Il plaide pour une « charia intégratrice » et il estime que l’on peut être musulman en Occident sans trahir les Textes.

Petit fils de Hasan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans en Egypte, professeur à l’université de Fribourg, Tariq Ramadan, qui vient de la mouvance islamiste, est l’auteur de plusieurs essais sur l’islam en Europe :

Notre présence nouvelle en Occident nous met au défi de relire nos Textes. Distinguer avant toute chose les principes de l’islam de leurs vêtements culturels afin de parvenir à une définition de l’identité musulmane qui soit pertinente pour tout espace et pour tout lieu, telle est pour moi la première démarche de réforme.

Faut-il s’accrocher à ce que nous apportons avec nous comme musulman égyptien, pakistanais, turc ou arabe en Occident ? Faut-il que notre identité musulmane soit close dans un horizon culturel spécifique, ou faut-il l’ouvrir par le retour à des principes fondateurs ? Ceux qui ont vécu l’exil s’efforcent par réflexe « d’être musulmans comme on l’était là-bas », ils se tiennent au plus près des pratiques islamiques de leur pays d’origine. La dimension du renouveau est pourtant inscrite dans l’islam par le prophète même – « Dieu, dit-il, enverra tous les cent ans à cette communauté de quoi renouveler sa religion ». Elle nous invite à sortir de la confusion entre norme, principe et culture. La seule clé est, selon moi, la raison humaine, troisième source de la religion, immédiatement après le Coran et la sunna, à travers l’effort d’interprétation du Texte, l’ijtihad. Réformer notre lecture des Textes doit donc nous permettre de relever ce défi que nous lancent les sociétés occidentales dans lesquelles nous vivons, et non nous pousser à nous y protéger comme minorité. Ce sont à peu de choses près les mêmes défis, d’ailleurs, qui sont lancés aux sociétés musulmanes chez elles.

Les affaires de la cité ne sont pas en contradiction avec ma foi ou avec mes Textes. Je dois y participer, me tenir à une éthique dynamique de la citoyenneté active. Je pense avoir une source révélée qui invite mon intelligence à l’universalité. Ma raison part d’une révélation. Elle donne autonomie à une rationalité mariée à une éthique. Ailleurs, en Occident, on peut avoir une rationalité sans éthique.

Une deuxième démarche de réforme me pousse ainsi à distinguer les principes des modèles, en adaptant les méthodologies du fiqh (jurisprudence) en fonction des domaines d’application.

Dans sa compréhension large, ma charia, loi religieuse, permet ainsi d’intégrer tout ce qui est en accord avec mon universalité, quelle que soit la société dans laquelle je me trouve, et tout ce qui n’est pas en contradiction avec elle est en accord avec elle. En réalité, après état des lieux, peu de choses en Occident contredisent ma charia. Ce n’est pas parce qu’une Constitution est laïque qu’elle est en désaccord avec l’islam. Il y a là généralement de 80% à 90% d’acquis pour un musulman. On est piégé par le terme de laïcité, pourtant les principes y sont respectés. La liberté de conscience et de culte, en France, c’est un acquis, c’est l’application de ma charia. Là où j’ai dit ma profession de foi (chahada), je l’applique. Je ne crois pas comme beaucoup que l’espace hors islam soit l’espace de la guerre. Je crois avec Al-Mawardî (xie siècle) que, là où je suis, mon espace devient celui de l’islam, « l’espace du témoignage », synonyme de profession de foi.

Il y a encore vingt-cinq ans, on pensait qu’on ne pouvait rester dans un pays où l’alcool était permis alors qu’il nous est interdit. Or si nulle contrainte n’est exercée sur moi, je considère y avoir toute latitude d’action et de conscience.

Aujourd’hui, si des choses contredisent mes règles éthiques – par exemple l’obligation de souscrire à une assurance-vie pour un travail –, il me reste le domaine de la fatwa, toujours actif. Une fatwa circonstanciée, accordant une dispense au cas par cas. C’est très peu de chose. En redéfinissant ainsi le cadre d’une charia qui intègre, non pas complexée et minoritaire, j’ouvre le champ pour le monde musulman lui-même.

Cependant les réponses ponctuelles ne peuvent suffire quand le texte coranique est sans ambiguïté. Il reste ici le problème économique de la ribâ, « l’usure, l’intérêt », qui est harâm, « illicite ». On n’en sort pas. Et, pour moi comme pour tout musulman connaissant les Textes, l’économie classique, toute de spéculation, de tractations financières, loin des structures de production, de participation est aujourd’hui à 90% dans le domaine du harâm, en fonction de l’éthique musulmane. Jamais de l’argent ne doit faire de l’argent pour un musulman. Il doit être produit par le commerce. De l’avis de la plupart des savants, cela a pour conséquence de priver les musulmans de la possibilité du décollage économique. Ils ne peuvent pas prendre de crédit pour fonder une petite entreprise, seulement pour acheter une maison. Même si, selon Abu Hanifa (fondateur de l’Ecole hanéfite de Jurisprudence), en situation d’insécurité, on peut rentrer dans un système autre, il conviendrait de trouver, de l’intérieur, des portes de sortie plutôt que de tricher, comme le font les banques islamiques en plaçant sans le dire leurs capitaux dans l’économie classique pour ne pas perdre de l’argent.

Une vraie réflexion alternative s’impose donc ici, et le fiqh doit changer de méthodologie pour trouver des formules adéquates. Cela nécessite une vraie réforme. Or très peu de nos savants maîtrisent les instruments de l’économie.

Je viens de définir ici une identité jamais close, capable d’être pertinente et performante dans n’importe quel horizon. Une charia qui intègre et une identité qui interagit. Et ce travail de réforme et de lecture que je suis en train de faire est quelque chose que je ne propose pas seulement aux musulmans français, qui se débattent avec la laïcité française, mais aussi aux intellectuels, aux oulémas et à tous les musulmans.

Propos recueillis par Catherine Farhi

Le Nouvel Observateur, 4 juillet 2002