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soufisme

Rarement avons-nous l’occasion de connaître des termes et concepts aussi mal employés que celui de soufisme. Certes, la science dite « du soufisme » (‘ilm at-tassawuf) peut prendre des manifestations bien diverses, selon la sphère socio-culturelle dans laquelle l’islam s’est établi. Il n’empêche que dans les couches occidentalisées de certains pays arabo-musulmans comme la Tunisie, la tendance à faire appel au soufisme pour justifier un dédain de la pratique religieuse contribue à flouter la définition de cette science subtile, qui a traversé les âges depuis la spiritualité des premiers temps de la Révélation.

Comme, par exemple, il ne suffit pas de se dire végétarien si on mange de la viande ou de s’affirmer marxiste si on n’a pas lu le Capital, il ne suffit pas de se réclamer du soufisme pour le devenir de facto : encore faut-il en connaître et appliquer les éléments immuables. Peut-être est-il donc nécessaire de redéfinir les grandes lignes intangibles du soufisme, tel qu’il est pratiqué par des millions de musulmans de par le monde, de la Chine au Sénégal, en passant par la Russie, l’Indonésie ou encore le Maghreb.

Le soufisme est consubstantiel à l’islam

Le soufisme non islamique ne peut exister, pas plus que le hassidisme non juif ou les ordres monastiques chrétiens … non-chrétiens. Les différentes voies (turuq) du soufisme diffèrent certes souvent par leurs pratiques, mais toutes se justifient par référence au texte Coranique et aux dits du Prophète. Le soufisme est une recherche intérieure de sincérité dans les pratiques d’adoration – personnelles et collectives – de l’islam. En cela, le dhikr, pratique centrale à toutes les voies soufies, n’est rien de plus qu’une pratique surérogatoire de l’islam, pratique qui, selon le Coran, est « ce qu’il y a de plus grand » (29 : 45) parce qu’elle permet cette « purification de l’ego » (tazkiyat an-nafs). Du coup, sans pratique religieuse, le soufisme cesse d’être, tout bonnement. Tout au plus peut-on vouloir pratiquer le dhikr sans pratiquer la prière obligatoire ou le jeûne, par exemple. Ces cas de figure sont rares, et ceux qui optent pour ce choix-là restent conscients de ne pas pratiquer comme ils le devraient. Ils chercheront donc à s’améliorer en tâchant de revenir à leurs pratiques d’adoration obligatoire (‘ibadat), afin de ne pas mettre, pour ainsi dire, « la charrue avant les bœufs ».

L’émergence d’un soufisme non islamique est une nouveauté

Il est si minoritaire, se référant si peu à la Tradition révélée (le soufisme hippy américain de Sufi Sam des années 60, ou celui d’Inayat Khan à Suresnes, par exemple) que les autres voies soufies n’hésiteront pas à les classer parmi les mouvements sectaires ou de développement transpersonnel avec à leur tête un « gourou », parfois thérapeute autoformé, qui a initié par lui-même un mouvement basé sur des considérations et expériences personnelles.

Le soufisme est une initiation

Auprès d’un maître spirituel (un shaykh ou un murshid), le cheminant (salik) va arpenter le chemin du dépassement de soi, jusqu’au dépouillement intégral de l’illusion d’exister en dehors de Dieu. De tous temps, dans la science du soufisme, c’est auprès d’un enseignant, héritier de la baraka (ou du « secret » (sirr) dans la terminologie soufie) du Prophète en sa qualité d’ « accoucheur de l’âme », que le cheminement sera effectif. Sans maître, il est voué à l’échec, puisque comme le veut l’adage, nul ne peut se sauver lui-même de la noyade ; en restant « entre soi », nul dépassement vers Dieu n’est possible puisqu’on érige en vérités absolues ce qui n’est que le fruit de son conditionnement émotionnel, familial, culturel et social. C’est en ce sens que s’est répandu l’adage soufi suivant : « Qui n’a pas de guide a Satan pour guide ». L’ego (an-nafs) est la partie de l’âme qui, orgueilleuse, est réceptive à l’idée que l’on n’a besoin de personne pour se réaliser. Or, comme le dit al-Ghazali, « Le novice qui veut suivre la Voie sans guide est comme le malade qui veut se soigner sans médecin ». Encore faut-il arriver à se considérer comme novice, comme malade et non comme un médecin soi-même ! Toute l’initiation au soufisme, c’est le chemin vers l’humilité de se considérer comme un « nécessiteux en Dieu » (faqir) et un simple adorateur du Très-haut.

Le soufisme est une science religieuse, appuyée par des savants exotériques

Que ce soient les quatre imams de la jurisprudence islamique, les savants médiévaux de renom tels Junayd al-Baghdadi (mort en 911), al-Hujwiri (c. 990 – 1077), al-Ghazali (1058 – 1111), Ibn Taymiyya (1263 – 1328), Ibn Khaldun (1332 – 1416), ou encore des contemporains comme l’ancien recteur d’al Azhar Abdelhalim Mahmoud (1910 – 1978), tous ont présenté et insisté sur l’importance du soufisme en tant que science islamique de la purification du « cœur ». Certains savants, comme Ibn ‘ata Allah al-Iskandari (c. 1250 – 1309), étaient aussi des maîtres spirituels. Principalement acharite et reconnaissant le caractère parfois métaphorique du Texte Coranique, ces ‘ulama sont les garants de la transmission d’un soufisme assumé comme islamique. Aucun initié au soufisme ne pense sérieusement qu’il est mujtahid, c’est à dire naturellement capable de connaître toutes les subtilités du dogme et de se créer ses propres règles de pratique de l’islam. Comme le dit le verset : « Sont-ils égaux, ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ? » (39 : 9). Il s’agit pour le soufi de reconnaître son ignorance et de s’en remettre à « ceux qui savent ».

Le soufisme n’est pas élitiste

Son message est simple et est à destination de tous. En réalité, la captation du soufisme – ou plutôt d’un « néo-soufisme » comme le nomme M. Sedgwick – par les élites sociales et bourgeoises comme elle l’est parfois en Tunisie, n’est finalement pas sans rappeler la captation des ressources financières par ceux-ci. Plus généralement, en Tunisie, cette récupération bourgeoise du soufisme rejoint un mouvement plus global, celui de la récupération d’une sorte de culture nationale quelque peu fantasmée : les hôtel-restaurants ryad, les fastueux dar Said ou dar Bouderbala, les tableaux auto-orientalistes des grands peintres nationaux modernes, les festivals de musique traditionnelle (qui ne s’adressent pas au peuple étant donné les tarifs), etc, tous les lieux où s’exercent les codes culturels bourgeois tunisiens vantent l’Orient – non celui de Kasserine ou du Caire, mais un Orient fantasmé. Reproduisant le modèle du colon français vivant dans le faste sur sa terre d’adoption, faisant travailler le peuple artisan et agriculteur à son profit et pour émerveiller les visiteurs de passage, la bourgeoisie tunisoise francisée qui a hérité des richesses à l’indépendance (et qui en a largement profité sous Ben Ali) se sert de la culture populaire et de l’artisanat tunisiens afin de se créer un monde franco-orientalisé en huis-clos fermé au petit peuple tunisien qui se voit privé, une fois de plus, du fruit de sa labeur.

Il en est donc de même avec ce néo-soufisme, qui s’affirme comme foncièrement bourgeois. Cette récupération du soufisme par l’élite, qui en fait un outil supplémentaire de domination et de captation des ressources culturelles, ne peut se faire qu’en vidant le soufisme de sa substance, foncièrement populaire, en le déformant de façon insidieuse à son profit. Quelques exemples pour étayer le propos : certes, le soufisme prône la liberté intérieure, le regard porté sur soi et non sur les agissements d’autrui. En effet, si préoccupé par l’examen de sa propre conscience et par un regard d’amour pour la Création, fruit de l’invocation, le soufi ne peut porter un jugement basé sur les apparences. Du pain béni pour la bourgeoisie qui n’en demande pas plus pour donner un alibi spirituel à son désir – tout terrestre – de liberté d’actions et à son refus du moralisme religieux. Boire du vin, par exemple, devient ainsi, citant Khayyam (qui n’est pourtant pas une référence soufie), un geste drapé d’élégance et de spiritualité. Ne pas pratiquer l’islam devient une sorte de revendication de liberté spirituelle adressée au docteurs de la Loi, voire au peuple et à leur foi de charbonnier. Citant également Rûmi (pourtant docteur de la Loi), ils évoqueront l’universalisme de la foi pour justifier leur absence de pratique religieuse, se donnant ainsi bonne conscience, peut-être même se considérant plus proche de la Vérité de l’islam que les musulmans pratiquants eux-mêmes. Ainsi le bourgeois tunisien est, du fait même qu’il ne pratique pas, détenteur d’une spiritualité et d’une intellectualité que le peuple, trop simplet, ne peut comprendre

Et alors, que cela peut-il bien faire ! A chacun ses croyances, après tout. Le problème est que ce détournement de la science du soufisme pose deux problèmes majeurs. Le premier, nous l’avons dit, c’est qu’il sert à la bourgeoisie d’alibi spirituel pour se considérer et se positionner au-dessus de la masse pratiquante, justifiant une fois de plus leur domination sociale. Le deuxième problème que cela nous pose est le suivant : présentant comme « soufi » un mode de vie occidental (donc « éclairé » selon les normes culturelles de la classe dominante tunisoise), non musulman et bourgeois, cessant d’être une émergence populaire et de se référer à la science islamique du tassawuf, le soufisme cesse d’être un potentiel rempart au littéralisme salafiste – qu’il soit piétiste ou guerrier, et ne peut pas contrebalancer le moralisme et le réformisme ikhwani. Se vidant de toute sa substance théologique et en devenant une sorte d’ersatz de spiritualité psychologisante réservée à l’élite, le soufisme devient juste un code de ralliement bourgeois, un ensemble de références plutôt creuses qui peuvent se partager sur Facebook ou lors d’un apéritif mondain, glosant autour de petits fours, à Gammarth ou à La Marsa.

Si l’on veut préserver l’authenticité et la popularité du soufisme, et ainsi en faire un véritable bouclier spiritual protégeant la Tunisie de ses tentations et frustrations totalitaires, il nous semble donc nécessaire de l’arracher des mains de la classe bourgeoise dominante afin de la rendre au peuple. On ne peut pas plus demander à la bourgeoisie de rendre le soufisme au peuple qu’on ne peut demander à des braqueurs de banque de rendre l’argent qu’elle a volé. Il faut que le peuple réclame son droit à une spiritualité authentique, à un soufisme islamique issu des tréfonds de son âme. Des voies soufies tunisiennes populaires, celles issues de la Madaniyya par exemple, loin de tout folklore pour touristes et bourgeois dépaysés existent et continuent de nourrir ses adeptes en toutes discrétion. Peut-être est-il temps de mieux les faire connaître. Mais pour cela il faut admettre que le soufisme est d’essence islamique et qu’elle ne peut exister sans pratique rituelle, sans théologie islamique … et sans musulmans.