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Je m’apprêtais à rédiger un petit commentaire sur le grand entretien de Moncef Marzouki à l’une de nos chaînes de télévision, lorsque je découvre sur le net une photo qui a bouleversé instantanément mon programme. Cette photo qui, comme trop souvent les choses importantes, est passée largement inaperçue alors qu’elle dit l’essentiel, représente tout simplement une banderole ; une banderole réalisée par des artistes de Kasserine qui a été brandie devant le ministre de la Culture (ex-RCD) à l’occasion du démarrage, depuis la ville de Kasserine, proclamée pour l’occasion Cité des arts, du Programme national de la culture pour la saison 2016-2017.

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Je m’étonne, pour faire une digression sur laquelle je n’insisterais pas, bien qu’elle ne soit pas vraiment hors-sujet, que l’affiche qui annonce cet événement représente des ruines romaines. J’ignore quel rapport ont les habitants de cette ville avec les ruines des environs mais sans nul doute les formes d’expression culturelles et artistiques qui s’y développent n’ont que peu à voir avec l’imagerie triviale destinée au marché touristique – elle a également un rôle politique interne mais ce n’est pas le lieu d’en parler.

Revenons à notre banderole. Que dit-elle ? Elle dit – c’est marqué en grand – «Nous ne sommes pas des indigènes». Elle dit ce qu’a dit la révolution du 17 décembre, ce qu’ont dit les émeutes à Kasserine et ailleurs dans les régions de l’intérieur, ce qu’ont dit les révoltes, les marches, les sit-in, les blocages de route et même les élections. Elle dit que soixante ans après la proclamation d’une indépendance conquise avec leur sang, les Tunisiens originaires ou qui vivent dans les territoires qui n’ont pas le privilège d’être situés dans le nord-est côtier ne sont pas traités à l’égal des autres. Ils sont traités comme l’administration coloniale traitait ses « sujets coloniaux ». Méprisés pour leur histoire et leur culture – considérée « au mieux » avec paternalisme -, méprisés pour une ruralité qui fait d’eux ce qu’ils sont et dont ils ont raison d’être fiers, méprisés pour une pauvreté à laquelle on les cantonne, assimilés à une pré-modernité dont il serait urgent, dit-on, de se débarrasser, identifiés comme des « classes dangereuses », vulgaires, inciviles et menaçantes, les Tunisiens de ces régions sont tolérés comme on tolère un être inférieur, exploités comme on exploite un être inférieur, surveillés comme on surveille un être inférieur, contrôlés, encadrés, dressés, domestiqués, réprimés et parfois caressés comme on encadre, dresse, domestique, réprime et parfois caresse un être inférieur.
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L’espace, chez nous, est renversé. Les villes encerclent les campagnes. Les villes, c’est-à-dire les grandes villes qui sont le centre du pays même si elles ne sont pas au centre du pays. De même, nous mélangeons l’est et l’ouest. Pour reprendre les mots d’Edward Saïd, analysant certains dispositifs essentiels de la construction des Empires coloniaux, l’Occident tunisien s’est construit un Orient intérieur, réalité à la fois sociale, culturelle et territoriale qui structure quoi qu’on prétende le langage de l’Etat postcolonial et sûrement la place subalterne qu’il occupe au sein du système inter-étatique mondial.

Je cite Edward Saïd à dessein, parce que les notions qu’il a forgées ne portent pas principalement sur les rapports de pouvoir dans nos propres pays. Quand il parle d’ « orientalisme », il a en vu, selon ses termes, « un style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient. » Et c’est bien de cela dont il s’agit dans mon propos. Croisant et se superposant à d’autres conflictualités sociales, il existe en Tunisie une hiérarchie sociale, culturelle et politique – BCE et Youssef Chahed en sont une incarnation caricaturale – qui, pour s’enraciner peut-être plus loin dans l’histoire, retranscrit dans notre société la grammaire de l’orientalisme dont parlait E. Saïd, un peu comme si pour nous exprimer il nous était imposé d’utiliser, avec un lexique arabe, la syntaxe de la langue française. Qu’on ne me fasse donc pas dire que j’assimile le triste sort des régions de l’intérieur à celui des anciennes colonies. Bien au contraire, je parle de la forme la plus contemporaine, la plus terrible, la plus efficace, de la domination impérialiste chez nous, sur laquelle a buté la révolution.

Notre révolution n’a pas été seulement une révolution des régions de l’intérieur. Mais la révolution des habitants de ces régions a été le ressort de sa radicalité. Elle a posé la question clé sans la résolution de laquelle aucune autre question fondamentale ne pouvait trouver sa solution. Voilà ce que dit en creux la banderole des artistes kasserinois.