Après sa parution en 1997, Les  nouveaux chiens de garde  a été  réédité en en 2005. Depuis, quels changements majeurs a-t-on a pu observer dans le paysage médiatique français ?

Le premier réflexe serait de vous répondre : la puissance d’Internet, des réseaux sociaux, l’apparition de Facebook. Dans une certaine mesure, cela a en effet permis la dissémination à moindre coût d’idées et d’informations dissidentes. Mais je préférerais insister sur autre chose : en 1997, certaines fortunes possédaient de grands médias, assurément, mais on n’observait pas une concordance presque parfaite entre la liste des plus grandes fortunes de France et  celle des propriétaires des médias les plus influents. Depuis 1997, Bolloré a pris le contrôle de Canal Plus et de ses chaînes, créé un quotidien gratuit ; Patrick Drahi (l’un des hommes les plus riches de France et l’homme le plus riche d’Israël) a acquis à la fois LibérationL’Express, BFMTV ; un trio mené par Patrick Niel a acheté Le Monde en 2010 ; Bernard Arnault possède désormais à la fois Les Echos, le quotidien des milieux d’affaires, et Le Parisien, le journal national d’informations générales au lectorat le plus populaire… Il est donc difficile de discuter la mainmise des grandes fortunes sur la presse. Quant aux rapports étroits que ces médias entretiennent avec le pouvoir, on pouvait surprendre en les détaillant en 1997. Plus aujourd’hui parce que, entretemps, Nicolas Sarkozy a rendu la chose aveuglante. Il se reposait sur le yacht de Bolloré, conseillait les recrutements de journalistes politiques à la radio de Lagardère, était intime de la famille Bouygues, qui possède depuis 1987 la première chaîne privée du pays. J’ajoute que les deux phénomènes – puissance d’Internet et pouvoir des grandes fortunes dans les médias – ne sont pas distincts : Drahi possède le serveur d’accès Numericable, et Niel, Free. C’est vrai ailleurs aussi : aux États-Unis, le Washington Post appartient à Jeff Bezos, le propriétaire d’Amazon.

Le livre et son adaptation cinématographique dépeignent un paysage médiatique français où le pluralisme est compromis par la concentration de la propriété. Le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, en tant que régulateur, n’a-t-il pas pour mission  de garantir la diversité ? Qu’est-ce qui fait qu’il n’y parvient pas ?

En réalité, cette instance indépendante, qui a changé de nom, n’a pas beaucoup changé de position – celle de la subordination. Indépendante, elle ne le fut jamais vraiment. Créée par François Mitterrand, il y a placé ses amis. Lorsque la droite est revenue au pouvoir, c’est elle qui s’en est servie pour protéger les siens. Au point que Mitterrand, se réveillant soudain, estimait qu’elle « n’avait rien fait pour mériter le respect ». Elle n’a pas acquis le mien depuis.

Désormais, le CSA ménage beaucoup les grandes chaînes privées et évite de nommer à la tête des chaînes publiques des hommes ou femmes hostiles au pouvoir politique, et qui risqueraient alors de voir leur budget de fonctionnement amputer par celui-ci, ou par le Parlement ce qui revient au même.

Résultat : TF1 a pu organiser le 20 mars dernier un débat avec seulement cinq des candidats à l’élection présidentielle sur onze, sans que le CSA dise autre chose que « amen » à cette transgression des règles démocratiques qui devraient permettre à chaque « grand » ou « petit » candidat de s’exprimer. Etant bien entendu que la taille du candidat est exclusivement déterminée par le suffrage universel, pas par les instituts de sondage à qui il est déjà arrivé, l’avez-vous remarqué, de se tromper…

L’idée que les médias défendent l’ordre établi, avancée par votre essai, est instrumentalisée politiquement surtout par l’extrême droite et autres populistes. Comment immuniser la critique des médias de telles récupérations ?

Le seul moyen d’empêcher la récupération de la critique est de répondre à cette critique, ou, mieux, de cesser de l’alimenter. Je me méfie beaucoup de ceux qui recommandent à tous les autres de ne plus rien dire par crainte de favoriser l’extrême droite.

Oui, il est vrai que la mondialisation et la libre circulation des capitaux et des marchandises ont provoqué des tragédies sociales pour les populations ouvrières, même si l’extrême droite le dit. Oui, il est vrai que les médias véhiculent le point de vue des dominants sur la mondialisation et sur des tas d’autres sujets, même si l’extrême droite le dit. En vérité, la critique des médias la plus argumentée, la plus fournie, la plus documentée et la plus ancienne, c’est la nôtre. Nous n’allons certainement pas y renoncer au prétexte qu’elle servirait nos adversaires.

Si les candidats sont toujours plus nombreux à avoir recours à la critique des médias – y compris même, c’est un paradoxe absolu, Nicolas Sarkozy cette semaine – c’est bien que nous avons défriché un chemin, accompli un réel travail intellectuel et politique.

Nous ne demanderions pas mieux que de voir nos amis idéologiques s’emparer de ce que nous avons accompli au lieu de traîner les pieds comme ils l’ont fait pendant des années. Mais cela commence : lors de la dernière campagne présidentielle, Philippe Poutou, Jean-Luc Mélenchon, Eva Joly, Nathalie Arthaud, pour ne citer qu’eux, critiquaient davantage les médias bien plus que Le Pen ou, bien sûr, Sarkozy ou François Hollande. Un candidat de gauche doit savoir et dire que s’il était élu les médias ne lui feraient aucun cadeau et que les chaînes d’information continue fonctionneraient alors comme des torrents de désinformation permanente, des machines à fabriquer de la fébrilité et de la peur. Autant ne pas perdre de temps avant d’engager ce combat-là.

Dans ce sens, le président américain Donald Trump est l’exemple le plus représentatif. Peut-il rester fidèle durant son mandat à ses promesses électorales ou serait-il obligé de s’accommoder des orientations générales de l’establishment ? 

Les trois seuls sujets auxquels Trump tient vraiment sont : le protectionnisme et la défense de l’industrie américaine (« America First ») ; la réduction du nombre d’immigrés ; la baisse des impôts pour les sociétés et pour les riches. Sur les deux premiers sujets, les grands médias, traditionnellement favorables au libre-échange et à l’ouverture des frontières (qui permet de peser sur le « coût du travail ») lui sont plutôt hostiles. Quant au troisième, il n’y aura aucun problème pour lui, au contraire. Les propriétaires de médias et la plupart des journalistes influents, en général fort riches, seront tous ravis de payer moins d’impôts.

Les attaques de Trump contre les médias l’ont aidé à remporter les élections. Peuvent-elles être aussi utiles pour les candidats aux présidentielles françaises dont Marine Le Pen ?

Il me semble qu’à ce stade, la principale utilité pour Mme Le Pen du discrédit dont souffrent les médias, c’est qu’il rend moins opérantes (encore) les attaques qu’elle subit de la part de la presse. Surtout quand des artistes médiatisés et avides de publicité signent des pétitions dans un journal que plus personne ne lit, comme Libération par exemple, pour sonner l’alarme en rappelant les souvenirs des années 30 et des « heures les plus sombres de notre histoire ». Je pense même que ces attaques de la presse et des artistes servent plutôt le Front national car elles semblent démontrer qu’un « Etablissement » jugé incompétent et corrompu est ligué contre lui, ce qui rendrait somme toute l’extrême droite encore plus populaire aux yeux de beaucoup.

La montée de l’extrême droite en France, désormais placée en tête des sondages, pourrait la mener à l’Elysée. Une telle hypothèse vous paraît-elle plausible ?

Je n’y crois pas. Lors des dernières élections régionales, on a observé qu’il était très difficile au FN de faire beaucoup mieux au second tour qu’au premier. L’extrême droite manque de cadres jugés aptes à gouverner et son programme économique suscite la peur, en particulier celle des épargnants et des personnes âgées. A moins d’un traumatisme profond, et encore, je crois que le candidat qui affrontera Marine Le Pen à l’issue du premier tour l’emportera assez largement deux semaines plus tard. Je remarque aussi que, de manière assez cynique, les partisans d’un « vote utile » en faveur de Emmanuel Macron ne cessent de présenter comme possible voire vraisemblable l’élection de Le Pen afin de favoriser un rassemblement autour de leur candidat dès le premier tour.

Souvent présenté par les médias dominants français comme l’incarnation du renouvellement du paysage politique, Emmanuel Macron est présenté comme le favori du scrutin. Dans quelle mesure pourrait-il apporter un nouveau souffle ?

Emmanuel Macron est le dernier avatar d’un spécimen bien connu : l’homme, qui parce qu’il est jeune et sans attaches (autres que financières dans son cas) est perçu comme neuf. L’illusion fonctionne en partie, d’autant que nombre de journalistes politiques et de patrons de presse adorent ce candidat. L’homme neuf sourit ;  il ouvre les bras en mimant l’extase, c’est la preuve qu’il est sincère ; il dit tout, puis son contraire, c’est la preuve qu’il n’est pas sectaire ; il séduit des notables de droite et d’autres de gauche, c’est la preuve qu’il bouscule les vieux clivages et fera entrer le pays dans la modernité rêvée. Fermez les yeux et voyagez un peu dans le temps : Macron, la célébration du « centre raisonnable » et la dénonciation des extrêmes, ce fut Bill Clinton puis Tony Blair. Les politiques néolibérales du premier ont favorisé l’élection de Donald Trump. La destruction de la gauche radicale entreprise par le second a précipité la brutalité sociale de David Cameron, puis conduit au Brexit. Une élection de Macron rendrait, je le crains, plus envisageable, pas moins, celle de Le Pen dans cinq ans. Sa candidature au second tour réunirait autour de lui tous les secteurs de la bourgeoisie, des start-upers aux membres de l’Académie française. Au risque qu’une bonne part des milieux populaires boude les urnes ou vote pour l’extrême droite.

Quel serait l’éventuel impact de ces bouleversements sur la Tunisie ?

J’imagine que la Tunisie ne manque pas d’hommes d’affaires ambitieux, parfois immatures, qui croient qu’ils pourraient renouveler le paysage politique mieux que des partis politiques jugés par eux sclérosés. Il vaut mieux alors qu’ils n’oublient pas – et encore moins leurs électeurs potentiels – que ce cas de figure, courant dans l’histoire contemporaine, s’il ressemble un peu à l’image d’Emmanuel Macron, n’est pas non plus très éloigné de la posture – businessman sans expérience politique susceptible de bousculer le « système » – qui a valu sa victoire … à un certain Donald Trump.