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11 janvier 2017. Six ans, presque jour pour jour, nous séparent de l’an 1 de la révolution. Ou plutôt de ce que la raison médiatique a convenu de désigner comme le couronnement d’un processus de mobilisation protestataire amorcé un mois plus tôt, soit ce que la retenue de la rigueur analytique nous impose de considérer comme un des moments saillants d’un cycle protestataire dont les échos nous parviennent aujourd’hui, charriés dans un film : Thala mon amour fait irruption dans les salles de cinéma. 


Long-métrage réalisé par Mehdi Hmili et candidat à la consécration lors des dernières JCC, le film propose un drame qui s’insère dans une toile d’événements inscrite dans l’histoire récente. En nous invitant à la spatialité kasserinoise et à la temporalité du moment révolutionnaire du 17 décembre, le récit centre la focale sur ses deux personnages principaux, Mohamed (Ghanem Zrelli) et Hourya (Najla Ben Abdallah), en racontant – sans vraiment la raconter – leur histoire d’amour.


La construction narrative, semblable à première vue au style narratif d’Iñárritu (21 grammes, Babel), nous invite à suivre deux récits parallèles, d’abord sans lien apparent, lesquels récits s’avèrent par la suite intriqués par le truchement d’une relation amoureuse passée entre les deux personnages principaux, Mohamed et Hourya, dont les trajectoires structurent la trame scénaristique. Le spectateur est en premier lieu projeté dans le quotidien de Hourya, ouvrière du textile mariée à un ouvrier du bâtiment (Adel) dont l’engagement politique passé nous sera révélé par la suite. Parallèlement, le scénario nous invite à découvrir l’histoire d’un mystérieux outsider (on découvrira par la suite que ce n’en est pas un), Mohamed, jeté au beau milieu des steppes thaloises et survivant en cachette pour échapper au panoptique de la flicaille benalienne. Les deux personnages vivent, chacun de son côté, les péripéties des émeutes des quartiers populaires de Thala avant que leurs chemins ne se croisent vers la fin du film. 


L’existence du film est en soi une belle réussite : hisser le nom de Thala dans la sphère de la production artistique n’est pas un événement anodin du point de vue des rapports de force symboliques. Filmer Thala, la Thala du 17 décembre 2010, constitue un acte pleinement politique dans le sens où l’histoire que raconte une production artistique sur les choses du politique, surtout si ces choses du politiques ne sont pas reconnues comme telles (ou pas assez), est souvent bien plus significative que celle que racontent les hommes politiques sur des choses bien moins politiques, mais reconnues comme bien plus politiques. C’est aussi un acte pleinement politique dans la mesure où l’enjeu de la position qu’occupe Thala, en tant que territorialité, dans le champ des rapports symboliques de domination territoriale, est tout aussi symbolique que politique. Le film se propose aussi comme une double-invitation tournée tout aussi bien vers le passé que vers le futur : en nous rappelant ce qui s’est passé tout au long du cycle protestataire déclenché pendant l’hiver 2010-2011, il s’engage dans un travail de mémoire qui n’est pas près d’être clos, tout en s’adressant à “ceux qui croient encore”, c’est-à-dire – on m’excusera l’éventuel abus sur-interprétatif – à ceux qui sont encore prédisposés à continuer ce pour quoi tout a commencé. Le cinéma se pose ainsi comme la répétition fictionnelle d’une conscience révolutionnaire mémoriellement évanescente. Thala mon amour est l’équivalent fonctionnel d’une manifestation de masse, ou d’un contre-discours dissonant. Un peu comme une invitation subliminale à continuer la révolution.


Dans ce sens, aller au cinéma et payer les 6DT pour regarder “Thala mon amour” n’est pas une mauvaise affaire. Le tableau n’en est pas pour autant d’une blancheur immaculée. Car il est de ces lacunes qui nous laissent sur notre faim, et qui nous font songer à ce qu’aurait pu être le film si d’autres choix artistiques avaient été pris, si la trame scénaristique avait été mieux construite, si la présence de tel personnage avait été assez justifiée dans le scénario… 



Figures de déclassement, figures de marginalité… sans rôle



Le film met en scène ces figures de déclassement dont regorgent les territoires symboliquement et politiquement déclassés dans la sphère des représentations sociales. A Thala, on essaie de nous introduire aux quotidiens multiples d’une subalternité inscrite sur le corps et exprimée dans les affects : ouvrières du textile, enfants “hitistes” squattant les ruelles des quartiers populaires, petit contrebandier vétéran de l’économie de la débrouille… Cependant, si l’effort de filmer ces figures est bien réel, notamment par le truchement du choix artistique pris par le réalisateur et consistant à centrer la focale constamment sur les visages, et par là même à inviter le spectateur à découvrir des personnages et à donner à ceux-ci une épaisseur narrative, ces figures ne semblent pas pour autant assez situées sociologiquement. L’intrigue amoureuse et la préoccupation humaniste du film semble avoir pris le pas sur la sociologisation des personnages. En outre, le personnage de Belgacem (Moez Baatour), figure suprême de la marginalité – petit contrebandier vivant avec sa mère, nain qui plus est – dont le cynisme et l’individualisme stirnerien apparents illustrent cette ambivalence des attitudes dont les émeutes et ses émois faisaient l’objet, bien que brillamment interprété par Moez Baatour et contenant tous les ingrédients psychanalytiques de la condition du marginal, n’est pas assez bien placé dans la trame scénaristique du film : initialement voué à jouer un rôle important dans la quête de Mohamed, le personnage ne développe pas une proximité significative avec celui-ci, et par là même pas de rapport solide au récit proposé. Son existence dans le film semble tenir bien plus d’une théâtralisation de la marginalité et du déclassement symbolique que d’un rôle pleinement joué dans une histoire. Le personnage aurait pu être beaucoup mieux exploité dans le scénario du film, notamment s’il avait été doté d’un véritable… rôle. 



Jeux de pouvoir



Retraçant des événements ayant mené à la destitution d’un pouvoir, le film met en scène des interactions sociales faites de jeux de pouvoir, dont certaines sont travaillées avec brio. On pense notamment à la scène qui montre les échanges entre Belgacem et les flics qui viennent le contrôler. Derrière la grossièreté des échanges se cache une réalité que nous ont révélé plusieurs travaux de recherche sur la domination politique sous le régime de Ben Ali : la violence du contrôle social se déployant dans le corps social – et territorial – tunisien est non seulement disséminée en des points ou s’exercent le pouvoir, entérinant les analyses foucaldiennes du pouvoir politique, mais se dote aussi d’une ambivalence qui est fonction des interactions quotidiennes entre les figures locale du pouvoir et les sujets de ce pouvoir. Derrière les échanges et les intimidations se cachent des marchandages et des contrats rompus : représentation cinématographique de ces manifestations localisées de la corruption-faite-système, mais aussi du citoyen-fait-indic. “Thala mon amour” nous invite aussi à réfléchir sur les jeux de pouvoir qui se déroulent dans les relations conjugales, et peut-être aussi à interroger la complexité et l’ambivalence de la domination masculine qui s’installe dans le foyer conjugal. Au travers de la mise en scène des rapports entre Hourya et son époux Adel, le film nous montre l’ambivalence de ces rapports, qui sont substantiellement des rapports de pouvoir. Habitué au schéma cognitif traditionnel de la domination masculine imposée par le patriarcat, on est à première vue acculé à percevoir les rapports de Hourya et son mari au prisme du filtre perceptif du patriarcat. Il n’en est toutefois absolument rien : on pense notamment à la scène du petit-déjeuner, illustrant l’ambivalence des rapports de pouvoir genrés. Symbolisés par des gestes – Adel mettant sa main au-dessus de celle Hourya, puis celle-ci extirpant sa main de l’emprise de celle de son mari pour prendre elle-même le dessus, ces rapports de pouvoir sont très finement mis en scène. C’est sans oublier l’illustration des rapports sociaux au sein de l’usine textile dans laquelle travaille Hourya, témoignant de l’emprise du capital sur les corps et les affects des femmes-salariées tout en dépeignant leur condition de subalternes.





Filmer les personnages au détriment de la spatialité de la révolte



Le choix artistique du réalisateur en matière de tournage, imprégné de sobriété formelle, dénué de toute ambition esthétique et surtout axé sur les personnages avec la caméra portée souvent à l’épaule, révèle une volonté particulièrement prononcée pour la survalorisation des personnages aux dépens de l’espace. Si ce choix s’articule aux perspectives narratives du film, projetant surtout de raconter les retrouvailles des deux personnages principaux, il dessert la mise en scène des émeutes. Lors même que la caméra aurait pu bien nous montrer l’espace de la révolte, charriant tout aussi bien les luttes que cristallise la subalternité kasserinoise que les vicissitudes spatiales que porte Thala en tant qu’espace physique, la centralité des personnages dans le schéma narratif a volé la vedette aux réquisits de la mise en scène de la révolte. Bien qu’il ait porté ses fruits en ce que certains plans sur les personnages semblent plutôt réussis, en ce sens qu’il a été permis de transmettre, au travers de la représentation des expressions faciales ou gestuelles des personnages, les affects déchaînés durant les émeutes et les affrontements avec la police, le film a décidément négligé la spatialité en tant que foyer et – partiellement – objet de la mobilisation. 



L’immaculée contestation n’existe pas



L’immaculée contestation, ou la contestation sans racines qui vient de nulle part, occupe une place considérable dans la construction mythique de ce que représente la période du 17 décembre au 14 janvier pour le temple de la bêtise médiatique. Thala mon amour, même s’il ne s’agit pas de son seul propos, démolit cette mythologie médiatico-politicienne : il réinsère la séquence événementielle enclenchée par l’immolation de Mohamed Bouazizi dans la continuité des mobilisations protestataires antérieures, et par là même restitue la dimension processuelle de la révolution que l’on escamote bien souvent dans le discours dominant. On s’aperçoit ainsi que, par l’intermédiation de personnages ayant participé aux mobilisations du bassin minier en 2008 (Mohamed, Hourya, la mère de Belgacem interprétée par Fatma Ben Saidane…), et donc portant les germes d’une politisation potentiellement renouvelable, le film construit un continuum historique entre 2008 et 2011 et un pont liant les spatialités gafsoise et kasserinoise. On voit bien la centralité de ses personnages – peut-être à l’exception de Mohamed qui a jeté l’éponge – dans la constitution des réseaux militants : Hourya dans l’usine textile, le camarade de lutte de Mohamed dans les ruelles des quartiers populaires, la mère de Belgacem parmi les vieilles femmes du quartier. La politisation de ceux qui participent aux actions collectives a pour condition nécessaire la re-politisation des acteurs des mouvements sociaux antérieurs, laquelle re-politisation serait à l’origine de la constitution et de la mobilisation des réseaux de militants à la faveur de la ré-insertion d’un répertoire d’action antérieurement mobilisé.

Une fin qui laisse sur sa faim





Le film finit sur une note dramatique : Hourya, filmée de profil, s’avance tout en s’éloignant de Mohamed qui l’appelle, juste quelques instants après leurs brèves retrouvailles. Hourya prend la décision de quitter Mohamed “parce qu’il l’a laissée tomber lui-même”, dit-elle (réplique incompréhensible !), mais surtout parce qu’il n’est plus le militant qu’il était, tout en lui déclarant son amour. Cela dit, le plan final du film semble assez mal justifié, surtout eu égard à la volonté affichée de s’adresser à “ceux qui croient encore”. Le parti pris pour Hourya en tant que symbole de lutte et d’espoir face à l’individualisme défaitiste de Mohamed aurait ainsi très bien pu être mis en scène différemment. On aurait tout aussi bien pu arrêter le film dans le non-dit, en le finissant par la scène qui réunit Hourya et Mohamed devant la porte de son logement de fortune chez Belgacem… c’est-à-dire dans l’hésitation et l’incertitude. Va-t-elle franchir le seuil ? Va-t-elle s’émanciper de l’emprise des structures sociales (génialement représentée par la bague de mariage) ? Va-t-elle retrouver son amour ? Cela aurait pu constituer une ouverture intéressante pour le film.



Globalement, le film est une réussite : son existence est en soi une entreprise de reclassement symbolique de Thala-Kasserine et de ce qu’elle représente, des mobilisations de 2011 et de ce qu’elles représentent, et par là même de l’idée de révolution et de ce qu’elle représente. 
Si vous êtes de “ceux qui croient encore”, allez-y.