[NDLR : réaction d’Angelica à l’article de Mourad Dridi publié dans cette même rubrique.]

Liberté, libéralisme. L’un a-t-il forcément besoin de l’autre pour vivre ? La liberté est un droit naturel, dit le libéraliste. Il s’agit quand même d’une nature qui n’a pas été immédiate, ni dans les faits, ni dans les idées, pour l’homme.

Quand on examine l’homme et ses idées sous la couture de l’histoire, il existe un obstacle presque infranchissable à la compréhension pleine des idées. Le libéralisme naît quand le concept d’individu se développe : l’un crée l’autre ? Aucun argument convainquant ne pourra le déterminer. Il est certain que la démocratie occidentale moderne tire ses origines tout à côté du libéralisme et de l’individualisme naissants. Mais pas seulement : d’autres courants de pensées, d’autres idéologies voient alors le jour, et ont oeuvré pour la démocratie et la liberté. Il ne suffit pas d’affirmer pour réviser l’histoire. L’anarchisme, le socialisme et le libéralisme se sont combattus autant qu’ils ont lutté, y compris par leur bataille entre eux, pour l’avènement de la démocratie. C’est de la pluralité, de leurs différentes conceptions de la réalisation de la liberté individuelle qu’est née la démocratie actuelle.

Revenons à l’histoire de la démocratie. Il existe hélas peu de moyens, à part une imagination fertile, pour connaître la nature de la démocratie grecque ancienne. Elle concevait sans doute une sorte d’individualisme, qui la fait souvent admirer pour sa “modernité”. C’est oublier le substrat profond de cohésion sociale qui est forcément à la base de chaque groupe dans le temps ou dans l’espace. Il nous est inaccessible de l’extérieur, on ne peut pas prétendre le comprendre et l’interpréter qu’en pêchant par sociocentrisme sauvage. Ce qu’étaient les fondements et significations d’individu, liberté, démocratie pour les grecs anciens est forcément bien différent de ce que nous en pensons aujourd’hui. La nature même de cette démocratie, devenue référence idéalisée et référent mythique au-delà même des critiques admises, est limitée à la définition de demos d’abord, puis à la petitesse du territoire d’application, défendu et fermé comme le village d’Astérix, et durant une période somme toute assez courte.

Le siècle des Lumières s’est beaucoup intéressé au monde classique. C’était déjà le cas de la Renaissance, qui est à l’origine des prémisses de l’individualisme. L’individu des Lumières se passionne pour toutes les manifestations de la pensée classique, art, philosophie, politique. Il y voit sans doute la sublimation de ses propres aspirations individualistes, libertaires et progressistes naissantes. C’est par le biais de soi comme aboutissement d’une histoire linéaire progressive que l’homme des Lumières considère l’époque classique comme l’annonce (“si moderne”, pour faire un pied de nez terminologique) de sa propre pensée. Cette idée sera remise en cause énergiquement plus tard, dès que l’échec de la vision linéaire sera consommé par les dérapages en termes de libertés notamment. Le mythe était si alléchant et la facilité d’application de la linéarité si tentante qu’il a été néanmoins long à mourir, et il perdure encore dans tant de têtes. La diversité semble être une idée difficile à admettre, tant elle remet en cause les fondements fantasmatiques et sociaux identitaires de la personne. Pourtant, le monde grec a développé un concept indissociable du reste, celle de l’idée (platonique), de la référence supérieure, du suprasensible comme origine du sensible. Aristote lui-même considérait la catégorisation comme l’expression d’une idée préexistante. C’est loin, très loin de l’autodétermination : c’est là le pouvoir à double tranchant du mythe fondateur.

Quand le libéralisme est apparu, d’autres courants l’ont accompagné, issus des mêmes principes naissants, et principalement l’anarchisme et le socialisme. Chacune de ces idéologies a soutenu et soutient qu’elle est seule garante de toutes les libertés. Idéologies sublimes, elles ont à elles trois, ensemble, dans une dialectique au sens classique. Chacune d’entre elles a trouvé pour un temps plus ou moins long un territoire d’expérimentation et de réalisation de son utopie. Chacun a échoué, aussi, dans l’oppression, le bain de sang, l’inégalité, le mépris de l’individu. Chacun a en effet exclu la présence de toute autre idéologie. L’utopie est fragile, et l’idéologie se fragilise à son contact. Toute diversité devient destructive dès qu’elle remet en cause par son existence et par la création d’un débat et d’une opposition les fondements de la croyance : car toute idéologie repose d’abord sur l’intime conviction et la croyance (exprimées par des mythes, et donc totalitaires). Le libéralisme politique au pouvoir et la création sur cette base des Etats-nations ont mené, ne l’oublions pas, à la crise économique du début du XXe siècle, aux crises politiques et enfin aux totalitarismes qui ont remplacé ces faibles tentatives. C’est bien les peuples qui ont crédité ces totalitarismes, eux qui les ont mené au pouvoir, dans l’espoir de réduire les conséquences de l’échec et dans une course en avant, dans la continuité naturelle de l’idéologie unique et exclusive, suite à une crise identitaire traumatisante. Ces peuples n’étaient-ils pas culturellement prêts encore à la révélation ? Il est une équation absurde du libéralisme, celle de la gestion de masse des individus. Elle mène à toutes les aberrations : l’individu prime : mais il faut le normer ; le droit naturel prime : mais la loi doit le normer pour l’appliquer ; et enfin le droit naturel prime sur le droit social, et l’efface, même si ils ne sont pas forcément en opposition.

Le libéralisme considère que la seule démocratie vraie est celle qui s’appuie sur lui. Aucune autre idéologie n’est admise, aucune opinion : mais le droit naturel est primordial. Comment concilier l’interdiction avec l’idéal libertaire total ? D’un autre côté, comment concilier l’idéologie pure avec l’existence d’autres tendances idéologiques ? L’idéologie pure mène forcément au totalitarisme.

L’histoire tunisienne moderne et contemporaine prouve si besoin était encore combien une idéologie victorieuse sur les autres sans aucun rempart dérape rapidement vers le totalitarisme. Ce n’est pas l’opposition individu/total qui indique la distinction entre démocratie et totalitarisme. Chaque idéologie, celles de l’individu prioritaire, celles du total prioritaire, sont totalitaires dans leur application, car exclusives et excluantes. Le programme du libéralisme prévoit la séparation du pouvoir et de l’opinion ? il s’autoproclame seule opinion républicaine. C’est l’idéologie pure qui doit être séparée du pouvoir, non pas par l’exclusion mais par la gestion et l’intégration de la diversité, de la pluralité.C’est le débat toujours en cour qui est la garantie de la liberté et de la démocratie, c’est l’alternance, c’est la défense du droit inaliénable de chacun à exprimer y compris au niveau politique, et toute liberté, son opinion. C’est la seule forme crédible de contre-pouvoir, pour qu’il ne soit pas un fantôme d’opposition d’opérette telle celle légale tunisienne qui s’est récemment fait remarquer par son plein soutien au régime en place.

Les trois points fondamentaux du libéralisme, droit à la sécurité, à la propriété, à la liberté (dans cet ordre, ça ne s’invente pas), sont bien ceux qui sont affichés également par le régime dictatorial du changement du 7 novembre. On ne s’étonne guère de lire le chef de file du libéralisme tunisien actuel, Madame Neila Charchour Hachicha, se proclamer ouvertement pro Ben Ali. La pratique du sabotage de tout débat, le remplacement de l’argument par l’insulte et les tentatives de déclassement de l’autre, le mépris de la diversité d’opinion, l’utilisation de mots-clés opportunistes, la monopolisation de l’espace de discussion par l’occupation stérile et imposée, de la part des tenants auto annoncés du néo-libéralisme tunisien, montrent sans détours leur incapacité à garantir les libertés et les droits naturels qu’ils brandissent tel un étendard populiste. On nous rappelle fort à propos combien le libéralisme tunisien a toujours été proche, lié étroitement avec la dictature.

Faut-il fuir le libéralisme à tout prix ? Ce serait jeter le bébé avec l’eau du bain. Si les préceptes de réalisation de l’utopie sont totalisants, les concepts qu’il dégage, liberté, égalité en droits et devoirs, droit naturel, sont sans aucun doute une nécessité pour chacun. Ce que l’idéologie ne peut pas concrètement, elle le peut par la création d’idéaux et principes fondamentaux de la société. C’est bien l’idéal de droit naturel qui est à l’origine des Droits de l’Homme. Chaque idéologie a son crédit d’idéaux de liberté et de justice. C’est dans le débat et la pluralité, la non-exclusion des idéologies et des opinions, que se trouve la base réelle et réaliste de la démocratie vivante.

Angelica