Si la situation était moins grave, nombreuses sont les déclarations de patriotisme qui fleurissent ici et là depuis le coup de main sanglant des jihadistes à Benguerdane qui prêteraient à rire. Dans le contexte présent, elles sont rien moins qu’exaspérantes. Pour des raisons qui tiennent probablement à des connexions mal agencées entre mes neurones, la première idée, tout à fait anecdotique, qui m’ait venue à l’esprit lorsque j’ai commencé à rédiger ce billet est ce post que j’ai lu, il y a quelques années, sur facebook. Il était rédigé par une dame que je ne connais pas, que je n’ai pas envie de connaître et qui est peut-être ma voisine de palier. Voici ce qu’elle disait, fière de sa fibre patriotique : « Oh, moi, j’achète tous mes jeans en Italie pour encourager notre industrie nationale ! » A cette époque – je ne sais pas dans quelle mesure c’est encore le cas – de nombreux entrepreneurs tunisiens et étrangers s’engraissaient dans la sous-traitance pour le marché international de produits textiles et notamment de jeans, baleines de soutien-gorge et autres boutons de braguette. Ce n’était rentable évidemment que parce que ces usines payaient à leurs ouvriers – surtout des ouvrières – des salaires de misère, sans évoquer les conditions de travail éprouvantes et la précarité de l’emploi.

Si vous n’avez pas reconnu, derrière la futilité comique du post que j’ai cité, le caractère aberrant de certaines déclarations patriotiques que l’on entend aujourd’hui, je ne peux rien pour vous. Quelle signification ont ces déclarations d’amour à la patrie quand elles viennent d’individus qui depuis des années dévalisent le pays pour remplir leurs comptes à l’étranger ? Quelle signification ont-elles quand elles viennent de responsables politiques qui se plient avec une bonne volonté sidérante à tous les desiderata des puissances et des milieux d’affaire internationaux, qui acceptent de bonne grâce toutes ou presque toutes les conditions et les normes qui leur sont soumises, sans parler bien sûr de leur allégeance politique au système des Etats impériaux ? Qui sont ces patriotes qui 60 ans après que la France ait plié bagages n’ont qu’un seul rêve en tête : que la Tunisie ressemble à la France ? De quel patriotisme parle-t-on quand la moitié du pays au moins – les zones de l’ « intérieur » et les banlieues pauvres des grandes villes – est abandonnée à elle-même ? La patrie, c’est le peuple et le peuple, que je sache, n’a pas d’argent à Panama.

Comme tous les ans, nous célébrons ce 20 mars, le départ de l’Administration coloniale en oubliant, dans la bonne tradition bourguibienne et ugététiste, qu’elle s’est soldée par la liquidation d’une grande partie du mouvement national et de nombreux militants nationalistes parmi les plus valeureux. En oubliant également que cette indépendance qui aurait dû n’être que le premier pas vers une décolonisation radicale des structures politiques, sociales et culturelles du pays, s’est orientée au contraire vers un renforcement des formes de domination impériale sur la Tunisie. Et puis…. et puis, va-t-on, une fois de plus, se laisser aller à chanter la victoire du 20 mars en occultant tous ces Tunisiens qui peinent à vivre, pauvres et exploités, qu’on pourrait appeler les vaincus de l’Indépendance bourguibienne et qui semblent condamnés aujourd’hui à être les vaincus de cette révolution inachevée qui a commencé le 17 décembre 2010 ? C’est un langage éculé ? Peut-être bien. Mais si l’on s’obstine à faire l’impasse sur ces questions, alors on ne comprendra pas une part des raisons qui rendent le jihadisme violent, si attractif aux yeux d’une frange non-négligeable de notre jeunesse.