C’était une nuit de garde pas comme les autres, Nassim*, médecin de 37 ans, avait assuré les urgences, en médecine générale mais aussi en maternité. Après sept heures de travail sans répit, le malaise est survenu. « J’étais complètement envahi par des idées noires, j’ai tout de suite compris ce que c’était. Je suis allé discrètement aux toilettes pour avaler un anxiolytique mais le téléphone de la chambre de garde n’arrêtait pas de sonner, mon cœur battait la chamade, je sentais des douleurs thoraciques suffocantes, des fourmillements partout, ma tension était à 18/9, mon pouls à 125. J’ai hurlé au surveillant : « je meurs, débrouille-toi ! » Après une double dose d’anxiolytique, je me suis enfermé dans ma chambre » raconte Nassim, avant d’ajouter : « un collègue réanimateur a fini par se suicider ».

crédit photo: Karim Abid
crédit photo: Karim Abid

Burn-out : encore un tabou en Tunisie

Le burn-out, un anglicisme pour le syndrome d’épuisement professionnel, désigne l’épuisement total du corps associé à un état d’effondrement émotionnel lié au contexte professionnel. Pour Raja Labbane, psychiatre clinicienne, professeur de psychiatrie à la Faculté de médecine de Tunis et chef de service à l’hôpital Razi, « le burn-out, pathologie des temps modernes, est la rencontre entre violence du monde du travail, perfectionnisme et réceptivité ». Cette violence du monde du travail s’explique par le fait qu’ :

on ne se respecte pas assez en milieu professionnel, on stigmatise ceux qui sont différents, on ne favorise pas le dialogue. La hiérarchie est parfois pesante, s’exerçant de façon arbitraire et autoritaire engendrant malaise et sentiment de persécution. Il y a des situations de harcèlement professionnel qui peut donner, par épuisement, des états dépressifs majeurs Raja Labbane, professeur de psychiatrie à la Faculté de médecine de Tunis et chef de service à l’hôpital Razi

Mais pour professeur Labbane, « le burn-out concerne peu de gens en Tunisie. Néanmoins, les plus exposés sont ceux qui se déploient beaucoup et qui ont un contact permanent avec le public, notamment les enseignants, le corps médical, les travailleurs sociaux et la police ».

Une étude réalisée sur un échantillon de 60 infirmiers de six services de Sousse et de Monastir en 2010 montre que la prévalence du burn-out est de 70%. Les chiffres indiquent que 81,7% des infirmiers présentent un épuisement émotionnel élevé, 70% ont un niveau de dépersonnalisation élevé et 16,7% un niveau d’accomplissement personnel bas. Une autre étude a été réalisée sur une population de 149 résidents en médecine exerçant dans les centres hospitalo-universitaires des gouvernorats de Tunis, de Ben Arous et de la Manouba. Parmi les facteurs de l’épuisement professionnel, les revenus insuffisants sont mentionnés dans 83,8 % des cas, et le lieu de travail inadapté dans 76,7 % des cas.

A la rentrée 2015, Néji Jelloul, ministre de l’Education, a mené une campagne contre les congés de longue durée. Il a avancé dans une interview le chiffre de 5000 enseignants en congés : « plus de 96% souffrent de maladies psychologiques, ils sont tous malades ? c’est dangereux pour nos enfants ! ». On ignore le nombre exact d’enseignants concernés par le burn-out mais cette forme de stigmatisation ne participe ni à la compréhension du phénomène ni à sa résorption.
En dépit des recherches et de la récurrence du syndrome qui touche maintes catégories professionelles, le sujet reste encore tabou. Certificats médicaux, arrêts maladie, congés longue durée et dépendance aux antidépresseurs dessinent une spirale du silence.

L’enfer des antidépresseurs

Leila rêvait de devenir enseignante. Lassée de passer le concours du CAPES, elle a intégré en 2005 une entreprise de télémarketing. « Il fallait que je travaille, il me fallait un salaire ». Sa volonté et ses compétences lui ont permis de gravir rapidement les échelons dans le monde impitoyable des centres d’appels. De téléopératrice, elle a été propulsée formatrice. Avec des rythmes infernaux, des horaires décalés et un flicage permanent, qui allait jusqu’au contrôle des pauses toilettes, Leila ne s’est pas laissée abattre, quitte à risquer sa propre santé. Charges démultipliées et emploi du temps extensible, la pression a commencé à se faire sentir. Elle a alors cherché à dissimuler un mal-être grandissant : pas le temps de se reposer, bien qu’elle ne sache plus où donner de la tête.

Complètement désemparée, Leila s’est mise aux antidépresseurs en 2011. Elle a cherché son équilibre entre anxiolytiques pendant la journée et sédatifs la nuit. Lexomil, dogmatil, sédatif, mega mag et stilnox, un quotidien qui s’est prolongé durant cinq ans. Elle s’autorisait de temps en temps 10 jours de repos, exigés par son médecin, juste de quoi se relever après des périodes d’abattement. Malgré ça, Leila se sentait assaillie, pas un moment de répit, toujours prise au dépourvu : « j’étais harcelée  je suis hantée par mon travail ». Sous haute pression, Leila s’est accrochée aux cachets malgré une énorme fatigue psychique et physique. Pire encore, elle confie avoir « fait plusieurs fausses couches ». A l’aube d’une nouvelle grossesse et toujours sous antidépresseurs, Leila a ouvert les yeux, elle a réalisé s’être beaucoup impliquée dans son travail : « cette fois,  j’ai pris un congé ; c’était la première fois». Elle sort de toutes ces années vidée de ses forces : « je suis à bout de souffle, je n’en peux plus ». Aujourd’hui, la jeune maman a totalement décroché, dans l’espoir de protéger son nouveau-né.  Elle a arrêté de travailler et, peu à peu, elle a diminué ses prises de médicaments.

Se consumer à petit feu

Dans le secteur public comme dans le privé, pour un salaire mensuel, une assurance maladie et une pension de retraite, les employés finissent par accepter des postes sans aucune conviction, uniquement par peur de se retrouver au chômage. Moncef*, 56 ans, rêvait aussi de devenir professeur à l’université dans sa jeunesse, mais il s’est retrouvé contraint de travailler à Rapid poste : « ça fait 28 ans maintenant » confie-t-il. Il raconte avec amertume son quotidien : « d’un côté, nous sommes écrasés par nos supérieurs, qui cherchent la petite bête alors que nous croulons sous une montagne de travail. De l’autre, nous ne faisons que subir le quotidien, le temps qui passe et nos rêves disparaissent peu à peu ». Entre aliénation et isolement, il vit le cercle infernal d’une dépression latente qui a pris de l’ampleur au fil du temps. Jusqu’au jour où, sous prétexte d’engagement familial, il a fui son calvaire à la Poste et pris une année sabbatique. « C’était une année exceptionnelle où je me sentais vraiment libre et j’ai tout fait pour refaire ma vie. Mais les obligations matérielles m’ont remis les pieds sur terre », décrit Moncef qui, après son burn-out, a repris son travail histoire de pouvoir bénéficier de sa retraite : « les temps sont durs ».

Le syndrome d’épuisement professionnel n’est toujours pas reconnu comme un trouble à part entière. Malgré cela, une étude publiée dans le Journal de la Société tunisienne des sciences médicales et effectuée sur une population de personnel médical et paramédical révèle une « sensibilité accrue des victimes de l’épuisement professionnel aux maladies psychosomatiques et psycho-fonctionnelles ».

Pour Hédi Khlif, psychiatre de libre pratique, « chaque cas est unique, car l’épuisement professionnel ( associé à d’autres symptômes) ne touche pas que les salariés ou les catégories sociales défavorisées.  Cela touche aussi les catégories matériellement aisées, les hauts cadres et les dirigeants d’entreprises ». Dr. Khlif note que l’utilisation des psychotropes a augmenté ces dernières années : « des prémices assez inquiétants quand on sait que le processus de réadaptation après un burn-out peut s’avérer très compliqué et prendre plusieurs mois ».

Et si le burn-out n’était que le révélateur d’autres problèmes sociaux : le rapport au travail, la difficulté à se réaliser, l’incapacité d’adaptation ? « Le travail ne peut pas être le seul responsable dans la détresse et la souffrance. Il y aussi d’autre facteurs de stress: les difficultés existentielles, la précarité, les conflits familiaux et conjugaux. On ne va pas incriminer le travail de manière à trouver un bouc émissaire à la misère des gens », estime le professeur Labbane. Des citoyens négligés, des tâches exécutées au compte-gouttes : « la notion de responsabilité pose problème plus particulièrement dans le service public ». Un état d’esprit dont le maître-mot est : laisser-aller qui entache les efforts intensifiés de ceux qui « font deux ou trois boulots pour joindre les deux bouts ».

* Les prénoms ont été modifiés.