« Pousses de printemps » d’Intissar Belaid : la révolution hors de ses gangues

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Aux dernières nouvelles, la révolution tunisienne aurait commencé avec deux avions et un char. Bouazizi se serait immolé au moment où Ben Ali a pris la fuite et Leila la « coiffeuse », morte, réapparaîtrait un soir pour dévorer un passant. Qui l’aurait pensé ? Contre le regard dégrisé de faux lucides, Pousses de printemps choisit de faire un pas de côté. Dans ce beau court-métrage, la jeune cinéaste Intissar Belaid demande à quelques enfants du Kef, ce qu’ils pensent de la révolution. Le film a été projeté hier, 7 septembre, dans le cadre de la 4ème édition du Human Screen Festival de Tunis.

Libre et sans fioritures, Pousses  de printemps est un très beau court-métrage. Il est de ces documentaires dont la modestie et l’élégance touchent au sublime. D’où vient sa justesse ? De ce que l’enfance y tire le curseur filmique vers la nuance la plus drôle et la plus juste. Car là où une parole est donnée aux enfants aux genoux couronnés, les certitudes ne tardent pas à trembler d’un autre frisson. Dans Pousses de printemps, l’enfance n’est pas seulement touchante : Intissar Belaid tire d’elle un filon de fiction aussi heureux qu’une ruse de scénario. Ici, la politique est une pâte à modeler que les enfants malaxent avec leurs paroles, et qu’ils teintent d’un soupçon de vraisemblance susceptible de donner lieu à toutes les fictions.

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L’enfance, matière de cinéma

Il ne faut pas trop s’en étonner, l’enfance sied à la révolution comme à sa crépitante naïveté. Contrairement à d’autres documentaires sur la révolution du 14 janvier, faits de recettes éprouvées, le charme de Pousses de printemps tient à la capacité d’Intissar Belaid d’aller droit à l’épure, dans un savant mélange de drôlerie, de sincérité et d’émotion. Car dans la bouche des enfants, les vérités et les faits de la révolution se taillent une épaisseur nouvelle. Matière labile de cinéma, l’enfance dote Pousses  de printemps d’une étrange caractéristique : ce n’est pas la vérité historique des faits qui est mise en jeu, mais la vraisemblance de ses versions qui donnent corps à la fiction. L’écart entre deux régimes de vérité, le jeu qui sans répit ramène de l’un à l’autre, donne sa matière au film.

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En effet, Pousses de printemps joue sur deux registres, celui du témoignage vivant et celui de la reconstitution par animation et stop motion. L’enfance nomme sans doute, dans ce film lisse et imprenable, une autre manière de fictionner. Elle tend vers nous la toile où il y a quelque chose à voir, quelque chose qui est cependant derrière : derrière les mots, des images qui les prolongent ; derrière les faits, d’autres mots qui les démentent. La capacité des enfants à dire la situation, à mettre en mots les faits, à les réordonner autrement, est cette capacité à mettre l’événement en fiction. Et sans doute est-ce pour agrafer les temps disjoints des faits, des images et des mots que le montage de Pousses  de printemps se fait de l’oreille à l’œil, et non l’inverse.

La vérité hors de ses gangues

Sans concession à la frilosité politique, Pousses  de printemps trouvera sans doute en nous des spectateurs complices. Mine de rien, la caméra d’Intissar Belaid n’oublie pas d’être naturaliste : elle filme à peu près comme l’enfant qui parle tout en épluchant le laiteron des champs. Avec une application peut-être un peu trop évidente, elle sait être attentive aux mots des enfants, non moins qu’à leurs hésitations ou indécisions, suspendue à leurs gestes les plus quotidiens, elle épouse leur regard. C’est certainement ce que l’on retient d’abord de ce court-métrage : outre la beauté limée de sa photographie et le naturalisme plutôt neutre de sa lumière, la caméra en roue libre de Pousses  de printemps sait pincer, dans la durée, les perspectives des paysages et des visages, de la parole et du regard, avec une parcimonieuse économie de moyens.

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Mais il y a plus. Dans ce documentaire tendu vers l’écoute d’une parole autre, la caméra portée d’Intissar Belaid ne déguise pas en fable l’étonnement des enfants. Pas plus qu’elle ne convertit en fumisterie le sérieux de leurs paroles. Ce que nous délivrent ces visages attendris bien que marqués par le froid, c’est plus que l’innocence ou la naïveté souriantes. Sans s’encombrer d’intentions psychologiques, les gros plans d’Intissar Belaid apportent surtout une réelle fraîcheur à ce film qui rappelle l’essentiel avec beaucoup de finesse : seule l’enfance presse si joliment les vérités hors de leurs gangues.

Contre les sophismes officiels, la fiction

Dans Pousses  de printemps, l’enfance nomme surtout une politique du point de vue. Ce n’est peut-être pas nouveau dans l’histoire du cinéma, dira-t-on. Car là où il y a crise, de Chaplin à Kiarostami, il est préférable de se rabattre sur l’enfance. Il faut, comme disait Serge Daney quelque part, regarder les enfants pour voir en somme comment ils regardent le monde. Avec les enfants du Kef, Intissar Belaid trouve de quoi couper l’herbe sous le pied des pensées consensuelles. En accrochant de nouveaux plis aux versions des faits, leur témoignage dévêt l’histoire de ses habits médiatiques. S’il torde, comme peu d’autres, les mailles serrées des sophismes officiels, Pousses  de printemps ramène surtout la politique à sa véritable physionomie : enfantine.

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Encore faut-il insister sur la force d’un décalage précieux dans ce film concis. Entre le récit des médias dominats, rapporté par la voix off dans les reconstitutions animées, et une réalité qui ne tient plus la pose mais qui reste matière à fiction dans la bouche des enfants, Pousses de printemps vient interposer un peu d’écriture à l’air frais. Sous ces dehors fictionnels, la vérité du documentaire perdra-t-elle toutefois sa destination ? Qu’à cela ne tienne. Avec sa simplicité non feinte qui laisse battante l’hypothèse d’une autre histoire de la révolution tunisienne, Pousses de printemps vaut beaucoup plus que sa facture visiblement documentaire.

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