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Le 13 aout dernier, Human Rights Watch (HRW) a publié un communiqué de presse concernant la suspension des activités de 157 associations décidée par le Premier ministre, Mehdi Jomaa. Et cela en réponse aux liens qu’entretiendraient celles-ci avec des groupes terroristes.

Les autorités tunisiennes ont de bonnes raisons de combattre le terrorisme mais elles ne devraient pas agir en dehors du système judiciaire et bafouer des droits protégés par la Constitution et par la loi.
Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord

Ayant pris contact avec 12 associations suspendues, HRW a obtenu des détails sur les notifications reçues par celles-ci, sous la forme d’un formulaire type dont le titre est : « Décision de suspension d’activité » de la part du gouverneur régional. La loi utilisée par le gouvernement Jomaa n’est autre que la loi n°52 du 13 juin 1975 et particulièrement les articles 10 et 11.

Cette loi confère aux gouverneurs les pleins pouvoirs pour superviser les activités des organismes percevant un fond public, mais aussi le maintien de la sécurité et de l’ordre public au sein de leurs gouvernorats.

Or, ce que semble oublier Mehdi Jomaa et sa cellule de crise, c’est l’utilisation immorale de cette loi par Ben Ali et ses caciques, durant son long règne. En effet, combien d’associations ont-elles été mises au ban par le biais de cette loi ? Combien de membres de ces associations ont par ses effets croupis, à tort ou à raison, en prison ?

Peut-on utiliser une loi aussi liberticide pour « lutter efficacement contre le terrorisme » ?

L’émotion n’a jamais été bonne conseillère, et encore moins, quand on connait les réflexes pavloviens dont souffre le Tunisien, quand il s’agit de sa sécurité, que ce soit sous Bourguiba, Ben Ali ou aujourd’hui sous le gouvernement Jomaa : « Je te cède mes libertés à condition que tu me débarrasses de cet ennemi qui rôde près de ma porte » peut on entendre un petit peu partout dans les rues de Tunis. Il est des habitudes qui ont la peau dure. Celle-ci en est un exemple flagrant.

Or, là où Mehdi Jomaa et sa cellule de crise auraient pus contourner un tel tollé, c’est en recourant à des lois bien moins liberticides régissant les associations. Car oui, il en existe qui, non seulement, légitiment une telle action, lui confèrent un caractère judiciaire et par là même lancent un signal fort à l’attention des institutions judiciaires tunisiennes, mais surtout et principalement un caractère éthique et démocratique.

Comme le signale Human Rights Watch, il s’agit du décret loi n°2011-88 du 24 Septembre 2011 relatif aux associations. On rappellera que cette loi est venue se substituer à une loi répressive, antérieure, qui considérait la liberté d’association comme un crime de lèse-majesté. Aux termes des articles 3 et 4 de cette loi de 2011 il est stipulé que :

Dans le cadre de leurs statuts, activités et financement, les associations respectent les principes de l’Etat de droit, de la démocratie, de la pluralité, de la transparence, de l’égalité et des droits de l’Homme, tels que définis par les conventions internationales ratifiées par la République Tunisienne.
Article 3 du décret loi n°2011-88 du 24 Septembre 2011.

Il est interdit à l’association :

Premièrement : De s’appuyer dans ses statuts ou communiqués ou programmes ou activités sur l’incitation à la violence, la haine, l’intolérance et la discrimination fondée sur la religion, le sexe ou la région.

Deuxièmement : D’exercer des activités commerciales en vue de distribuer des fonds au profit de ses membres dans leur intérêt personnel ou d’être utilisée dans le but d’évasion fiscale,

Troisièmement : De collecter des fonds en vue de soutenir des partis politiques ou des candidats indépendants à des élections nationales, régionales, locales ou leur procurer une aide matérielle.

Cette interdiction n’inclut pas le droit de l’association à exprimer ses opinions politiques et ses positions par rapport aux affaires d’opinion publique.
Article 4 du décret loi n° 2011-88 du 24 Septembre 2011.

La question qui se pose de prime abord est : comment nombre de ces associations, dont les statuts ne répondent pas aux critères, ont-elles pu voir le jour ? Et en supposant que leurs autorisations d’activité aient été facilitées par une politique de copinage de l’ère de la Troika, comment les empêcher de continuer à sévir, à présent ?!

La réponse se trouve dans l’article 45 de ce même décret loi de 2011 qui stipule que :

Pour toute infraction aux dispositions des articles 3, 4, 8 deuxièmement, 9, 10 deuxièmement, 16, 17, 18, 19, 27, 33 deuxièmement et quatrièmement, 35, 37 premièrement, 38 premièrement, 39 premièrement, 40 quatrièmement, 41, 42, 43 et 44, l’association encourt des sanctions conformément aux procédures suivantes :

Premièrement : La mise en demeure :

Le secrétaire général du gouvernement établit l’infraction commise et met en demeure l’association sur la nécessité d’y remédier dans un délai ne dépassant pas trente (30) jours à compter de la date de notification de la mise en demeure.

Deuxièmement : La suspension d’activité de l’association:

Si l’infraction n’a pas cessé dans le délai mentionné au premier paragraphe du présent article, le président du tribunal de première instance de Tunis, décide par ordonnance sur requête présentée par le secrétaire général du gouvernement, la suspension des activités de l’association pour une durée ne dépassant pas trente (30) jours. L’association peut intenter un recours contre la décision de suspension d’activité conformément aux procédures de référé.

Troisièmement : La dissolution :

Elle est prononcée par un jugement du tribunal de première instance de Tunis à la demande du secrétaire général du gouvernement ou de quiconque ayant intérêt et ce, au cas où l’association n’a pas cessé l’infraction malgré sa mise en demeure, la suspension de son activité et l’épuisement des voies de recours contre la décision de suspension d’activité.

Ainsi, seul un tribunal, aux termes de cette loi, est habilité à décider de la suspension ou de la dissolution d’une association.
Or, sur les 12 associations dont Human Rights Watch a reçu les notifications, aucune n’a été préalablement mise en demeure, vu que le gouvernement à décidé l’application de la loi de 1975.

Loin de nous l’idée de faire l’avocat du diable. Mais nous rappellerons seulement que les articles 35 et 49 de la Constitution tunisienne, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ratifié par la Tunisie en 1969, ainsi que la Charte Africaine des Droits de l’Homme ratifiée en 1983, font de la liberté d’association un droit inaliénable.

Or si tel est le cas, et face à l’épineuse question terroriste, il convient de se poser la question suivante : pourquoi les membres n’ont pas été arrêtés si une telle accusation pèse sur eux ?

En agissant de la sorte, Mehdi Jomaa et sa cellule de crise, retombent dans les travées d’un passé récent au cours duquel la présomption a force d’accusation. Pire encore, la loi liberticide de 1975 utilisée ici nous rappelle encore une fois combien les bribes du passé peuvent être vivaces et leur utilisation, oh combien dommageable pour notre processus démocratique en bas âge au sein duquel l’appareil judiciaire, force vive de toute démocratie, est malgré lui mis en retrait.