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Le 5 mars 2016. Quelques jeunes âmes aux visages fatigués s’adossent aux murs du ministère de l’Emploi. Cela fait plus de 25 jours que les Messagers de la Steppe occupent les lieux, n’ayant pour fortune que quelques vieux matelas et de pales couvertures. Epiés par les regards inquisiteurs des policiers, harcelés au quotidien par les lazzis des badauds qui passent, les 32 jeunes hommes et femmes ne sont plus des individus séparés. Le sit-in est désormais un être collectif.

Ezzouhour, Thala, Kasserine Nord, Kasserine Sud, Jedelyane, El Ayoun, Hassi El Ferid, Sbiba, Haidra, Sbeitla, Mejel Bel Abbès, Foussana, Feriana ; les treize perles du chapelet qui embellit le cou de la Montagne, ne sont plus des noms de villes. Les treize délégations ont prêté leurs noms aux jeunes qu’elles ont envoyés à la Capitale pour négocier avec le pouvoir central.

Midi, je sors de l’hôtel 5 étoiles où politiciens, activistes et sociologues ont passé la matinée à analyser le personnage du jeune tunisien. « Une jeunesse assistée », s’est étalé à analyser un sociologue de l’Université de Tunis. « Une jeunesse qui rêve d’un poste dans la fonction publique et qui, pire, rêve d’y rester tout comme un clou s’oxyde dans un mur humide. »

Je traverse la rue. Je me trouve devant le ministère de l’Emploi. Deux fonctionnaires ; un homme et une jeune femme, sortent du bâtiment et tiennent à bien verrouiller la porte derrière eux, tout en jetant des regards de méfiance hautaine et hébétée sur les jeunes du sit-in.

Je m’approche de deux sit-inneurs. Je les salue. Ce sont les délégués d’Ezzouhour. Le plus jeune range un peu la couverture de laine, dépoussière le matelas et m’invite à m’asseoir. Le deuxième me tend un petit flacon de parfum en signe d’hospitalité. J’en mets un peu sur ma main. Je me présente et je commence la conversation.

Les analyses du sociologue, l’apologie de l’Etat innocent et pur qui ne peut plus embaucher tout le monde retentissent en boucle dans ma tête. Dépassée par le contraste interstellaire opposant les deux mondes qui se trouvent des deux cotés du boulevard de Ouled Haffouz, je décide alors de déballer mes idées devant ces jeunes Kasserinois. « Alors, dites donc, jeunes Kasserinois, on dit souvent que vous êtes fainéants, que vous n’aimez pas travailler, et que vous attendez toujours l’assistance de l’Etat ».

Ils me regardent avec stupéfaction. Je savais que je risquais là de fausser la conversation, mais les interviews aux questions classiques préparées à l’avance me paraissaient si inutiles. Et puis je savais bien, pourquoi ils étaient là et ce qu’ils revendiquaient. Les pancartes accrochées aux murs, aussi concises et simples soient-elles, résument une éternité d’oubli et de mépris. Kasserine, ce gouvernorat où les diplômés ont une probabilité de 80% d’être au chômage et d’y périr à petit feu, ce gouvernorat où la corruption gangrène dans les administrations, ce gouvernorat, si beau et grandiose malgré tous ses malheurs et ses privations, ce gouvernorat est ma terre natale, je le connais comme la paume de ma main, je n’avais point besoin de poser des questions.

Le plus jeune des deux sit-inneurs, celui qui arbore un tatouage de trois larmes au coin de son œil droite, sourit, et commence à parler, les lèvres sèches, la voix affaiblie par la grève de la faim – un sit-in pour ceux qui ne le savent pas est une épreuve pour l’âme et le corps.- « Et bien, ils ont raison, je ne veux pas travailler, je suis paresseux, je ne veux pas labourer la parcelle de terre que mon père possède, je ne veux pas travailler dans les dizaines d’usines qui animent la vie à Kasserine, je ne veux pas travailler dans le pôle universitaire moderne de la région. Oui, ils ont raison, je ne veux pas travailler dans le centre hospitalier universitaire, je ne veux pas travailler dans les entreprises technologiques qui vont être implantées dans le prestigieux technopôle de la ville, je ne veux pas travailler dans les structures culturelles et commerciales qui prospèrent près de chez moi, je ne veux même pas travailler dans les chantiers des routes modernes qui lient les villages et villes du gouvernorat… »

Assis sur le matelas derrière moi, un troisième jeune qui nous écoutait discrètement intervient : « Ecoutez ma sœur, vous êtes journaliste, n’est ce pas ? Allez faire le tour des chantiers de la capitale, interviewez les gens là bas, vous allez trouver que 99% viennent de Kasserine. »

Ce jeune homme brun au regard bleu profond si perçant, serait-il passé par l’épreuve des chantiers de la Capitale, se serait-il fait humilié loin de chez lui, dans le froid piquant ou la chaleur torride, qu’a-t-il vu le long de ses trente trois années de vie, à quoi ressemble son quotidien dans sa Foussana natale… Je n’ai pas osé lui poser toutes ces questions. Son regard perdu était braqué sur le grand hôtel d’en face. Interrompre le silence profond dans lequel il s’est recueilli m’a paru indécent.

A suivre…