Mohammed Talbi [1]

Traduit de l’arabe par Ahmed Manaï [2]
(source “Horizons Maghrébins” n° 46/2002)

Nous les Arabes, sommes entrés, de gré ou de force de plain-pied dans la mondialisation. Mais qui sommes-nous, quelle place y occupons-nous et produisons-nous vraiment le savoir ? Manifestement, notre contribution y est � peine perceptible pour ne pas dire tout � fait nulle.

Le romancier algérien contemporain d’expression française, Habib Tengour, a publié récemment un roman intitulé Les gens de Masta où il décrit le drame de ce village algérien dans cette guerre civile qui continue de faire couler le sang de tant d’innocents. Il s’y demande pourquoi le monde arabe ne compte pas aujourd’hui un seul penseur de stature internationale, alors que les Juifs, qui n’ont pas de tapis volants, et n’ont pas connu le luxe maladif des Abbassides, imposent leur respect au monde entier.
NOUS, LES ÉMASCULÉS DE LA CULTURE

Ce sont assurément nos cousins ; bien plus, nos frères même, par l’Égyptienne Hager, rivale de Sarah, toutes deux épouses de notre patriarche commun Abraham. Avec néanmoins cette différence notable : la pensée Juive est libre, majeure, prolifique alors que la pensée arabe est mineure, asservie sinon esclave et, en tout cas émasculé et stérile, ne produisant nullement la culture ou très peu. Il suffit que le penseur arabe brise les chaînes de sa servitude, de l’interdit et de l’humiliation qui le stérilisent dans sa patrie, fuit son pays et s’exile en occident pour qu’il donne aussitôt la mesure de ses talents et de sa créativité. Telle est en gros notre situation, sans aucune exagération ni démesure.

Cette situation est brillamment illustrée par l’actualité du jour, non pas du jour du jugement dernier où nous rendrons compte devant l’Éternel, des préjudices que nous faisons subir � notre foi, notre nation et nos patries, mais du jour d’aujourd’hui. L’illustration est dans les informations que nous débitent nos médias, sans honte est sans la moindre retenue et avec tout le sérieux des professionnels de l’information chez nous où l’on nous traite moins que des bourricots. Elle est aussi dans les médias étrangers dont le ton sarcastique n’épargne aucun de nous. Il s’agit de la campagne électorale menée conjointement dans deux pays voisins. Le premier, de haute tradition arabe, qui a porté très haut l’étendard de notre gloire passée et le second, de création récente mais qui a ravivé celle de nos cousins et néanmoins adversaires du moment. Dans le premier pays, le président a remporté l’élection pour un cinquième septennat, avec un score de 99,98 %. Un score au chiffre astronomique, digne des géants ! Le citoyen arabe ne doit surtout pas douter de l’honnêteté, de la transparence, du sérieux et de l’authenticité du score, sinon, c’est � coup sûr l’accusation de diffamation, que nos lois « justes, équitables, tolérantes et bien sûr respectueuses des droits de l’homme, notamment ceux relatifs � l’intégrité physique » ne manqueraient pas de sanctionner sévèrement. Et l’on nous rabâche en permanence, avec une fierté non feinte « qu’en ce domaine, nous n’avons de leçon � recevoir de personne et surtout pas de l’étranger ».

Cette situation conduit � la stérilisation des idées, au musellement de l’expression et � la confiscation des libertés.

Nos peuples sont conduits comme des troupeaux. Ils se prononcent toujours avec cette unanimité que traduisent, sans la moindre honte ni même un semblant de pudeur, les scores électoraux surréalistes. Pour pouvoir accéder et mériter son statut de patriote modèle, le citoyen est délesté de sa raison. Il devient la voix de son maître.

Nous nous sommes donnés en spectacle au monde et sommes devenus sa risée, nous l’avons bien mérité, comme le dit si bien le poète tunisien Chedli khaznadar :

Ne dis pas que la danse est indigne,

Danses plutôt car tu es assuré du succès

Nous sommes bien dans un Carnaval

Et dans une époque de Karahouzs [3].

Chez nous l’intellectuel se trouve entre deux choix : ou bien danser avec les loups ou bien, dans le cas où il refuse et s’obstine � s’exprimer, subir la prison, la torture et parfois la mort. Nos régimes répriment les manifestations de rue par l’artillerie lourde (Hama en Syrie) et les résistances, par les bombardements aux gaz toxiques (Les Kurdes d’Irak). C’est aux fins de les utiliser contre les révoltes populaires, l’ennemi de toujours, que l’on acquiert et stocke tous ces arsenaux militaires. Il est inconcevable que toutes ces armes soient utilisées un jour contre un tiers. Les auteurs d’un tel sacrilège le paieraient cher et même très cher.

Ainsi l’intellectuel est entre deux choix : celui de baisser les bras et de se laisser aller derrière le premier putschiste ou contre-putschiste, ou bien, la violence, le terrorisme et la guerre civile. Le peuple algérien s’est retrouvé dans ce cas.

Il y a cependant un autre choix : celui de porter la résistance � l’étranger.

Non pas dans un pays arabe, car leurs régimes, malgré leurs inimitiés, sont solidaires entre eux et contre leurs peuples, mais � Paris, Londres (devenue la capitale des journaux et des chaînes de télévisions arabes) et Washington, c’est-� -dire auprès des États qui nous sont collectivement hostiles et qui, en même temps, protègent nos régimes tant qu’ils leur sont fidèles, se plient � leurs injonctions et veillent � leurs intérêts. Il suffit que l’un de ces régimes hausse le ton et dépasse les limites du tolérable pour que ses anciens protecteurs foncent sur lui comme un seul homme avec force détermination. C’est ce qui s’est produit avec l’Irak. Le régime irakien a réussi � asservir son peuple et � l’engager, contre ses voisins musulmans, dans une guerre de 8 ans qui a fait plus d’un million de victimes. L’occident qui louait la prétendue laïcité éclairée de l’Irak, l’avait encouragé et soutenu militairement dans cette entreprise pour combattre “la théocratie chiite, obscurantiste, islamique, barbue, au tchador noir” selon les termes des journalistes occidentaux. Le régime irakien avait auparavant utilisé le gaz contre les Kurdes, sans que cela provoque l’émotion de ces mêmes journalistes. Mais quand ce régime a dépassé les frontières pétrolières, il provoqua la réaction violente et démesurée de l’occident qui se souvînt, que ce régime possédait des armes interdites dont il devrait être privé. Il ne les possédait pas tant qu’il les utilisait contre son propre peuple.

Dans tous les cas de figure, les peuples privés de liberté et conduits comme des troupeaux de bourricot, sont victimes, � la fois de leurs régimes et des pays occidentaux qui protègent ces régimes, tant que ces derniers répriment leurs peuples. C’est la position de l’esclave et nous sommes tous dans cette situation.

Ainsi, quand les intellectuels ou les autres mouvements de résistance n’en peuvent plus d’être pris � la gorge, que leurs leaders sont jugés dans des parodies de justice et condamnés, parfois � la peine de mort, il ne reste que l’exil pour sauver sa peau et ses idées ! Mais où fuir ? Il est généralement impossible que ce soit dans un pays arabe ou musulman, tant les régimes sont d’accord entre eux pour écraser toute liberté. Dans ces cas de détresse, pour les idées et les hommes qui les portent, l’issue est de prendre le chemin de l’exil en Occident, celui-l� même qui protège nos régimes autoritaires et répressifs, ferme les yeux sur les crimes qu’ils commettent � l’endroit de l’homme et ses droits � la liberté de pensée et d’expression, � l’endroit de la libre pensée et � l’endroit des combattants pour cette liberté et pour toutes les autres libertés !

Quelle contradiction ! Mais la contradiction n’est qu’apparente. L’occident se trouve pris entre deux fidélités : une fidélité sincère aux valeurs pour lesquelles il a arrosé sa terre du sang de ses enfants et qu’il ne peut récuser au plan du principe et de l’action, et puis, une fidélité obligée � ses intérêts. Toute sa démarche s’inscrit dans une tentative permanente de concilier ces deux fidélités.

Ainsi il soutient les régimes qui protègent ses intérêts et ce serait faire preuve d’un excès d’idéalisme que de lui en vouloir. Les choses sont ainsi faites et, s’il nous reste un soupçon de réalisme et de rationalisme, nous devons tenir compte de cette réalité.

Mais l’occident protège aussi sincèrement la liberté de conscience et d’expression et les droits de l’homme et ce, conformément � ses valeurs essentielles. Il héberge et protège le flux des demandeurs d’asile de toute provenance et principalement de notre aire arabo-musulmane. Il convient de remarquer que ce flux, en provenance de partout et notamment de nos pays, a pour seule et unique destination l’Occident. Aucun mouvement de population de cette nature ne vient chez nous. Cela se passe de commentaire !

L’occident réserve des villes refuges pour héberger ceux qui fuient l’oppression et la censure des idées dans leurs pays et, le fait que nombre d’entre eux soient originaires de nos contrées, ne semble guère gêner nos régimes tyranniques. Il faudra sûrement davantage pour qu’ils en aient honte. Cela n’empêche pas non plus certains de nos ingrats, de maudire l’Occident. Ainsi, nos régimes tyranniques autant que nos intellectuels profitent, chacun � sa façon, des bienfaits et de la protection de l’Occident et tous, bien que redevables � lui, le maudissent d’une seule voie. Nous sommes tous, régimes oppresseurs et peuple opprimé, otages de l’occident et nous nous trouvons sous sa coupe. C’est le tragique dilemme que nos sages, s’ils existent, devraient méditer.
FAISONS LE POINT SUR LA SITUATION EN TUNISIE

Notre législation est excellente et devrait faire notre orgueil puisque tout le monde, y compris l’occident, nous l’envierait. C’est du moins ce que ne cessent de répéter tous nos médias, lesquels sont bien sûr, entre les mains et sous le contrôle d’une autorité qui suspecte les tenants et les aboutissants de chaque mot prononcé. Il en serait de même de notre situation économique, relativement satisfaisante par rapport � notre environnement régional.

Notre situation culturelle par contre, déj� catastrophique, est dans un état de coma avancé. Ainsi la loi sur les associations conditionne la création de toute association par une autorisation préalable, laquelle n’est accordée qu’aux non suspects. Or tout intellectuel indépendant et libre est, jusqu’� preuve du contraire, un suspect en puissance. Quand il lui arrive de soumettre aux services compétents un dossier en vue de fonder une revue, il n’obtient aucun reçu susceptible de prouver, au besoin, l’accomplissement de cette démarche, ne possédant aucune preuve matérielle, il ne peut réclamer et encore moins, attendre une notification de refus, puisque ce serait contraire � la liberté d’expression. Réputés pour notre longue tradition en matière de confection des livres de jurisprudence appelés « les livres des ruses », nous appelons cela la liberté de la presse et de l’édition. C’est justement ce qui nous est arrivé quand, avec dix collègues, tous universitaires de renom, nous avions sollicité l’autorisation de fonder une revue qui s’occuperait de la reconstruction de la pensée musulmane. C’était il y a dix ans et la revue n’est toujours pas née.

Nous pouvons affirmer sans la moindre exagération que le statut de l’intellectuel tunisien est en tout point identique � celui du mineur ou de toute autre personne frappée d’incapacité légale et mise sous tutelle.

Ainsi notre intellectuel ne peut lire un livre, une revue ou un journal interdit d’entrée en Tunisie. Les salons du livre n’exposent que les titres qui ont réussi � passer � travers les mailles du filet d’un censeur pour le moins étranger au monde des idées et de l’Université. C’est ce même fonctionnaire qui malmène les intellectuels et les universitaires en amont, � la source de la production intellectuelle et les humilie davantage encore par sa censure et son contrôle en aval, � la diffusion et distribution. Aucun titre ne peut être, sans son accord, publié et diffusé, fusse-il celui d’une thèse académique, soutenue et obtenue avec une mention très honorable et � l’unanimité d’un jury de cinq membres, tous reconnus pour leur haut niveau dans leur spécialité.

C’est ce qui m’est arrivé quand j’ai présidé le jury de thèse de doctorat de madame Amal Alkarami sur l’apostasie dans la civilisation musulmane. La publication de la thèse a été bien sûr interdite grâce � l’emploi des fameuses « ruses théologiques » héritres de nos ancêtres.

Ainsi, jamais durant ma longue vie, je ne me suis senti � plus de 75 ans, aussi humilié, méprisé et avili que ce jour-l� . Celui qui me méprise et m’humilie, bafoue ma dignité et celle de l’Université � laquelle j’ai donné toute ma vie et que j’ai contribué � fonder, est un fonctionnaire que la décence m’interdit de qualifier comme il le mérite. C’est lui pourtant qui impose sa censure � la pensée et � l’université en exerçant un contrôle des sources de la connaissance, de sa production et de sa diffusion. Tel est l’état de la liberté de la pensée et de l’université dans mon pays et ma patrie : la Tunisie [4].

Il n’est pas surprenant que dans ces conditions nos élites abandonnent le pays et émigrent en occident où ils sont sûrs de pouvoir penser et s’exprimer librement. C’est l� que résident leur salut et leur chance d’échapper � cette entreprise d’abrutissement qui dégrade les idées et réduit les intellectuels � un troupeau de bourricots, qu’un fonctionnaire omnipotent du ministère de l’intérieur conduit � sa guise, n’hésitant pas � les humilier et � bafouer leur dignité.

Qui donc pourrait légitimement en vouloir � l’intellectuel qui se trouve ainsi acculé, pour sauver sa vie et ses idées, � se réfugier en occident ? L� bas au moins, il ne sera pas entièrement perdu pour son pays puisqu’il continuera � penser, aider et produire dans un environnement de sérénité et de confiance.

Mais telle n’est pas la bonne solution. La bonne solution, pour tous les intellectuels et les penseurs, est de rester dans le pays pour y mener, chacun selon ses moyens et ses possibilités, la résistance et le combat de l’agneau.
LA RÉSISTANCE DE L’AGNEAU

Le jour de la fête du sacrifice Al-’IdEa de l’an de grâce 120 de l’Hégire/737 J. C, le gouverneur de Wâsit (Irak), Khalid al-Qasri, se fit accompagner � la mosquée de cette ville par Al-Jâ’ad, un libre-penseur suspecté de manichéisme. Du haut du Minbar, l’Imam gouverneur commenc,a son prêche par rendre grâce � Allah, Qui, dit-il « avait choisi Abraham pour compagnon et Moïse pour interlocuteur>>, Al-Jâ’ad assis au pied du minbar lui rétorqua « Qu’Il n’avait fait ni l’un ni l’autre. »

À la fin du prêche, le gouverneur intima l’ordre aux fidèles de faire don de leurs sacrifices et déclara que lui-même allait sacrifier Al-Jâ’ad pour sa contestation. Ce qu’il fit séance tenante.

Il serait bon � cet effet, afin de commémorer le souvenir du martyre de ce libre-penseur, que toute association luttant pour la liberté d’opinion et d’expression en Islam, prenne le nom de Al- jâ’ad Ibnu Dirham, l’un des grands esprits de son époque et victime d’un délit d’opinion.

La vérité historique est sans doute plus complexe que ne le rapportent nos sources, mais ce qui est certain, c’est que Al-Jâ’ad n’était ni partisan inconditionnel ni panégyriste du Califat Omeyyade dont il contestait la légitimité. AlJâ’ad, dont les idées et les convictions religieuses ont servi de prétexte � son exécution, ne fut ni le premier ni le dernier martyr de la liberté de conscience, d’expression et de contestation, mais simplement le plus illustre d’une longue série de martyrs. C’est � eux que correspondrait le mieux l’adage célèbre « l’encre des savants est plus noble que le sang des martyrs ».

Nombreux furent les savants dans notre civilisation qui témoignèrent par leurs écrits en faveur de la liberté d’expression. Ce qu’il convient de confirmer � propos d’AI-Jâ’ad, c’est qu’il fut égorgé publiquement, un jour de fête sur l’autel du pouvoir, pour avoir tout simplement exprimé son opinion sur une question de pure métaphysique. Il mérite ainsi de symboliser le martyr de l’idée � l’état pur, par un pouvoir despotique, incapable de souffrir la liberté d’opinion. C’est l’acte saisissant de la tragédie universelle, sans cesse renouvelée, de l’atteinte � la pensée.
LES DÉGÂTS DE LA VIOLENCE

Le discours de la violence domine aujourd’hui notre société arabo-musulmane. L’Irak en est le meilleur exemple mais non l’unique. Le pouvoir y a été pris et exercé par la force aux plans interne et externe. La parodie électorale y a atteint des sommets inégalés, sans parler de l’asservissement des idées et des intellectuels. L’autocensure et la langue de bois (qui deviennent la planche de salut quand la délation organisée se généralise et que tout un chacun se retrouve épié par son voisin) ont fini par transformer le peuple entier en un troupeau de bourricots. Quand toute issue de secours s’est fermée et que seules sont demeurées ouvertes les portes des prisons, quand les assassinats collectifs et l’usage des gaz toxiques se sont intensifiés, l’exode collectif fut la dernière issue pour des dizaines de milliers d’Irakiens. Cette situation a fini par développer une résistance armée menée de l’étranger. Et comme la protection de l’étranger n’est jamais gratuite, la résistance et ses chefs se sont transformés en otages de leurs protecteurs [5].

L’intellectuel arabe a le devoir urgent d’épargner � sa patrie les secousses de la violence sous toutes ses formes, interne et externe. Cela n’est possible qu’en instaurant les libertés, en renonçant totalement et d’avance � tout recours � la violence, quelles que soient les circonstances.

La violence mène � la contre-violence et toutes deux engendrent une spirale de violence sans fin qui annihile les libertés. Toute victoire sur la violence remportée par la violence conduit � gouverner par lacoercition. C’est le cercle vicieux, qui ne peut être brisé que par un renoncement définitif et la condamnation de la violence quelque soit son origine. Ce cercle vicieux ne peut être brisé que par la résistance de l’agneau, symbole de la douceur, de l’innocence et de la paix.

Les mouvements islamistes qui ont recouru � la violence sous le couvert du Jihâd, ont commis des crimes impardonnables contre l’Islam et le monde arabe. Leur action a causé un préjudice incommensurable � l’islam au plan international dont on ignore comment et quand il pourra être réparé. Ils ont justifié et encouragé la violence et semé dans le bon terreau des esprits simples, un terrorisme ravageur qui n’a pas hésité � égorger des enfants, des femmes et des religieux. Ils ont servi d’alibi � l’étranglement des libertés et fourni � tous ceux qui craignaient leurs ravages, la justification de leur soutien aux pouvoirs liberticides.

C’est le résultat obtenu par les mouvements islamistes qui ont exercé le terrorisme ou l’ont simplement encouragé, implicitement, par leur silence complice.
LE JIHÂD DE L’AGNEAU

Le Jihâd de l’agneau n’est pas facile. Signalons dès � présent que ce n’est pas un jihâd pour l’islam mais plutôt un jihâd pour toutes les libertés de tous les hommes sans distinction de convictions religieuses ou d’opinions politiques. Ce n’est pas non plus un combat politique partisan, étant donné que l’intellectuel qui lutte pour la liberté d’opinion s’engage � laisser � chacun le libre choix de son parti et de son programme.

Le but du Jihâd de l’agneau, qui est aussi celui de Gandhi, est de conquérir et de garantir toutesles libertés ainsi que le respect de l’autre dans toute sa différence. Ce Jihâd récuse la violence et la contre-violence et enjoint � tous ses adeptes de l’endurer sans réagir et sans opposer la moindre résistance. L’adepte de ce Jihâd choisit d’être l’agneau que l’on sacrifie sur l’autel de la liberté d’opinion, pour témoigner, � l’instar d’AI-Jâ’ad Ibnu Dirham et au besoin de se sacrifier. En tout cas, il ne laisse au pouvoir tyrannique aucun prétexte lui permettant de justifier ses crimes contre la liberté d’opinion. Ces crimes n’en seraient que plus clairs et gratuits aux yeux du monde.

Nous n’ignorons pas cependant, que le pouvoir tyrannique, ennemi de tout esprit libre, soit capable de fabriquer et de confectionner des prétextes fallacieux. Il n’a aucune difficulté � trouver les hommes prêts � accomplir de telles besognes, génératrices d’avantages multiples.

Le Jihâd du mouton pour la liberté pour tous n’est pas chose aisée. Il est même plus difficile et plus exigeant que toute autre forme de combat. C’est pourtant ce Jihâd qu’ont mené naguère nos plus illustres savants et certains y ont trouvé le martyr. C’est ce combat que mènent aujourd’hui � travers le monde, d’innombrables combattants de la liberté dont certains meurent sous la torture. Les rapports accablants des organisations de défense des droits de l’homme qui en témoignent ne sont pas exhaustifs mais attestent néanmoins que nos peuples sont largement représentés. Il est indispensable que les combattants pour la liberté d’opinion et d’expression soient dignes des martyrs de la liberté de tous les temps et qu’ils soient spirituellement prêts � cela. C’est le Jihâd suprême et il n’y en a pas de plus grand.

Je ne suis pas un adepte du Soudanais Taha Mahmoud, mais comment ne pas l’admirer. Il fut en effet jugé et condamné � mort pour apostasie � cause des idées exprimées dans un livre. Invité � se repentir, il s’y refusa préférant demeurer fidèle � ses convictions et mourir, � 70 ans, sous la potence avec le sourire aux lèvres.
QUE FAIRE ?

Tenir, résister � tout prix, mener le Jihâd de l’agneau, celui de Gandhi et refuser, en toutes circonstances, toute autre forme de combat quelques soient les provocations et les tentations.

Tenir compte de la réalité et chercher l’efficacité en toute circonstance, conformément � la règle d’or qui dit, que « Dieu ne charge personne au-del� de ses capacités ».

Tout un chacun est conscient de ses propres limites et de ce qu’il peut endurer. Le minimum requis est de tenir et de résister en silence, en refusant toute complaisance avec l’hypocrisie ambiante. Cela conduit toujours � faire le vide autour du pouvoir tyrannique et liberticide. Il faut admettre que même dans ce cas, les choses ne sont pas aisées. Le pouvoir tyrannique et ses inconditionnels ne supportent pas le silence et traitent avec hostilité tous ceux qui ne les suivent pas. Mais l’intellectuel fidèle � ses idées, � sa dignité et � ses obligations ne peut éviter les sacrifices et se trouve parfois contraint � faire un choix. Il suffit qu’il cède � la tentation ou � la peur et sacrifie le minimum requis pour qu’il perde sa qualité d’intellectuel et se range parmi les laudateurs des tyrans et les tortionnaires de la pensée libre et critique.
LE MUR DE LA PEUR

Il est absolument indispensable d’abattre le mur de la peur. C’est par la peur, la répression et la torture que les pouvoirs tyranniques dominent leurs peuples et particulièrement leurs intellectuels et leurs penseurs. Il n’y a malheureusement aucune issue pour sortir de cette situation sans payer le prix. Ceux qui l’ont payé sont très nombreux dans notre monde arabo-musulman et il incombe � tout intellectuel convaincu qu’il n’y a de salut que dans la liberté d,opinion et d’expression, de continuer ce Jihâd pacifique quelque soient les conditions.

Non � la langue de bois, il importe � chacun de nous, � chaque intellectuel, � chaque universitaire, � chaque penseur de refuser l’autocensure et la terreur intellectuelle partout où il se trouve, dans un colloque, un séminaire ou une réunion. Pour peu que les langues se délient et s’affranchissent de la peur et de la terreur et ce sont les portes du changement qui s’ouvrent. Cela est dans nos moyens. Nous avons besoin qu’une puissante conscience intellectuelle et universitaire naisse et se développe pour porter haut l’étendard des libertés, parce que telle est la fonction première de l’université et de l’intellectuel.

L’université est le lieu de production du savoir qui ne peut prospérer que dans un climat de liberté. On ne peut accepter de mettre l’université � genoux et de lui imposer la censure et le contrôle.

Non � l’amalgame et non � la confusion entre le pouvoir établi et la patrie. Le discours dominant des pouvoirs tyranniques et liberticides accuse de haute trahison ou du moins de non-patriotisme tout contestataire. La presse nationale déDite � longueur de journée son discours panègéryste et laudateur du régime. Plus elle l’exagère, plus elle est patriotique. Le résultat logique de cette confusion est qu’il n’y a de place qu’� « la presse nationale >>, c’est-� -dire asservie au pouvoir et chantant ses louanges. Bien plus, certains régimes poussent le ridicule jusqu’� faire de leur avènement, l’acte de naissance de la nation. Ainsi, nous avons une nouvelle nation avec chaque nouveau régime. C’est ainsi que les peuples sont soumis et abrutis.

Il importe donc que l’intellectuel refuse cette entreprise généralisée d’abrutissement, illustrée notamment par les résultats surréalistes des scrutins électoraux en vogue dans nos pays et de quelques rares autres dans le monde (Chine, Cuba) et qu’il s’oppose � l’abêtissement des peuples et de leurs élites. Des résultats qui dépassent l’imagination et que nous ne pouvons même pas contester. Bien au contraire, nous sommes tenus de les approuver et d’en faire l’éloge tout azimut. C’est le sommet d’une stupidité qui a fait de nous le carnaval du monde.

Il convient que l’intellectuel refuse tout cela parce que nous ne sommes pas moins dignes que tous les citoyens du monde développé dont nous savons, par les médias, comment ils sont traités. Les droits de l’homme sont universels et nous les méritons autant que les occidentaux. Nous ne pouvons accepter d’être avilis et méprisés dans ce que nous avons de meilleur, c’est-� -dire notre raison. Or l’on nous traite de débiles et l’on nous presse par-dessus tout d’acquiescer et d’accepter.

Nos régimes, qui s’imposent � leurs peuples par la violence, sont faibles parce que dépourvus de légitimité populaire malgré leurs scores électoraux surréalistes. Ce qui explique qu’ils avaient besoin en permanence d’une protection étrangère. Nos régimes sont incapables de régler leurs problèmes, aussi ont-ils passé un pacte avec le diable qu’ils introduisent chez nous pour perpétuer son agression sur nos patries.

Nos régimes ont humilié et réduit leurs peuples en esclavage, écrasé leurs intellectuels et mérité par la même occasion, le mépris de leurs propres protecteurs. À ce stade, l’intellectuel a le devoir de refuser et de dire non.
DE NOUVEAU QUE FAIRE ?

Désespérer et se soumettre ou bien choisir la voie de l’intérêt individuel et de l’opportunisme ?

Accepter l’offense � notre intelligence et se recroqueviller dans son réduit privé pour survivre et protéger son intégrité physique ? Toutes ces situations existent et ne manquent pas de justifications valables.

Mais il en existe d’autres, qui, � l’instar d’AlJâ’ad Ibnu Dirham et Mahmoud Taha, refusent cet état de choses. C’est � eux que j’en appelle pour organiser et conjuguer nos efforts avec tous ceux qui luttent � travers le monde pour la dignité et les droits de l’homme. La cause de la liberté d’opinion et d’expression est une cause commune � tous les hommes. Ses défenseurs ne connaissent pas de frontières et constituent une même famille dans laquelle le Chinois et le Tunisien par exemple, se retrouvent mutuellement solidaires. Nous avons besoin que partout dans le monde, dans chaque village et chaque quartier, des structures s’organisent pour mener le combat pour la liberté et contre l’abêtissement de l’homme.

C’est pour cette raison que je me suis associé, chez moi en Tunisie, � des intellectuels soucieux de défendre les libertés et la dignité humaine, loin de la politique et de ses clivages, pour fonder le « Conseil national pour les libertés en Tunisie>> et demander aux autorités compétentes sa reconnaissance légale.

J’estime que la constitution d’organisations similaires, dans chaque pays arabe et musulman, est de nature � contribuer, dans la discipline et la sérénité, � réveiller les consciences et � semer les graines de la paix, de l’amour, de la tolérance et de la fraterruté, sur la base du respect de toutes les opinions.

Je suggère aussi que, pour consacrer toutes ces valeurs, l’on fête � l’occasion de chaque ’Îd al’Idha, l’anniversaire d’Al-Jâ’ad Ibnu Dirham, symbole du martyr pour la liberté et la dignité humaine. Il conviendrait d’organiser � cette occasion, des colloques et des réunions pour étudier le problème de la liberté d’opinion et d’expression, évaluer notre situation et participer aux grands mouvements en faveur des droits et de la dignité humaine. C’est le devoir de nos intellectuels, de nos universitaires, hommes de lettres et artistes, vis-� -vis de notre civilisation. C’est leur devoir aussi envers l’Homme que Dieu a crée et voulu libre, � qu’Il a insufflé de Son esprit, qu’Il a choisi pour vicaire sur cette terre et a gratifié ainsi dans le Coran :

« Certes. Nous avons honoré les fils d’Adam. Nous les avons transportés sur terre et sur mer, leur avons attribué de bonnes choses comme nourriture et Nous les avons nettement préferés � plusieurs de Nos créatures ». Al-lsrâ’ (Le Voyage nocturne) Verset 70/17.

[NDLR : les notes de bas page, 6 et 7, bien que présentes sur la version papier, ont été accidentellement omises par l’éditeur du corps de l’article]

6. Voir : Khaled al-Ali, Jahm Ibn Safwân et sa place dans la pensée musulmane (en Arabe). Ed. Al ?Maktaba al ?Ahlia. Bagdad 1985.p. 51, qui cite et commente les sources. Al ?Jâ’ad Ibnu Dirham ne fut pas le premier martyr � cause de ses idées dans l’histoire musulmane, son supplice est devenu cependant métouymique de l’assassinat de la pensée. Selon nos sources, le premier homme assassiné en Islam pour ses idées, fut Mâ’abad allahni. Il était au service des Omeyyades avant de rallier la révolte d’lbn al ?Ach â. Arrêté, il fut exécuté en 82H/707.j.c., officiellement pour sa mise en question de la Providence et non pour motif de rébellion. (N.d.T)

7. Voir Le Monde 12-02-1999.

[1] Mobammed Talbi, professeur honoraire � la faculté des sciences humaines de Tunis. Spécialiste d’Histoire médiévale, il fut l’un des premiers précurseurs du dialogue Islamo-Chrétien auquel il continue de participer activement. Il est membre permanent de l’Académie Universelle des Cultures et membre fondateur du Conseil National pour les Libertés en Tunisie. Dernier ouvrage paru, Universalité du Coran, Actes sud, collection « le souffle de l’esprit », 2002.

[2] Ahmed Manai est l’auteur de Supplice tunisien – Les lardins secrets du Général Ben Ali, préfacé par Gilles Perrault, La Découverte, Paris 1995. Il dirige actuellement l’Institut tunisien des Relations Internationales � Paris (ITRI).

[3] Le Karakouz est le guignol du théâtre des marionnettes Ottoman (N.d.T)

[4] Ce passage a été reproduit dans le livre de Nicolas Beau et J.-P Tuquoi : Notre Ami Ben Ali, éd. La Découverte, Paris, 1999.

[5] Habib Tengour : Les gens de Masta. Éd. Sindbad-Actes sud. Paris 1997. Cité par Tahar Ben Jelloun. Le Monde (des livres) Paris 18.04.1997, p. 111.