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Le 12 juillet 2016, une matinée de travail ordinaire pour les quelque 800 ouvriers et cadres de l’usine Lear Automotive EEDS Tunisia. Rien ne laissait présager la catastrophe. « On est revenu de la pause de 10h, nous avions à peine regagné nos postes quand la nouvelle est tombée», se souvient Najwa Anes, ouvrière à l’unité de montage des câblages électriques située dans la zone industrielle de Borj Cedria. Puis, tout s’est écroulé. « On nous a demandé de tout arrêter et de partir », raconte Najwa encore sous le choc. Un policier et un douanier sont sollicités par les responsables, un italien et un marocain, pour fermer l’usine. Les chaines de production se taisent à jamais. Vers 15h, des cadenas en fer verrouillent déjà les portes de Lear.

Belgacem Selmi est technicien de maintenance. Ce jour là, il devait pointer l’après-midi. « Quand on m’a annoncé la nouvelle au téléphone, j’ai cru à une blague », confie-t-il amer. Six jours plus tard, Belgacem et Najwa se retrouvent, avec des dizaines de collègues devant les grilles du gouvernorat de Ben Arous. Sous un soleil de plomb, ils attendent la fin de la troisième réunion de négociation entre leur syndicat de base (UGTT) et l’avocat de la compagnie américaine. Les heures se dilatent. Malgré les causeries amicales, les visages sont crispés et les regards perdus et perplexes. « Mais comment en est-on arrivé là, à négocier des indemnités après tant d’années de travail et sans explications », se demande Najwa.

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Car s’il est une question qui taraude les esprits des ouvriers, c’est la cause du départ de la compagnie américaine. Les raisons d’instabilité sécuritaire et politique évoquées par la firme mère à Southfield, Michigan, ne semblent pas avoir convaincu les salariés tunisiens. D’autant plus qu’ils ont surmonté des moments plus critiques.

« Notre efficience est de 96%. Nous avons même atteint un taux de 110%. Quand quelqu’un s’absente, on fait son travail. L’essentiel c’est que la chaîne ne soit pas affectée et que le rendu soit impeccable », ajoute Belgacem. Pour celui qui a bâti sa vie autour de Lear, la qualité est une priorité. Après avoir passé deux ans à l’usine en tant qu’ouvrier non qualifié, Belgacem l’a quittée, pour y revenir fièrement avec un diplôme de technicien supérieur en maintenance industrielle.

Pour Najwa, ce souci de la qualité émane de la sensibilité de la tâche. « Nous fabriquons des câblages électriques pour des moteurs de voitures. C’est une grande responsabilité car la vie des gens en dépend » lâche avec fierté celle qui se présente comme bent al Lear, une fille de Lear.

« Pas de grèves depuis plus de deux ans », « un travail discipliné selon la norme 5S » (une technique de management japonaise, ndlr), « zéro réclamations de la part de clients comme Ford et Fiat ». Pour les ouvriers, la qualité de leur travail rend incompréhensible une telle décision. Alors pour quelles obscures raisons l’investisseur américain décide de quitter le pays après 19 ans d’activité ? « C’est le système tout entier et la politique de l’Etat qui sont responsables », lance Najwa. En tant que filiale tunisienne d’un groupe américain, l’entreprise a en effet bénéficié de tous les privilèges garantis par l’ancien code d’incitation aux investissements. A ce titre, elle a été exonérée d’impôts sur le bénéfice pendant les dix premières années et n’en a payé que la moitié durant les 9 années suivantes.

« Un étranger vient en Tunisie, exploite les ouvriers Tunisiens, ne paye pas les taxes pendant dix ans puis décide de partir, comme si rien n’y était » s’insurge Najwa, « aujourd’hui, c’est Lear, demain ce sera d’autres usines ». Selon les ouvriers, l’investisseur américain délocaliserait les unités de productions au Maroc. « Là bas, à Kénitra ou à Tanger, il jouira d’une infrastructure moderne. Les boîtiers produits passeront directement de l’usine au quai pour l’exportation. Chez nous, la route de Hammam Lif qui mène au port est un calvaire » décrit Najwa qui explique avoir vu tout ça sur des « vidéos internet ». « L’année dernière, plusieurs marocains sont venus se former chez nous. Nous leur avons appris les processus et toutes les astuces du travail. Nous ne nous sommes douté de rien » confie-t-elle avec tristesse.

Alors qu’elle rêvait de finir sa carrière à Lear, Najwa n’y a cumulé que six années, « les plus belles de toute sa vie, malgré la fatigue et le dur labeur ». Elle se dit avoir le cœur lourd pour la perte de son travail, mais s’inquiète surtout pour d’autres situations, plus critiques que la sienne.

Des familles entières travaillaient à Lear, le père, la mère et le fils. Comment s’en sortiront-elles ?

Hier, le 19 juillet 2016, le siège du gouvernorat de Ben Arous a abrité la quatrième session de négociations, la dernière. Les ouvriers licenciés de Lear percevront 1,85 salaire sur chaque année travaillée, les augmentations de l’année 2015, en plus du salaire de ce mois de juillet. Le chapitre de Lear est ainsi clos. Retour à la case chômage pour 800 salariés.