L’emblématique poète palestinien Mahmoud Darwich disait « nous souffrons d’un mal incurable qui s’appelle l’espoir ». Il parlait du Monde arabe qui se bat pour la libération et la dignité. En Tunisie, chacun de nous conjugue ce « mal » qui est espoir à sa façon et au dépens de son savoir-faire et de ses ambitions. Partant de ce même mal, Anouar Brahem a dédié son dernier album, paru en 2008, à Darwich, disparu la même année. Aujourd’hui, l’artiste tunisien continue à donner espoir au monde entier et au Kef en particulier par la musique.

C’est effectivement l’espoir et l’ambition qui ont ramené « The Astounding eyes of Rita » au Kef. Le Quartet Anouar Brahem, a atterri au Kef, samedi dernier juste pour un concert. Sa courte visite et ses rares passages médiatiques étaient suffisants pour passer son message fort d’amour et d’engagement envers son pays. Ce concert qui s’est déroulé sous l’initiative de son ami Kerim Remadi devrait éveiller la scène artistique tunisienne en brisant un peu cette centralisation culturelle, si pénible aux citoyens de l’intérieur de la Tunisie.

Le soir du samedi, la salle archicomble a été bercée par la musique emblématique du virtuose tunisien durant plus d’une heure et demie. A la sortie, les présents étaient encore sous le charme du ’oud d’Anouar Brahem, de la clarinette basse de Klaus Gesing, de la percussion de Khaled Yassine et de la basse de Bjorn Meyer. Le succès de l'”Astounding eyes of Rita” en live se révélait dans les yeux des participants, brillants d’allégresse et d’enchantement.

Il faut noter que l’artiste qui venait tout juste de réussir deux concerts à Téhéran n’était pas exigeant pour venir jouer au Kef. « Il nous a même proposé -nous a indiqué l’un des organisateurs- de contribuer aux dépenses de l’installation des lumières et du son dans la salle qui était mal équipée ; mais nous avons refusé. Déjà le fait qu’il ait accepté de jouer dans de telles conditions est d’une grande générosité de sa part… ». Et, pourtant, Anouar Brahem n’a pas caché sa satisfaction des conditions techniques du concert. On ne pouvait pas mieux espérer d’une salle de concert à 160 kilomètres de Tunis.

Avec peu de moyens et des sponsors, hélas, frileux même pour la culture, l’équipe organisatrice a dû se contorsionner pour boucler son budget. Ce qui ne l’a pas, du reste, empêchée de réussir ces rencontres culturelles du Kef. Cet événement issu de cet espoir de revoir la ville du Kef enchantée par l’art et la convivialité se révèle comme une forme de résistance face à un manque économique, culturel et social cruel.

Comme toutes les villes de l’intérieur, le Kef souffre d’une crise économique accentuée par la crise générale du pays. « Les dernières années, les hôtels accueillaient de moins en moins de touristes », nous explique un agent d’accueil de l’hôtel dans lequel nous avons passé la nuit. « Nous sommes fermés parfois pendant des mois … c’est la crise partout, nous confie-t-il. Quelques hôtels se convertissent en bars et cafés, mais ça ne ramène pas assez d’argent. D’autres risquent d’être vendus et transformés en d’autres commerces… », poursuit-il.
Pour pouvoir organiser « les rencontres culturelles du Kef », les organisateurs ont dû collaborer avec les hôteliers de la ville. «Le but était de donner une bouffée d’air à nos hôtels en cette période de crise. Cet événement pourra les aider, ne serait-ce que pour réparer les vitres cassées et remplacer les meubles usés. Ce genre d’événement, durant lesquels des centaines de touristes tunisiens et étrangers débarquent aide les professionnels du tourisme à résister à la crise… » nous explique Ramzi Jebabli, directeur du centre artistique “Café Théâtre du Nord” à Tejerouine et organisateur de l’événement avec la collaboration du Centre Dramatique et Scénique du Kef. Passionné par la culture et l’art, ce jeune avocat a déjà organisé le concert de “Gultrah Sound system“, en décembre 2012 au Kef. Son objectif est de réanimer sa ville et sauver son économie -y compris- grâce à la culture.

Cette démarche aspirant à la décentralisation culturelle et économique n’était pas aisée. Malgré les prix bas des tickets (10 et 20 dinars), il y avait une majorité tunisoise dans la salle. Une des participantes à cet événement nous a expliqué que « les Tunisois sont plus sensibles à la musique d’Anouar Brahem. Cet accès plus facile à l’information (le concert du kef) et à la culture est un handicap enraciné depuis des décennies dans notre pays. Il est donc difficile d’imaginer la salle du concert remplie en majorité par les locaux… ». Une dame kasserinoise présente dans la salle a témoigné : « je ne connais pas Anouar Brahem mais je suis venue pour « El lamma » (dit–elle en souriant) et pour changer d’air… mon fils, fan de l’artiste m’a confirmé que ça vaut le détour … ».

Ce combat d’accès à la culture dans les régions ne peut pas réussir sans une forte volonté politique. Encore du pain sur la planche pour le pouvoir qui croit encore qu’augmenter le budget du ministère de l’Intérieur sans booster celui de la culture pourrait être payant !