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technocuperman

Il est un sujet, probablement le seul, qui ait réuni le consensus de toutes les parties prenantes au « dialogue national », c’est l’accord sur les critères qui devraient présider au choix des membres du futur gouvernement. Ils devraient, de même que leur chef,  être: « technocrates, compétents et indépendants » pour reprendre les propos tenus par Monsieur Houcine Abassi sur la chaîne Al Wataniya 1, le mercredi 18 décembre 2013.

Mais depuis, Madame Raja Benslama offusquée par les déclarations, il est vrai affligeantes du Ministre de la jeunesse et des sport, a surenchéri en exigeant « des diplômes universitaires à tous les prétendants aux postes politiques », confondant ainsi culture, instruction, politesse, civilité, intelligence… et oubliant que ces diplômes qu’elle idéalise tant n’ont jamais protégé quiconque de la bêtise ni des velléités fascisantes qu’elle entendait dénoncer.

A l’approche de la formation du nouveau gouvernement, afin de se prémunir contre les mauvaises surprises et des futures déceptions et afin de ne pas se bercer d’illusions et de faux espoirs, il serait intéressant d’interroger et de tenter de déconstruire ces trois notions de « technocratie, compétence et indépendance » qui de prime abord paraissent constituer des évidences allant de soi.

Technocratie

Les avancées scientifiques, leurs applications techniques et l’avènement des technologies de l’information … ont complexifié la société. Cette complexité requiert à tous les niveaux le recours à des spécialistes, à des experts, bref à des techniciens dans pratiquement tous les domaines et tous les aspects de la vie. Et lorsque ces derniers prennent de l’importance et surtout exercent indirectement ou directement le pouvoir, on parle de technocrates.

C’est à ce niveau que les diplômes sont généralement exigés puisqu’ils garantissent la compétence potentielle de leurs porteurs, même si cela ne préserve en rien contre les faussaires et les imposteurs qui parfois font partie des plus hauts représentants de l’autorité morale comme on l’a vu en France cette année où un guide spirituel éminent s’est attribué indûment un prestigieux diplôme qu’il n’a jamais obtenu.

Quoiqu’il en soit, les diplômes ne sont pas la seule voie à l’expertise. Celle-ci peut être acquise en dehors des sentiers battus, grâce à l’accumulation de l’expérience ou à la promotion sociale par la formation continue, le recyclage, en somme tout ce qui est nommé de nos jours la formation tout au long de la vie et dont la figure populaire est celle de l’autodidacte ou du self made man.

Cependant, l’expert, malgré ses diplômes et /ou son expérience peut se révéler incompétent et les exemples sont légion en Tunisie et ailleurs. En outre, lorsque la technocratie confisque le pouvoir et l’exerce sans mandat populaire ou sans associer le peuple « incompétent », elle devient illégitime et anti-démocratique. Ne disposant d’aucune légitimité, elle peut dessaisir le peuple ou ses représentants de leur souveraineté et susciter l’hostilité, ce qui est en train de se passer, par exemple, à l’égard de la technocratie européenne qui produit chaque jour des eurosceptiques et ne cesse de réduire la participation aux élections pour désigner les Eurodéputés, accentuant ainsi le déficit démocratique des Institutions de l’Europe.

Compétence

En principe, le diplôme garantit la compétence dans une discipline particulière ou un domaine donné, or lorsque le technicien, le scientifique ou l’expert fait partie d’un gouvernement, sa compétence se trouve diluée puisqu’il s’agit de l’appliquer à un niveau plus vaste, celui d’un pays… ce qui requiert d’autres qualités, et notamment, en management et en leadership.

En l’occurrence, le succès et l’efficacité de l’action dépendent d’autres paramètres et se mesurent autrement que dans un laboratoire ou une entreprise. L’exemple nous est donné par le prototype des technocrates, les économistes dont certains étaient reconnus, primés et jouissaient d’une renommée internationale, pourtant ils ont mené leur pays et le monde à la catastrophe. En effet, étant donné l’état où se trouve le monde depuis bientôt deux décennies : chômage de masse, augmentation des inégalités entre les individus, les régions, les pays, Le Nord et le Sud…, dégradation des conditions de vie, aggravation de la pauvreté, destruction du milieu naturel, gaspillage des ressources … on ne peut pas dire que les économistes et leurs auxiliaires : ( les financiers, les experts, conseillers, les consultants, les traders, les golden boys, et toutes les sortes d’agence de notation…) ont fait preuve de compétence…

Au fait, pourquoi le gouvernement, qui est sur le départ, a-t-il demandé à la mi-décembre aux experts ( !), technocrates( !), compétents( !) et indépendants( !) de Standard & Poor’s de ne plus noter la Tunisie ?

Indépendance

L’indépendance des technocrates s’entend par rapport aux partis politiques voire par rapport à la politique plus généralement. Et cette indépendance résonne, d’une part, comme un écho du mythe de l’objectivité scientifique et technique ; d’autre part, comme un reflet de celui de la neutralité et de l’apolitisme du marché.

Il est aisé d’imaginer quelqu’un se déclarant et se ressentant apolitique et exempt de toute idéologie et il n’y a pas lieu de chercher bien loin, celui qui a failli être Premier Ministre, Jaloul Ayed déclare dans son livre ,Tunisie, la Route des jasmins, publié aux éditions de la Différence en janvier 2013 :

S’accrocher aujourd’hui à une idéologie quelconque, de droite comme de gauche, serait oublier que l’époque n’est pas aux hésitations ou aux débats sans fin, mais à l’action.[…] L’idéologie politique d’un parti ne peut, à mon sens, que nous détourner de la connaissance pratique issue de l’expérience des techniciens qui nous est nécessaire […] Je ne suis pas politicien. Je n’adhère à aucun parti ; jamais je n’ai ressenti le besoin de prendre part à une politique. Non par désintérêt de la chose publique – au contraire -, mais parce que j’ai toujours pensé qu’il s’agissait davantage d’un obstacle que d’une aide à l’accomplissement de mes ambitions.
Tunisie, la route des jasmins, Jaloul Ayed (pp.20-21)

La Tunisie l’ échappé belle ! Mais c’est franc du collier, frais, naïf et idéologiquement marqué, car il s’agit bien sûr de l’apolitisme du libéralisme voire de l’ultralibéralisme qui se croit et se déclare toujours hors idéologie, comme si l’éducation et la formation reçues, l’environnement familial et social, le mode de vie, les ressources, les intérêts n’avaient aucune influence sur l’individu !

Faut-il rappeler l’implication des techniciens, des experts et autres spécialistes dans la validation, la justification et la légitimation scientifique des intérêts privés des grands lobbies marchands et financiers ?Faut-il rappeler enfin que dès qu’il y a commande, dès qu’il y a contrepartie, il y a entente et interdépendance ?

Moutons à cinq pattes

Trouver une équipe gouvernementale qui réunisse les trois caractéristiques : (technicité, compétence et indépendance) relève de la gageure.

La première, la technicité, semble la plus facile à satisfaire mais se pose la question du choix de la technicité à privilégier.

La deuxième, la compétence, ne peut être mesurée qu’après coup et dans la durée, or l’équipe ne disposerait que de très peu de temps.

Quant à la troisième, l’indépendance, la plus volatile, est déjà contestable et contestée puisqu’il semble que des pressions étrangères aient imposé le choix de Monsieur Jomaa. Par ailleurs comment les futurs ministres resteront indépendants face à une ANC hostile ? comment préserveront- ils leur indépendance face à une grande administration, à des gouverneurs, à des fonctionnaires acquis à Ennahdha car nommés par elle ?

Au fait, exiger de telles « qualités » des nouveaux ministres, n’est-ce pas un aveu, en creux, que les actuels en sont dépourvus ?