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Mosquée Oqba Ibn Nafaa. 19 mai 2013. Kairouan. Crédit photo : Lilia Weslaty

[Reportage de Lilia Weslaty]

Après un long suspens, le congrès d’Ansar al-Charia prévu ce dimanche 19 mai à Kairouan n’a finalement pas eu lieu, suite à son interdiction par le ministère de l’Intérieur. Toutefois cela n’atteint en rien la croyance des salafistes en ce qu’ils appellent la « révolution islamique ». Au-delà de leur confrontation avec le pouvoir en place et avec les musulmans qui refusent leur méthode « djihadiste », les partisans d’Ansar al-Charia, notamment ceux que nous avons rencontrés à Kairouan, se voient comme des « justiciers au nom d’Allah pour instaurer la “Khilafa” [le califat]. Pour cela, ils doivent faire face au “taghout” [personne qui représente le summum de l’injustice et « qu’on peut tuer sans jugement selon la charia »] » sous toutes ses formes. Pour ces jeunes, seule la charia est salvatrice et pourra créer un nouvel ordre, plus juste, dans un système défaillant où la corruption ne cesse de sévir.[1]

 

Les salafistes, auto-proclamés justiciers contre le “taghout” : médias, forces de l’ordre, et les Etats-Unis 

Interdits de s’approcher de la Grande Mosquée, j’ai appris que les salafistes qui ont réussi à venir à Kairouan avaient trouvé refuge dans des mosquées et des associations connues pour être les antres du salafisme. Le 19 mai, jour du congrès, je suis donc allée à la rencontre des salafistes dans l’une de leurs mosquées, celle d’Abou Bakr Essediq, rue Haffouz, zone où des armes avaient été retrouvées quelques jours plus tôt.

Arrivée sur place, près d’un marché [2], et accompagnée de deux journalistes qui avaient le malheur d’être Américains, nous avons été mis à l’index, notamment quand l’un de mes confrères a utilisé son dictaphone pour enregistrer sans l’autorisation des « chefs de la mosquée ».

Nous avons été filmés comme des otages par les salafistes sur place, hués par la foule qui nous entourait et traités d’espions. L’un des présents a arraché le dictaphone de la main de mon confrère et l’aurait cassé en le jetant par terre si un autre ne l’avait pas arrêté quand je le lui demandé, car “un bon musulman ne ferait pas ça” lui-ai dit…

Nous avons été conduits au local de lAssociation de l’introduction à l’islam. Sur place, nous avons eu un échange de plus de 45 minutes au sujet du congrès, de la charia et de la religion en général, après avoir été accueillis avec des gaufrettes, du jus de fruit et de l’eau.

D’emblée, l’un des salafistes [3] a vivement critiqué la malhonnêteté des journalistes et des médias, affirmant qu’ils déformaient les faits en prenant comme exemple un certain “Edouard”, qui aurait dit qu’un voleur avait eu la main coupée par les salafistes alors qu’il n’en était rien.

« C’est l’Amérique qui combat ce congrès… Les mausolées sont incendiés : c’est nous qui sommes désignés coupables. On nous colle les histoires d’armes, et cette histoire de Jebel Chaambi, pareil … Pourquoi les médias n’en parlent-ils plus ? C’est une histoire montée de toutes pièces, je vous le dis. »

Un autre salafiste a commencé à nous expliquer la signification du mot terrorisme : « la réalisation de buts politiques à travers la violence » assurait-il avec conviction. Pour lui, les Etats-Unis ne combattent pas le terrorisme mais l’islam.

Le modèle que ces jeunes d’Ansar al-Charia veulent instaurer est celui de le califat ( “Al Khilafa” ), commandé par un « Emir des croyants ». On désignerait de « mécréant » [4] toute personne « qui dévie de l’islam », m’explique un autre salafiste.

Les salafistes, qui avaient à peine trente ans, nous expliquent aussi que « la réponse de la charia » est de « tuer celui qui sort de l’islam après vérification de son état mental et en présence de témoins ».

« Pourtant, nous n’avons tué personne et nous n’avons pas succombé à la provocation » nous affirment-ils

Entre temps, un autre salafiste venait nous voir par intermittence pour nous annoncer le soutien de leurs « frères d’Ansar al-Charia en Libye, en Syrie et en Algérie », sortis ce jour-là manifester leur soutien aux salafistes tunisiens interdits d’organiser leur congrès.

« C’est la révolution islamique ! … Sachez que grâce à nous il y a des caravanes d’aide, des familles qui survivent… Quant à cette histoire de Jebal Chaambi, qu’est-ce qui prouve que ce sont des salafistes qui y sont impliqués ? »

Ce dernier, suivait les informations des autres salafistes dans les pays à travers le réseau social facebook. L’ennemi pour ces djihadistes, dénommé “taghout”, a trois formes principales :

  • Les Etat-Unis, pays « colonisateur en Irak et en Afghanistan » ;
  • Le gouvernement, guidé par le parti islamiste Ennahdha, qui refuserait de mettre en place une constitution conforme à la loi divine en Tunisie ;
  • Les médias et les forces de l’ordre, qui « suivent les instructions de leurs maîtres ».

A la fin de cet interrogatoire passionnant où j’étais accusée d’espionne à chaque fois que je posais une question ou que mes confrères américains qui parlaient parfaitement l’arabe disaient quelque chose, le dictaphone a été remis à mon ami. “Nous avons tout effacé par contre” nous dit le salafiste … Contrairement à mes deux compagnons, j’ai eu droit à des cadeaux : un tapis pour la prière, un jeu d’enfant et un petit manuel sur l’islam. J’ai été en train de subir une opération de prosélytisme !

 

Pour l’imam de la Grande Mosquée, ces salafistes prônent l’exclusion

Dans la Grande Mosquée [5] , je suis allé rencontrer l’imam Taieb Ghozzi, qui assure le prêche du vendredi depuis que le grand cheikh de Kairouan, Abderrahmen Khlif est décédé en 2006. D’après lui, les partisans d’Ansar al-Charia veulent s’emparer de la religion.

« Le problème, c’est qu’ils veulent s’accaparer le mot “salafisme”, alors que tout musulman est en lui-même un salafiste puisqu’il croit au Coran et à la Sunna. »

L’imam qualifie les partisans d’Ansar al-Charia, de “têtus”, connus pour leur « dureté et leur “takfir” », puisqu’ils traitent ceux qui ne partagent pas leur avis de “koffars” [mécréants].

« Ils veulent faire leur congrès dans l’esplanade de la Grande Mosquée. Mais ils n’en ont même pas fait la demande. Ils agissent à leur guise en refusant tout dialogue. »

M. Ghozzi a nié avoir refusé de dialoguer avec eux : « nos portes sont ouvertes », affirme-t-il. Quant à l’interdiction du congrès par les autorités, elle relève pour lui du « bien du pays ».

Pour l’imam Taieb Ghozzi, aujourd’hui, le jihad en Tunisie est surtout d’ordre économique. Dans ses deux derniers prêches, il s’est concentré sur le droit au travail et du travailleur, ainsi que sur l’importance d’être perfectionniste dans son métier, comme le recommande le prophète Mohamed : « Allah aime, lorsque l’un d’entre vous fait un travail, qu’il le fasse parfaitement. »

« Ceux qui se font appeler salafistes se basent sur l’exclusion de l’autre. Ils sont corrompus par des discours extrémistes. »

Ce problème que vit la Tunisie aujourd’hui est pour M. Ghozzi dû au « vide et à l’arrêt de l’éducation religieuse, notamment celle émanant de la grande école de la Zeitouna ».

Mais ce que l’imam ne m’ a pas raconté et que j’ai découvert grâce aux habitants de Kairouan, c’est que l’un des leaders salafistes de cette ville n’est autre que Mohamed, l’un des trois fils de Cheikh Khlif.

Le cheikh n’a jamais voulu que son fils lui succède car il le jugeait indigne me confirmait les habitants. Après sa mort et grâce à la révolution, il est devenu l’imam des salafistes, ceux qui nous ont retenus dans la mosquée Abou Baqr Essedik ! Et c’est aussi lui qui a déposé une demande aux autorités pour le maintien du troisième congrès d’Ansar Charia.

Mohamed Khlif est pédiatre. Il est devenu «leader » des salafistes de la ville de Kairouan et d’Ansar al-Charia. Après la mort de son père, il a voulu prendre sa place dans la Grande Mosquée. Mais c’est Taieb Ghozzi qui est finalement devenu imam. Contrairement à ses deux autres frères, il est connu, dit-on dans la ville, « pour sa dureté et son esprit frivole ».

D’après une anecdote racontée par des habitants de Kairouan, pendant le mois de ramadan précédent, dans la journée, il aurait bu de l’eau avant la prière du maghreb pour annoncer la rupture du jeûne, chose qui avait choqué les Kairouanais. S’imposant comme guide et imam, il aurait accusé l’Etat d’avoir « volé aux musulmans  trois minutes ».

J’ai voulu le rencontrer, en vain…

 

Entre autorisation et déclaration, le gouvernement joue la carte de la désinformation

La veille du congrès, derrière la Grande Mosquée, les images du congrès de l’année précédente hantaient la place, encerclée cette-fois ci par des unités d’intervention vêtues de noir. Quelques habitants qui flânaient sur place se posaient la question : « Le congrès aura-t-il lieu comme l’année dernière, bien qu’il n’y ait pas eu d’autorisation pour les salafistes ? »

Ainsi, tout le monde parle « d’autorisation », notamment le ministère de l’Intérieur et les leaders d’Ennahdha. Pourtant, selon la loi tunisienne, la tenue d’un rassemblement dans un espace public n’est nullement soumise à autorisation, puisqu’il suffit d’envoyer au ministère de l’Intérieur une simple déclaration conforme à la Loi n° 69-4 du 24 Janvier 1969 réglementant les réunions publiques, cortèges, défilés et manifestation.

Récusant la tutelle d’Ennahdha et de l’Etat, le porte-parole d’Ansar al-Charia Seif Eddine Raies a lui insisté sur le fait que leur mouvement n’avait pas besoin « d’autorisation », puisqu’il « travaill[ait] pour Dieu »… Un usage du terme inapproprié « d’autorisation », qui laisse entendre un rappel à l’ordre du dominant politique en Tunisie, celui d’Ennahdha.

Après les événements du Jebal Chambi et l’assassinat d’un policier égorgé par des salafistes le 2 mai à Jbal Jloud (Tunis), le ton du gouvernement est en effet monté d’un cran, et les leaders d’Ennahdha ont riposté par des provocations verbales envers les salafistes. Le 13 mai, le vice-président du parti islamiste au pouvoir Abdel Hamid Jlassi a traité les membres d’Ansar al-Charia de « ghchacher » (gamins immatures) ; Abdel Fattah Mourou les a qualifiés de « fous » ; et Rached Ghannouchi les a désignés comme des « kharijites » (dissidents) lors d’une conférence de presse le 15 mai.

Certes, les salafistes ont défié l’Etat. Cependant, on peut se demander pourquoi le gouvernement ne s’en est pas tenu à la loi, sans déformer la terminologie juridique « autorisation/déclaration », et pourquoi les politiciens d’Ennahdha ont provoqué verbalement les salafistes.

Et finalement, très peu de médias ont parlé du dépôt d’autorisation effectué par l’association de Mohamed Khalif, fils du très respecté cheikh Abderrahman Khlif, le 14 mai pour la tenue du congrès.

Autorisation Ansar Charia

 

Découverte d’armes et de documents compromettants chez un extrémiste religieux à Haffouz, à Kairouan 

Le ministère de l’Intérieur a donc fini par interdire la tenue du congrès, en indiquant que les déclarations des responsables d’Ansar al-Charia étaient « un défi ouvert contre les institutions de l’Etat, une incitation à la violence contre elles et une menace à l’ordre public. »

Par ailleurs, le ministère a publié un communiqué informant l’opinion publique que le 16 mai, un jour avant l’interdiction du meeting d’Ansar al-Charia, un certain Walid.C, désigné comme un extrémiste religieux, avait été arrêté par les unités spéciales de lutte contre le terrorisme dans la circonscription de Haffouz du gouvernorat de Kairouan. Les agents ont retrouvé chez lui deux armes type Marakov et Skaravov, une arme Sable, 120 cartouches et des documents expliquant comment démanteler des armes et fabriquer des bombes. D’après le ministère de l’Intérieur, Walid. C a avoué son intention de cibler des agents de forces de l’ordre et des bâtiments de la police et de l’armée.

N’ayant pas expliqué dans son communiqué du 17 mai la relation entre l’interdiction du congrès et cette découverte d’armes, les autorités se sont mises en état d’alerte sur toute les routes menant à Kairouan, pour empêcher “l’exode” des salafistes venus à pied ou en louage. Ce n’est que le jour du congrès annulé, le 19 mai, que le Chef du gouvernement Ali Larayadh a affirmé sans équivoque, en marge de sa visite au Qatarn l’implication d’Ansar al-Charia dans des actes terroristes.

« Ansar al-Charia est une organisation illégale qui défie et provoque l’autorité de l’État. […] Elle est en relation avec le terrorisme et y est impliquée » a-t-il affirmé.

 

A chaque système défaillant, ses propres justiciers !

Face au problème du chômage et de la pauvreté [6], des milliers de Tunisiens, dont ces nouveaux partisans d’Ansar al-Charia, revendiquent un nouvel ordre des choses. Pour le sociologue Samir Amghar, « en adhérant à l’islam de ces mouvements, les jeunes pensent s’opposer à la société des “puissants” ». Internet et Facebook servent de moyens de communication avec d’autres groupes, vivant une situation similaire, celle d’être « victimes de l’injustice sociale », notamment dans les pays dits “arabo-musulmans”.

Par ailleurs, le discours du gouvernement tunisien ainsi que celui de l’élite et de l’opposition semble moins sensible à cette problématique. Certains appelleraient même à les emprisonner, voire à les oppresser, comme cela a été le cas sous le régime de Ben Ali. Esquivant les problèmes de fond, d’éducation et de chômage, les surenchères politiques entre opposition et gouvernement s’éternisent aux dépens d’une grande partie de la population, qui a besoin en urgence de solutions économiques et politiques pour faire face à plus de cinquante ans de marginalisation et d’injustice sociale.

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NOTES

[1] Selon le rapport de Transparency International 2012, la Tunisie occupe la 75e position sur 174 pays.

[2] Sur la rue Haffouz, le travail informel bat son plein. Rappelons qu’en 2012, le marché parallèle en Tunisie a été estimé à plus de 42 % de l’économie nationale, dépassant le seuil mondial supportable (40 %).

[3] Ils ont refusé de donner leurs noms.

[4] Mécréants, désignés par “koffar” en arabe.

[5] A Kairouan, la Grande Mosquée désigne celle de Oqba Ibn Nafaa.

[6 ] En 2011, Mohamed Ennaceur, ministre des Affaires sociales, a indiqué que le taux de pauvreté en Tunisie s’élevait à 24,7 %. Ce taux a été établi selon les standards internationaux, qui fixent le seuil de pauvreté à 2 dollars par jour et par habitant.