Affiche de Art, cè, Seulement. Crédits Nawel Skandrani
Affiche de Art, cè, Seulement. Crédits Nawel Skandrani.

Non, tout acte artistique n’est pas forcément politique, et Non, tout acte artistique n’est pas forcément citoyen.

« Art/cè Seulement » n’en est pas à sa « première ». Sa représentation initiale a eu lieu en Mars 2011, lors du Festival « Danser à Tunis », au Théâtre Mad’Art Carthage. Depuis, cette création présentée comme étant un « spectacle-conférence » musical et chorégraphique, compte déjà à son actif treize représentations dans divers pays, entre la Tunisie (Tunis, Carthage, Hammamet), la France (Montpellier, Toulon), la Palestine (Ramallah), et la Jordanie (Amman).

Le 20, 21 et 22 Décembre dernier, nous avons assisté au dernier cycle d’« Art/cè Seulement » dans la capitale tunisoise, au théâtre « le 4ème Art ». Avec une chorégraphie (danse et jeu), un texte, une mise en scène et une scénographie réfléchis par Nawel Skandrani, et une musique dont la composition et l’interprétation sont l’œuvre de l’auteur, compositeur et interprète tunisien, Jawhar Basti, « Artcè/seuLement/”hersala@fen.faqat”est un spectacle créé dans l’urgence et sans soutien financier », déclare Nawel Skadrani. « Né de ma rencontre avec Jawhar Basti (qui vit et travaille entre Tunis et Bruxelles), ce spectacle flirte avec le théâtre, la chorégraphie et le concert. Le terme “spectacle-conférence” est un clin d’œil au texte qui est né d’un ensemble de témoignages personnels, de petites histoires et de petites résistances ».

Justement, l’appellation « spectacle-conférence » comporte en son sein une contradiction fondamentale, dans la mesure où le « spectaculaire » n’épouse en aucun cas l’objet « conférence », ce dernier étant naturellement conjoint à l’objet « scientifique ».

Dans le texte (puisqu’il s’agirait ici de « conférence ») d’« Art/cè Seulement », rien de scientifique. Juste divers saynètes, et/ou micro-récits pré (et/ou post) révolutionnaires, fragments existentiels « subjectivo-subjectifs » de Nawel Skandrani, qui décide de se regarder obsessionnellement dans un miroir. Attrayant de renvoyer son reflet sur l’histoire de tous les citoyens tunisiens, et sur la mémoire d’un peuple, réussit-elle son entreprise? Est-ce possible lorsque c’est uniquement le « soi » qui est mis en avant, comme centre de l’œuvre?

Rappelons d’abord que le secteur de la danse en Tunisie a germé et évolué dans un environnement dénué d’assistance, d’allocation, de contribution, voir même d’encouragement. Cela à un niveau décisionnel. Que dire de l’absence des largesses et des souplesses spirituelles ayant attrait aux mentalités sociales, communes mais également individuelles, dont l’art de la danse, comme affirmation et extraversion du « corps », a beaucoup souffert. Quand, à partir de l’Indépendance de la Tunisie en 1956 et la mort du Protectorat français, la danse est uniquement allouée à la bourgeoisie tunisoise et à la communauté aristocrate, elle reste depuis une activité marginalisée qui touche de très peu les profondeurs de la société, en effleurant à peine son noyau dur. Même si à partir des années 80, une rencontre fortuite mais fusionnelle entre les académiciens de la danse et la jeunesse urbaine autodidacte, réconcilie l’apprentissage du « conservatoire » avec l’apprentissage de la « rue » en consacrant la chorégraphie contemporaine comme expression artistique à part entière, encore présentement, les consciences collectives progressent très passablement et ne se transforment guère vers la réforme du secteur. Surtout avec la fermeture de la section « danse » du « Conservatoire National de Musique et de Danse », et l’amputation du « Ballet National », aujourd’hui disparu.

Pour et par la majorité, particulièrement pour les responsables gouvernementaux représentants « les Arts et la Culture », la danse n’est toujours pas considérée comme un métier et un art à part entière. Ceux-là mêmes qui ont supprimé son aide à la création et sa diffusion, et participé volontairement ou involontairement au maintien de l’ignorance qui entoure les territoires chorégraphiques.Il y a donc de quoi, et c’est absolument légitime, grossir les cœurs de la profession d’amertume et de désillusion.

La création de Nawel Skandrani en est une démonstration. Arrêtons-nous un instant sur son titre : “Art/cè Seulement”, dont les sonorités ont trébuchées sur plus d’une lèvre, impénétrable de part sa pesanteur linguistique, et qui veut mettre en lecture un « jeu » de mot entre le terme « Harcèlement », décliné ici sous la forme “Art/cè Seulement”.

Interrogée là-dessus, N. Skandrani estime que pour le titre d’une œuvre « Il n’y a ni pourquoi, ni comment. Le titre d’une œuvre [étant] inhérent[e] à la liberté de création de son auteur ». Certes. Cependant, lorsque l’on est un artiste qui s’adresse à un public, qu’elle que soit ce public, et non pas un artiste qui s’érige dans un monologue individualiste, l’on peut expliquer, ou tenter d’expliciter ses choix et partis pris artistiques, si bien-sûr l’opinion de ce public nous importe, celle qui passe par la compréhension du « pourquoi » et non du « comment ».

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Festival Danser à Tunis – Théâtre Mad’art – Carthage, Tunisie. Crédits Photos Nawel Skandrani

Dépassons maintenant l’intitulé de l’œuvre et tentons de nous glisser dans le propos de l’auteure, et sa mise en forme. Pensé et conçu « dans l’urgence » entre février et mars 2011, “Art/cè Seulement”, porte le costume du militantisme sans s’en réclamer… Entre mutisme et parole, mutisme de l’ère passée et parole (encore) muselée, nous y voyons des mains qui tentent de bâillonner une bouche, un corps qui d’images réelles en images subliminales enchainent les « cris » de rage, d’insoumission, de droit à la différence. Celle de créer et d’exister différemment. Entre son parcours artistique et son parcours citoyen, en passant par les méandres de l’administration et les aléas du gouvernement Ben-Aliens, Nawel Skandrani extériorise ses désastres et ses détresses sous le règne du « déchu ».

Avec un texte remarquable, qui garderait peut-être d’avantage sa profondeur intacte s’il était présenté différemment, nous saisissons que l’annonce de la déchéance progressive d’une institution n’a pas eu raison du reste. Mais qu’est-ce que le reste ? Est-ce l’œuvre de N.Skandrani ? Elle déclame à son propos : « Ceci est un témoignage, mon témoignage. 23 ans de résistance au quotidien, contre les vexations, les peaux de banane, les pressions, les injustices, les appels du pied pour être récupérée et achetée. Comment cultiver son jardin secret afin de continuer de rêver, de créer, d’exister […] sans devenir comme eux. Sans militer dans un parti ou être active dans une association. Juste une artiste citoyenne tunisienne, un électron libre qui dit non »

2- Festival Danser à Tunis - Théâtre Mad'art - 040311 - Carthage, Tunisie. Crédits Photos Nawel Skandrani (3)
Festival Danser à Tunis – Théâtre Mad’art – Carthage, Tunisie. Crédits Photos Nawel Skandrani

Admirablement accompagnée par la guitare, la présence scénique et la voix de Jawhar Basti, qui, malencontreusement, trouve difficilement sa place dans les dichotomies verbales et les désynchronisations corporelles de N. Skandrani, restant en désaccord quasi-totale avec la chorégraphie. Antagonisme qui existe également entre le texte et la danse. Pensant que cette rupture formelle, idéelle, voir sémantique entre le texte et la chorégraphie, comme écriture du corps, est initialement conçue de la sorte pour la mise en scène, sorte de contraste plastique et visuel, possible générateur de l’œuvre, nous avons questionné l’auteure qui a répondu : « C’est un spectacle […]destiné au départ à être un “one shot performance”. Rien n’est prémédité. Et mon rapport à la chorégraphie, à la danse et au mouvement est une histoire entre moi et moi-même. Je considère n’avoir, à mon âge et au stade de mon parcours artistique, rien à justifier quand je me mets en scène ». Même si nous ne demandions aucune « justifications » mais juste des éclaircissements sur le travail présenté, afin de remplir l’espace des points d’interrogations érigés sur les annales du public, avec la réponse de N.Skandrani, nous sommes restés au stade du « débroussaillage », celle-ci estimant qu’ « à [son] âge et au stade de [son] parcours artistique »,sa mise en scène se passe de toutes explications.

Le propre de la citoyenneté est de se risquer à oublier son « égo » pour faire valoir celui des autres comme possible renvoi identitaire. C’est ici même que s’opère l’alchimie du partage, même si nous avons l’impression de détenir les sources du savoir ultime, celui que personne ne possède. L’acte artistique citoyen c’est privilégier avant toute chose le message de l’œuvre pour réveiller toutes les consciences collectives, non pas celles uniquement élitistes, afin de sortir définitivement de l’esthétique du « narcisse » qui finit toujours par s’auto-dévorer, oubliant que c’est l’autre qu’il a devant lui et non pas lui-même.

Nous retiendrons quand même que ce « Corps », sujet et élément insaisissable de l’œuvre artistique chorégraphique, convoi de toutes les émotions, réseau perméable de toutes les énergies, est peut-être en danger de mort dans la Tunisie d’aujourd’hui, comme il l’a été lors de féroces dictatures où ce dernier ne fait que représenter l’interdit, le tabou, le pêché. Au même titre que toute expression qui se veut libre et indépendante.