Amin Ben Mansour, gérant de Downtown
Amin Ben Mansour, gérant de Downtown

Ce soir-là, les jeunes attablés dans le café, cigarettes à la main, sont scotchés devant l’écran. Il paraît que c’est un match de foot crucial. Sur les murs, des affiches de films et des posters qui rappellent le New-York des années 50. Livres et DVD sont entreposés sur le comptoir, pour que chacun puisse se servir. Nous sommes au centre-ville de Gafsa, à l’étage d’un petit immeuble non loin d’une des artères principales de la cité. C’est ici qu’est né le premier café culturel de cette ville, rebelle et sinistrée. Lorsque le jeune patron débarque, il s’excuse presque : « On est obligé de faire des concessions, si les jeunes demandent à voir un match de foot, je ne peux pas refuser ! ».

Amine Ben Mansour a créé ce lieu en septembre 2013. Il n’avait alors que 25 ans. « Je venais de terminer mes études de géologie à Bizerte, et il n’y avait pas de travail à l’horizon. Alors, avec mes frères ont s’est lancé dans ce projet », raconte-t-il. Déjà, en 2010, l’idée lui trottait dans la tête.

J’ai grandi à Gafsa et le constat aujourd’hui est terrible : pas de salles de cinéma, pas de théâtre, et une maison de la culture qui ne propose rien. Il y a un vide culturel qu’on voudrait combler, comme on peut.

Et puis, Amine Ben Mansour fait partie de ceux dont la culture entrepreneuriale fait rêver : la prise de risque, l’utilité sociale et l’indépendance sont autant de défis qui l’ont motivé à se lancer.

« C’est un lieu qui m’inspire »

DownTown s’articule autour de quatre axes : le cinéma, la musique, la lecture et une sociabilité à la fois intelligente et participative. Une fois par semaine, Amine Ben Mansour propose la projection d’un film. « Nous proposons des films commerciaux, mais aussi du cinéma d’auteur avec pour objectif d’amener le public à réfléchir sur des questions importantes comme les luttes sociales, le droit des femmes ou encore l’environnement », précise-t-il. Chaque projection est suivie d’un débat : une occasion rare pour de nombreux jeunes d’échanger et de débattre. Plusieurs concerts ont également été organisés, afin d’encourager les musiciens locaux, mais aussi faire découvrir aux clients du café des musiques qu’ils ne connaissent pas. Puis, il y a la lecture. « Nous avons mis des livres à disposition de nos clients, et nous avons fait en sorte que le lieu donne envie de lire. D’ailleurs, il y a un groupe de filles qui viennent régulièrement ici échanger des livres », se réjouit le jeune entrepreneur. Enfin, le café est aussi devenu un lieu de rencontre des personnes actives dans la société civile :

Il y a beaucoup d’associations qui se retrouvent chez nous, pour prendre un café et avancer sur des projets.

L’occasion de créer des synergies entre les différentes forces de la société civile, de faire participer les jeunes lycéens aux enjeux de la ville ou encore de pousser les discussions un peu plus loin.

Membres de l’association culturelle Mash’hed, Emna et Mohyeddine sont des habitués du café. « C’est un lieu qui crée du lien social, où on est bien. C’est le repère de beaucoup de jeunes gafsiens passionnés de culture », explique Emna. « Avec les membres de l’association, on s’y retrouve quasiment tous les jours en fin de journée ». Mais tous ne sont pas venus d’eux-mêmes au départ.

C’est un nouveau concept à Gafsa, alors il a fallu aller vers la population pour les inciter à venir, et ça a fini par porter ses fruits !, lance Amine Ben Mansour.

Au fond de la salle, deux jeunes hommes échangent, l’un tient un oud à la main : « On aime venir ici, parce qu’on y retrouve des amis, mais surtout parce que c’est un lieu qui m’inspire et où je peux jouer de la musique ». Les clients sont plutôt jeunes, dans la tranche d’âge 25-30 ans. « C’est vrai que les habitués sont de la même génération, mais cela ne nous empêche pas de recevoir régulièrement d’autres profils de tous les âges, des professeurs, des écrivains, des réalisateurs ou simplement des gens de passage », indique Amine Ben Mansour qui se réjouie également « que beaucoup de filles viennent ». En effet, à Gafsa, les cafés du centre-ville sont souvent réservés aux hommes, et dans la périphérie, les cafés branchés sont des lieux de dragues où « les filles ne peuvent pas être tranquilles ». Ainsi, Amine Ben Mansour a imposé dans son café le respect stricte de la femme : « les jeunes l’ont compris, ici ils n’ont pas intérêt à embêter les filles ou à les regarder de travers ». Enfin, l’idée de ce café alternatif est aussi de proposer d’autres lieux de sociabilité que les habituels cafés devenus de véritables instances de paralysie sociale.

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Mais pour en arriver là, il en a fallu de la persévérance. « Nous y avons mis toutes nos économies et toute notre énergie ». Si les Ben Mansour ont dû emprunter 5000 dinars auprès d’Enda, leur objectif de départ était de rester dans la mesure du possible indépendant financièrement.

On a essayé de limiter au maximum les dépenses, en récupérant des choses à droite, à gauche et en faisant les choses nous-mêmes.

Deux années après, ce café culturel est-il économiquement viable ? « C’est sûr que ce n’est pas en faisant un café culturel qu’on s’enrichit, mais ce n’était pas le but. J’ai un salaire et la boutique tourne, c’est déjà ça ». Ce qui ne l’empêche pas de réfléchir à la prochaine étape : la création d’un véritable espace culturel à Gafsa.