENT CONTRE LA RÉVOLUTION
Plus globalement, une expérience de sidération partagée a uni un bon nombre d’humain-es il n’y a pas longtemps de cela. La pandémie nous a condamnés aux confinements, aux couvre-feux et aux protocoles dits sanitaires. Distanciations sociales et gestes barrières à un moment où les sociétés aux quatre coins de la planète transformaient leurs réalités respectives, inventaient des luttes et allaient aux devants du commun. Du Liban au Chili en passant par Hong-Kong, la France et l’Algérie, la volonté motrice des peuples embrasaient la plaine de la peine sociale et économique produite par le capitalisme.
Une connivence de facto a vu le jour à ce moment-là entre les Etats et la Silicon Valley afin de tarir les velléités contestataires des uns et de générer un surplus de fossile numérique, à savoir les datas. Certes, cet entracte universel a été une bouffée d’air frais pour notre planète. La faune et la flore remercient chaleureusement le coronavirus, leur allié contre la force d’anéantissement que nous sommes en tant qu’espèce.
Une connivence de facto a vu le jour à ce moment-là entre les Etats et la Silicon Valley afin de tarir les velléités contestataires des uns et de générer un surplus de fossile numérique, à savoir les datas. Certes, cet entracte universel a été une bouffée d’air frais pour notre planète. La faune et la flore remercient chaleureusement le coronavirus, leur allié contre la force d’anéantissement que nous sommes en tant qu’espèce.
Cependant, les pouvoirs coercitifs, qu’ils soient politiques ou financiers, ont très bien instrumentalisé le désarroi des populations afin d’imposer le gel des corps et leur immobilisation en même temps que les gels hydro-alcooliques et leur application préalable à tout contact. Rappelons ici ce que nous avons déjà évoqué dans notre texte « Confiner pour mieux régner » publié le 1 mai 2020 sur Nawaat, l’O.M.S. n’a jamais recommandé le confinement généralisé afin d’endiguer la propagation du virus mais plutôt l’isolement des cas positifs.
Ainsi, la question se pose : allons-nous de plus en plus certainement vers une immobilisation physique et mentale collective ? Rappelons-nous que les hominidé-es se sont constamment déplacé-es pendant des centaines de milliers d’années avant de se sédentariser, en soi état civilisationnel extrêmement récent sur l’échelle de l’évolution humaine (8.000/10.000 ans sur 200.000/300.000 ans d’Homo Sapiens). Serions-nous aujourd’hui donc au commencement d’une ère du gel ? Cela peut sembler totalement contre-intuitif d’utiliser un terme qui renvoie au froid tant nous ressentons, observons et savons grâce à la science que nous allons inévitablement vers un dérèglement climatique dont la principale cause est le réchauffement.
Pas tout à fait une nouvelle ère glaciaire donc, telle que notre planète subit de temps en temps avec ses chutes de températures, son voile blanc ainsi que l’extinction d’espèces animales et végétales. Cette ère-ci du gel est moins géologique que politique. Ceci-étant, l’immobilisation du vivant en est une résultante constante et consternante.
L’ETERNEL RETOUR AU GUICHET (POUR LE BON PLAISIR DU PETIT FONCTIONNAIRE)
Hier encore j’étais à la CNSS pour payer (en retard comme toujours) mes cotisations sociales. En arrivant près du bâtiment, j’étais surpris de voir la portière levée et une dame rentrer devant moi. Certes il était 16H04 et la fermeture, indiquée bien visiblement sur une plaque devant l’entrée est à 16H15. Mais plusieurs fois auparavant j’étais arrivé à la même heure pour trouver la portière baissée et les services terminés avant l’heure. Habitude bien connue chez nous, très ancrée chez nos fonctionnaires. Je monte donc prestement les escaliers, le cœur léger de cette évolution positive de notre administration adorée.
A peine entré qu’une voix me crie : « on est fermé. » Je regarde l’horloge sur l’écran de l’administration, pensant que l’heure de mon téléphone était éventuellement en retard sur celle du pays, mais là aussi il était 16H06. Je réponds au fonctionnaire derrière son guichet qu’il reste 10 minutes et que de toute manière, le paiement de mes cotisations ne prend généralement pas plus de deux minutes top chrono. Que nenni. « On arrête le travail à 16H » qu’il me répond, plein d’assurance et de paresse intégrée : grignoter 15 ou 20 minutes de travail au quotidien est un plein droit pour le petit fonctionnaire. Me sentant trahi, blessé et impuissant, je reste sur place hésitant entre la défaite cuisante et le sursaut d’orgueil dans les arrêts de jeu qui pourrait peut-être me mener à une petite remontada. Avant que je ne prenne une décision, le fonctionnaire ajoute « revenez demain. » Le break est fait.
Le pittoresque patrimonial du « revenez demain » ne doit pas nous faire perdre de vue qu’il s’agit in fine d’une momification : revenir au même endroit pour effectuer une même action équivaut à faire du sur-place. Rester là où l’on est, serait le but suprême de tout pouvoir autoritaire. Mais alors, de quel sur-place parlons-nous ? Hédi Timoumi a évoqué, lors d’une conférence à l’Institut Supérieur du Mouvement National (aussi cité dans l’excellent « أجواد و أوغاد » de Heikel Hazgui et disponible sur YouTube), l’idée selon laquelle le fonctionnaire de la première moitié du 20ème siècle considère l’administration comme « رزق البيليك ». Ainsi, التكركير, la paresse, la fainéantise, trainer des pieds, d’une certaine manière expriment en profondeur un refus, si ce n’est une fronde silencieuse.
Si la thèse de l’historien peut se penser aux temps immémoriaux de la colonisation, avec même un sourire fier de nos aïeux-les, capables d’un tel génie de sabotage entriste et de résistance passive, néanmoins ingénieuse. Il n’en demeure pas moins qu’à l’inverse de l’historien, je ne souscris pas à la thèse selon laquelle ce phénomène perdure à ce jour, car le fonctionnaire de 2025 considère l’administration comme l’opposé d’une « possession d’autrui. » Entre les colonisations ottomanes puis françaises et aujourd’hui, une mutation s’est produite : l’appareil d’Etat est devenu lui-même colonial, d’une colonialité endogène exacerbée.
LE STADE SUPRÊME DU STATISME
Qu’il soit un agent d’accueil à la CNSS ou cadre du ministère de l’Intérieur, qu’il soit portier au Théâtre National ou agent au bureau d’ordre d’un quelconque service public, le statut s’est renversé : l’Etat est leur propriété privée et les citoyen-nes sont des intru-ses qui s’y sont immiscé-es, qu’il faut neutraliser puis chasser (la plupart du temps en les jetant en prison ou dans les bras des vagues qui les noient chaque année par centaines).
Les plus priviligié-es s’exileront et rempliront les rangs des compétences d’autres pays. Car même chez eux, dans leur pays, spécialement les plus jeunes, ils et elles ont le sentiment d’être exilé-es à l’intérieur de leurs propres frontières, le sentiment d’être étranger-ères chez eux-elles, le sentiment de ne pas appartenir à soi-même mais à des régimes d’oppression éternisés. Sentiment lui-même émanant de cette colonialité endogène.
Ainsi, le kaiserisme juilletiste s’édifie en poursuivant des politiques dont certaines sont coloniales et d’autres dictatoriales. Mais quelles que soient ces politiques, d’une manière ou d’une autre, elles ne produisent que du gel, en ce sens qu’elles transforment le mouvement en léthargie, la fluidité en stagnation et qu’elles érodent toute forme de vivant social, politique ou économique. Les exemples sont nombreux, citons-en quelques-uns brièvement.
Emprisonnement des opinions.
Il est entendu que le système pénitentiaire est en soi une assignation à la fixité. Tout prisonnier du fait de sa privation de liberté est, de facto, immobilisé dans une cellule, et à de rares exceptions près, restreint dans un mouvement circulaire ou bien répétitif limité à la cour comme dans le fameux tableau de Van Gogh. D’autre part, ce système n’est pas unique à la Tunisie post-25 juillet. Or, il existe bel et bien un particularisme dans le régime juilletiste : la gouvernance par décret. Quand la majorité des prisonniers d’opinions le sont par décret présidentiel, il n’est plus question d’un système justement, mais plutôt d’une personnalisation de la justice.
Quand certains jugements sont rendus au bout de 7 minutes (Ahmed Souab), certains condamnés le sont deux fois pour la même accusation (Sonia Dahmani), que des prisonniers politiques en grève de la faim sont lynchés au sein même des établissements carcéraux (Jaouhar Ben Mbarek), j’en passe et des pires, il n’est plus permis de douter que le but est l’immobilisation des corps à n’importe quel prix, étant entendu que cette immobilisation entrainera une érosion des opinions ou des contestations.
Nacelisation des migrants.
Les premiers à avoir restreint la liberté de mouvement et de circulation sont les pouvoirs occidentaux en créant et militarisant les frontières, puis plus près de nous, en créant et généralisant la sélection à travers la mécanique des Visas. Ce qui bien évidemment a produit l’« immigration clandestine » bien que le droit de circulation est un droit humain reconnu par ces mêmes pouvoirs occidentaux. Si prompts à imposer des valeurs au Sud Global et à démanteler et nier ces mêmes valeurs quand bon leur semble.
Dans cette lutte entreprise par les « clandestin-nes » pour la libre circulation des humain-es sur leur planète commune, la Tunisie est un territoire de passage et de transit, de par sa situation stratégique dont on nous rebat les oreilles depuis l’école. Naturellement, il n’est pas étonnant de voir nos frères et sœurs d’africanité traverser notre territoire sur leur routes migratoires. C’est tout à fait dans l’ordre des choses, on ne peut pas se targuer d’être à la croisée des mondes et s’étonner du passage de voyageurs. Mais pour les beaux yeux bleus de la Meloni, qui utilise régulièrement cette tactique de séduction dans ses entreprises politiques (une étude serait à faire sur les yeux des fascistes), le régime actuel a entrepris prestement de juguler ce mouvement et d’encercler les migrants afin qu’ils ne puissent plus accéder à la Méditerranée.
L’Europe a délocalisé ses frontières en Afrique du Nord et la Tunisie est devenue une chienne de garde pour ses maîtres européens. Les migrants ne peuvent donc ni poursuivre leur chemin, ni revenir sur leurs pas. Ils et elles sont contraint-es à errer à l’intérieur de la nacelle qu’est devenue pour elles et eux notre pays. Ou alors à faire des rondes comme les prisonniers dans le tableau de Van Gogh.
Suspensions temporaires des activités des associations.
On parle de 400 associations, un chiffre qui donne le vertige. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un gel au sens propre (gel des avoirs ou autre), la suspension, même temporaire, suppose la cession, l’arrêt et la pétrification de leur travail. De l’eau qui devient glace. Un mouvement qui se fige. Une colonialité endogène qui s’étend et s’enracine.
Le régime novembriste interdisait la création associative et n’autorisait que celles assujetties ou bien celles historiques qu’il essayait tant bien que mal de marginaliser, de cantonner à des audiences confidentielles ou bien de réprimer à travers sa police politique. Cette démarche ressemble plus à des tentatives d’assèchement qu’à des tentatives de gel. Probablement sous l’impulsion de Abdelwahab Abdallah, face à un jardin verdoyant, le novembrisme a coupé l’eau de sorte que les plantes meurent et les fleurs se fanent. Le juilletisme de son côté, souffle sur cet éco-système un vent glacial qui le couvre de givre.
Il va de soi que les principaux organismes visés sont ceux des droits (dont ceux des migrants) et des opinions (dont plusieurs médias libres et indépendants comme celui qui accueille ce texte).
Inaction face à la pollution industrielle.
Le slogan du pouvoir en place pourrait bien être :
لا لا لتفكيك الوحدات، نعم نعم لتفكيك الجمعيات
Une population sacrifiée revendique son droit élémentaire de respirer un air qui ne soit pas empoisonné par des décennies de rejets industriels toxiques encore en cours. Comment répond l’Etat ? En la matraquant et en diffusant sur elle massivement, parfois à l’intérieur des maisons, du gaz lacrymogène.
En clair, l’Etat déclare haut et fort : que ce soit par l’un ou l’autre des gaz, vous allez bel et bien étouffer. Non pas métaphoriquement, on ne va pas étouffer vos voix et vous empêcher de protester, non. On va vous empêcher de respirer, on va vous tuer. Le gel est ici généralisé : le complexe ne sera pas démantelé et perdurera en l’espèce, le pouvoir n’interviendra pas pour sauver sa population, les gabésien-nes doivent continuer comme si de rien n’était, s’ils ont le cancer ou si leurs enfants rentrent de l’école dans des cercueils après des étouffements de masse, tant pis pour eux, c’est comme ça et pas autrement. Surtout, que rien ne change, que rien ne bouge, que les citoyen-ne restent bien tranquillement chez eux. Mourrez ou allez en prison.
Législations répressives.
L’arsenal répressif en Tunisie est sans limites. Certaines lois y sont coloniales (loi 230), d’autres sont dictatoriales (Loi 52). Les procédures, quant à elles, donnent pratiquement les pleins pouvoirs à la police, aux procureurs et aux juges d’instruction. La justice n’a de juste que le nom et en langage commun, le flic est nommé « juge» (hakem en arabe tunisien). D’ailleurs, aux tribunaux, c’est moins le juge qui fait la loi que les policiers eux-mêmes.
De surcroit, à la congestion des centres de détentions (pleins à craquer de détentions préventives, même pour les plus mineurs des délits), des prisons et des pénitenciers, la ministre de la « justice » ne trouve rien de mieux à faire, de la même manière que tous les fascistes, qu’annoncer la construction de nouvelles prisons et l’agrandissement d’existantes. Dépénalisations, peines alternatives, échelonnements, procédures assouplies, ne sont absolument pas envisagées. Il n’y a que la violence de l’Etat, la coercition et la privation de liberté. Ce qui indique clairement la perpétuation et la pérennisation d’une vision archaïque, vengeresse et totalitaire vis-à-vis des citoyen-nes.
Chaque fait social nouveau (présence de migrants, contestations écologistes) est approché d’une même et unique manière revancharde : la répression juridico-policière (matraque et gaz lacrymogène, arrestations et tortures, emprisonnements à la pelle et droits bafoués, etc.). L’Etat continue ainsi les répressions coloniales et dictatoriales, il suit à la lettre le schéma préexistant rendant ainsi impossible l’émergence d’un rapport policé avec les citoyen-nes étant donné son systématisme oppressif et arbitraire. Le régime kaiseriste est en ce sens une colonisation racisée gelée.
L’EVEREST QUI GRANDIT ET LA STATUE SCLEROSÉE
Imaginez une montagne, noble et massive, la plus haute sur terre : l’Everest. Maintenant imaginez cette masse inconcevable, immense, à peine imaginable, qui grandit d’année en année. Ce n’est pas un exercice mental. L’Everest, ainsi que toute la chaine himalayenne de surcroit, ne cessent de s’élever. Cette prise de hauteur est due aux plaques tectoniques souterraines et leurs mouvements incessants. Et si jamais vous ramassez une petite pierre et que vous la mettez au milieu d’un ruisseau, quelques années plus tard, elle aussi aura changé : de texture, de couleur, de forme. La vie est question de motricité et le requin qui s’arrête de nager meurt.
Or, notre pays lui, plus particulièrement depuis une demie-douzaine d’années, agit contre nature : il se fige, se pétrifie, gèle sur place comme un bonhomme de neiges. Comme un boomerang historique : colonisations – dictatures – révolution – dictature coloniale. Ou comme une statue sclérosée. Une statue en brique plâtrière qui s’effrite à mesure que le temps passe, qui risque dans peu de temps de s’effondrer car « ce qui plie ne rompt pas » mais ce qui gèle s’écroule certainement. La fonte des glaces est inexorable.




iThere are no comments
Add yours