Aider les migrants installés en Tunisie à parler des problèmes qu’ils rencontrent et sensibiliser les jeunes tunisiens à la question de l’immigration clandestine sont les objectifs de la pièce amateur « Nous vivons ici, nous sommes actifs », qui questionne et interpelle.
Deux jeunes se rencontrent. L’un est tunisien et vient d’être mis à la porte par son père, l’autre est camerounais, sans-papiers. Ils sont tous les deux à la recherche d’un travail, mais après avoir essuyé plusieurs échecs et un accrochage avec la police, ils décident de quitter la Tunisie pour l’Europe, clandestinement. La pièce s’arrête là. Le metteur en scène, s’inspirant du Théâtre de l’opprimé, propose aux spectateurs de monter sur le plateau et de rejouer une scène qui apporte une solution à une situation critique. En effet, le théâtre des opprimés, une méthode créée dans les années 70 par le metteur en scène brésilien Augusto Boal, a pour objectif d’aider à comprendre des situations d’oppression et d’explorer les chemins pour trouver une solution. L’idée est donc de mettre en scène des situations d’injustices ou de difficultés, jusque-là invisibles et d’utiliser le théâtre comme un moyen de connaissance et de transformation individuelle et collective. Augusto Boal voulait également tourner le dos au « théâtre bourgeois », et permettre à ceux à qui on ne donne jamais la parole, de s’exprimer sur scène. Ainsi, des jeunes spectateurs ou « spectacteurs » (contraction du mot spectateur et acteur), sont montés sur scène pour proposer une autre version de l’histoire. Si le but est de proposer une solution à une situation indésirable, il se trouve que chacune des « nouvelles » scènes se sont terminés par des actes de violences, lors de la représentation de la pièce au Whatever Saloon. « Il faut proposer une solution, et ne pas répondre à la violence, par la violence », entend-on chez les spectateurs.
Une expérience collective
A l’origine de ce projet, l’association La Terre pour Tous et son président Imed Soltani. L’association, créée en 2013, est née à l’initiative des familles des harragas — ceux qui brûlent les frontières en tentant de parvenir en Europe sans passeport ni visa — disparus en mer. La question des « brûleurs » de frontières est devenue fondamentale à la suite des départs massifs qui ont accompagné la révolution tunisienne. De nombreux départs se sont soldés par la rétention, l’emprisonnement, la disparition et la mort de migrants.
L’association travaille sur plusieurs axes : elle offre aux familles de disparus un réseau de solidarité et un espace d’échange ; elle œuvre pour la création d’une commission d’enquête afin de faire la lumière sur le sort des Tunisiens disparus ; elle appelle les gouvernants tunisiens et européens à prendre leur responsabilité et à mettre fin aux politiques migratoires restrictives et sécuritaires ; enfin, elle offre aux jeunes des quartiers populaires, particulièrement touchés par ce phénomène migratoire, un lieu de sociabilité et d’échange afin qu’ils puissent exprimer leur frustration vis-à-vis du système de mobilité légale, sans fantasmer la vie en Europe. « L’atelier de théâtre s’inscrit dans cette dynamique », souligne Imed Soltani. « Nous devons militer pour ceux qui sont partis, mais aussi pour ceux qui choisissent la Tunisie comme terre de migration et sensibiliser les jeunes tunisiens susceptibles de quitter clandestinement le pays », poursuit-il. C’est ainsi qu’est née l’idée d’une expérience théâtrale avec des migrants, notamment d’Afrique Subsaharienne, installés en Tunisie et des jeunes tunisiens qui rêvent de rejoindre l’Europe. « Nous voulions donner à ces jeunes, d’où qu’ils viennent, la possibilité d’exprimer les injustices dont ils sont témoins, à travers le théâtre. Nous croyons que l’art peut participer à la construction d’un monde meilleur », défend Imed Soltani.
Même son de cloche pour Jamel Chikhaoui, metteur en scène engagé qui défend depuis plusieurs années la liberté de circulation. « Je voulais mettre sur scène les problématiques liées à l’immigration, d’où qu’elle vienne, de l’Afrique subsaharienne à la Tunisie, de la Tunisie à l’Europe. Pour cette première expérience nous avons choisis de travailler avec une équipe qui soit issue de milieux différents : ainsi, nous avons réunis des étudiants africains et des jeunes de Bab Jdid ». Un travail collectif qui a permis à chacun de briser les barrières de la peur de l’autre et de se retrouver autour de problématiques communes. « Nous avons travaillé plusieurs semaines ensemble. Il y avait deux volets : les exercices de théâtre et l’écriture du scénario, inspiré de situations dont les jeunes comédiens amateurs ont été témoin », précise Jamal Chikaoui. Et même si l’exigence artistique n’était pas toujours au rendez-vous, les premières graines d’un travail inédit en Tunisie ont été plantées.
De l’Afrique subsaharienne à Tunis
Thierry, Joseph, Marshal et Hussem, étudiants d’Afrique subsaharienne et comédiens d’un jour n’ont pas hésité à se lancer dans cette aventure. « C’était une manière pour nous de dire que nous sommes actifs dans ce pays et que nous défendons les injustices que subissent nos frères », affirme Thierry, ivoirien installé à Tunis depuis un an. « Nous connaissons de nombreux ‘réfugiés’ africains qui sont à l’heure actuelle sans statuts, il faut que le gouvernement et les médias se mobilisent car ils n’ont aucun droit et doivent souvent faire face à des situations humiliantes », renchérit Hussem. Une situation précaire qu’ils ont voulu dénoncer dans le cadre de la pièce « Nous vivons ici, nous sommes actifs ». Une occasion aussi de créer des liens avec la société tunisienne à travers l’art et de démontrer que la pluralité et la diversité culturelle sont une richesse. Pour les jeunes de Bab Jdid, ce fut pour eux aussi une expérience nouvelle : « ces jeunes rêvent d’Europe à longueur de journée », constate Imed Soltani. « Or, les faire travailler de façon ludique sur l’immigration clandestine, les a amenés non seulement à réinterroger leurs imaginaires, mais aussi à reprendre confiance en eux ». Une expérience qu’ils comptent bien renouveler à l’avenir.
iThere are no comments
Add yours