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Valery Giscard d'Estaing Hedi Nouira
Valery Giscard d’Estaing
Hedi Nouira

La décennie des années 60 a revêtu une importance particulière dans l’histoire diplomatique et économique de la Tunisie dans la mesure où elle correspond à la mise en œuvre, dans un contexte de relations tendues et conflictuelles avec la France, d’une stratégie de recouvrement des attributs de l’indépendance politique et économique et de parachèvement de l’intégrité territoriale de la Tunisie indépendante.

En vérité il s’agissait de mettre en place les assises de l’Etat tunisien moderne et de définir les contours du projet de société de la Tunisie future ainsi que les moyens et les mécanismes permettant la concrétisation dans les faits d’une véritable indépendance politique, économique et diplomatique. Et c’est dans ce cadre que se situent les perspectives décennales de développement basées sur le développement stratégiquement planifié conçu et piloté par l’Etat tunisien qui s’était fixé quatre objectifs majeurs dont notamment la décolonisation économique, la promotion de l’homme, la réforme des structures et l’autodéveloppement.

Il convient de rappeler qu’en dehors des mesures de nationalisation des secteurs clés de l’économie, de récupération des terres agricoles et des réformes d’ordre institutionnel, cette stratégie de décolonisation économique a été fondée sur trois axes majeurs à savoir la réforme et la modernisation de l’agriculture, la récupération de la souveraineté monétaire et financière ainsi que l’initiation d’une industrialisation de base orientée vers la mise en place de pôles de développement industriels régionaux.

Trois plans de développement ont été conçus pour la mise en œuvre de cette stratégie dans le respect du principe de l’autodéveloppement qui signifiait que le financement de cette entreprise – vouée à la promotion de l’homme tunisien – devait se faire essentiellement par l’épargne nationale et les ressources humaines et matérielles tunisiennes en limitant le recours aux investissements et financements étrangers dans les limites strictes de la soutenabilité et la préservation de l’indépendance de décision de la Tunisie.

Mais nous verrons que la Tunisie n’a pas été en mesure de maintenir durablement le cap sur ces options fondamentales notamment la priorité accordée à l’industrialisation nationale et à la réforme de l’agriculture ainsi que l’autofinancement comme moteurs du développement. Et c’est ce qui explique les multiples revirements déstabilisateurs opérés dès le début des années 70 dans la politique économique, industrielle et agricole.

En effet nul n’ignore que le développement industriel et agricole ne peut se concevoir que sur le long terme comme le confirme l’expérience des puissances industrielles occidentales ainsi que celle des pays émergents nouvellement industrialisés qui ont connu plusieurs révolutions industrielles, agraires et technologiques successives basées sur la recherche et développement. D’où leur domination politique, militaire, économique et commerciale sur le monde ainsi que leur capacité à imposer la mondialisation économique et l’économie de marché en tant que seul mode de gestion des affaires économiques à l’échelle planétaire.
Au niveau diplomatique, la mise en œuvre des perspectives décennales de développement a nécessité une action d’envergure destinée à gérer les relations difficiles avec la France, à varier les relations de coopération internationale de la Tunisie tout en essayant d’obtenir les appuis et les financements requis notamment auprès des alliés occidentaux et des institutions financières internationales.

La Banque mondiale cautionne la stratégie tunisienne de développement

A ce propos, Chedly Ayari décrit, dans son ouvrage publié en 2003 sur le système de développement tunisien, comment la Tunisie a pu relever ce défi de taille consistant à « promouvoir avec succès son projet d’économie planifiée auprès de bailleurs de fonds étrangers, tous adeptes convaincus de l’économie de marché ».

Il importe de souligner que la Tunisie s’était empressée d’adhérer dès 1958 à la Banque mondiale même si celle-ci ne figurait pas encore parmi ses principales sources de financement au même titre que le Fonds monétaire international qui a octroyé son premier crédit à la Tunisie en 1964. Toutefois il s’agissait là de l’un des choix attestant de l’appartenance de la Tunisie au monde dit libre. En effet, et consciente de l’importance des avis émis par ces deux institutions onusiennes – créées à Bretton Woods pour combattre la pauvreté et stabiliser le système monétaire international – la Tunisie a demandé et obtenu leur caution à la politique de développement planifié présentée comme étant spécifiquement tunisienne et en symbiose avec le choix du libéralisme économique associé au modèle de société occidental.

Ainsi, la Banque mondiale, en dépit de quelques observations critiques, a non seulement avalisé les perspectives décennales de développement en tant que « projet de société » mais aussi « la vision globale d’une Tunisie productive, efficiente, équitable, solidaire et ouverte sur le progrès » qu’il véhicule. Elle a également émis un avis favorable au premier plan triennal de développement 1962-1964 – qui sera suivi de deux plans quadriennaux – estimant que ses objectifs et ses moyens d’action étaient économiquement faisables, financièrement soutenables et socialement équitables.

Mais le FMI et la BM seront déviés, après la création du G7 en 1975 de leurs fonctions initiales pour être mises au service de la généralisation de la mondialisation économique, du libre échange et de l’économie de marché. Et la Tunisie sera doublement intégrée à ce système d’abord à travers l’accord d’association conclu en 1969 et celui de 1976 conclus avec la communauté économique européenne puis à travers le plan d’ajustement structurel de 1986 convenu avec le FMI à la suite de la crise économique et financière du début des années 80.

La nature essentiellement commerciale de « l’ accord d’association » Tunisie-CEE de 1969

La Tunisie avait initié dès octobre 1963 une requête auprès des instances communautaires pour l’ouverture de conversations exploratoires en vue de la conclusion d’un accord global de coopération avec la CEE incluant plusieurs volets économiques, commerciaux… notamment l’appui européen aux plans de développement censés traduire dans les faits les priorités et les objectifs des perspectives décennales de développement dans les domaines industriel, agricole et social.

Mais les négociations ne débuteront qu’en 1965 et seront affectées par l’état des relations instables avec la France ; elles aboutiront en 1969 à la conclusion d’un accord quinquennal intitulé « accord d’association entre la Tunisie et la CEE » mais dont le contenu était d’essence essentiellement commerciale tel que voulu par la CEE.
En effet ce premier accord, qui marquera de son empreinte indélébile tout le processus des relations tuniso-européenne, n’avait rien d’une véritable association orientée vers la conception et la mise en œuvre d’un projet et d’une vision globale commune de l’avenir des rapports politiques économiques et sécuritaires entre les deux rives et entre les parties prenantes tant au niveau bilatéral que régional.

En effet sa vocation première telle que précisée dans le préambule consiste à « éliminer les obstacles pour l’essentiel des échanges entre la communauté économique européenne et la République tunisienne ». Ce faisant aucun avantage préférentiel n’est concédé à la Tunisie tenant compte de son niveau de développement.
Ainsi le principe du libre échange et de la réciprocité sont érigés en dogmes immuables repris, à peu de choses près, dans l’accord de coopération de 1976 ainsi que la nouvelle génération des accords conclus dans le cadre du processus de Barcelone et de la politique de voisinage.

Les caractéristiques de l’accord de coopération Tunisie-CEE de 1976

Mais il importe de souligner que l’accord de 1976 était au niveau des principes et du contenu, mieux adapté aux besoins et aux attentes de la Tunisie qui avait souhaité dès le départ la conclusion avec la CEE d’un « contrat de développement » tenant compte de ses besoins spécifiques, des écarts de développement, non limité à la dimension commerciale et couvrant tous les domaines de la coopération économique, industrielle et technolologique.
En effet cet accord semble a priori répondre à ces attentes dans la mesure ou il est intitulé « accord de coopération » et son contenu multidimensionnel à vocation politique tient compte des « niveaux de développement respectifs ». Et il est orienté vers l’instauration d’un « nouveau modèle de relations entre Etats développés et Etats en voie de développement compatible avec les aspirations de la communauté internationale vers un ordre économique plus juste et plus équilibré ».

Selon les dispositions de cet accord – qui sera ultérieurement évalué de façon approfondie afin de savoir dans qu’elle mesure il a été respecté par la partie européenne – la CEE s’engage à contribuer au développement de la Tunisie en tenant compte «  des objectifs et priorités des plans et programmes de développement de la Tunisie ». Cette coopération diversifiée et multiforme inclut la participation de la CEE à « l’industrialisation de la Tunisie et la modernisation du secteur agricole de ce pays » et ce par une « coopération dans le domaine scientifique, technologique et de la protection de l’environnement »…

L’importance de cet accord découle du fait qu’il s’inscrivait pour la première fois dans le cadre d’une nouvelle « approche méditerranéenne globale et équilibrée » exprimée lors du sommet de la CEE tenu à Paris en octobre 1972. Mais en dehors de ses mobiles politico-économiques, cette politique méditerranéenne est demeurée sans contenu précis et sans prise réelle sur la nature des relations de la Tunisie avec l’ensemble européen qui sont demeurées d’essence purement commerciale et prioritairement orientées vers l’édification d’une zone de libre échange avec les pays de la rive sud.

Le prochain article de cette série sera consacré à l’évaluation du bilan des perspectives décennales de développement en y incluant le l’accord de 1969 Tunisie CEE. Quant à l’accord de 1976, il sera évalué dans le cadre de l’examen de la décennie des années 70 qui sera marquée par une rupture avec les orientations dirigistes des perspectives décennales de développement, la réhabilitation du libéralisme économique et de l’économie de marché et la promotion des investissements étrangers orientés vers l’exportation comme base de ce nouveau modèle de développement.