Malgré la taille de plus en plus importante qu’occupe l’emploi informel en Tunisie, le taux de couverture sociale demeure un des plus importants du Maghreb. D’après le dernier rapport en date de la CNSS, il a atteint 83,8% de la population active en 2013. Pour autant, la politique de protection sociale traine certaines lacunes, au niveau du taux de couverture par l’assurance maladie, des indemnités de chômage en cas de perte d’emploi mais surtout en termes d’équité des pensions sociales.

Des pensions en dessous du seuil de pauvreté

Etant donné le niveau très faible des pensions distribuées, une partie importante des affiliés à la CNSS se retrouve de fait sous le seuil de pauvreté. C’est ce que démontre l’analyse de la répartition des pensions de la CNSS en 2013.

Selon les critères du Programme national d’aide aux familles nécessiteuses (PNAFN), le seuil de pauvreté s’établirait en dessous de 585 dinars par an. Près d’un affilié sur six (15.7%) correspondrait à ce standard, soit 94.888 pensionnés parmi lesquels 28.661 retraités, 1.785 invalides, 21.689 conjoints survivants et 42.753 orphelins.

Quant aux critères de la Banque mondiale, ils établissent le seuil de pauvreté en dessous de 2 dollars par jours, l’équivalent de 1.025 dinars par an. Dans ce cas la proportion grimperait à un tiers des affiliés (28,1%) en dessous du seuil de pauvreté, soit 169.254 pensionnés parmi lesquels 55.723 retraités, 3.660 invalides, 45.991 conjoints survivants et 63.880 orphelins.

Il serait également intéressant d’analyser le niveau des pensions par rapport au SMIG, censé garantir le minimum vital. Il en découle que plus de trois affiliés sur quatre (76,6%) reçoivent une pension inférieure ou égale au SMIG, soit 461.852 pensionnés.

Ceci est principalement dû à trois facteurs : la précarité de l’emploi dans le secteur privé, la sous-déclaration du montant des salaires mais aussi du nombre de salariés, ainsi que la courte durée de cotisation de certains affiliés.

Si pour l’instant le gouvernement semble plus se préoccuper du recul de l’âge de la retraite, le Centre de recherches et d’études sociales (CRES) attire l’attention sur la nécessité de mettre en place un Socle de Protection Sociale. Cela permettrait de garantir un palier de pension assurant le minimum vital, au même titre que le SMIG, afin de renforcer le dispositif de lutte contre la pauvreté.

L’inefficacité des filets sociaux

Pourtant le PNAFN a prévu, depuis 1986,  un transfert monétaire qui atteint aujourd’hui 150 dinars. Ce montant est censé constituer un complément de revenu aux foyers percevant moins de 48,750 dinars par mois. C’est le principal programme d’assistance sociale, il représente 69% des aides sociales (assistance médicale gratuite, aide à l’invalidité et autres services sociaux) et couvre 235.000 ménages (9% de la population) pour un budget de 292 millions de dinars.

Alors que le budget alloué au transfert monétaire (0,4% du PIB) est comparativement important, la Banque mondiale a relevé certaines défaillances ;

Premièrement, une inefficacité en matière de ciblage des familles nécessiteuses : parmi les 20% de la population tunisienne touchant le plus faible revenu – selon les critères de 2 dollars par jour -, ou premier quintile, seulement 12,6% bénéficient des aides du PNAFN. « Le taux couverture de la population la plus pauvre en Tunisie semble être faible par rapport à l’Argentine, la République Dominicaine et le Sri Lanka. Dans ces pays, le taux de couverture varie entre 22 et 51%. »

Deuxièmement, une fuite importante des aides du PNAFN en faveur des familles non-pauvres : parmi les bénéficiaires de ces prestations, 59,7% font partie de la population non-pauvre. Le Programme national des réformes majeures 2016-2020  reconnait que « le système actuel d’identification des ménages éligibles aux aides sociales de l’Etat en Tunisie induit des erreurs d’inclusion et d’exclusion ». Le rapport de la Banque mondiale va plus loin en soulignant des faits de corruption : « Les résultats à partir de l’analyse de l’incidence des prestations et l’efficacité de ciblage en utilisant l’enquête sur la Consommation et le Budget des Ménages en Tunisie pour la période 2005-2010 montrent que les fuites dans le PNAFN sont relativement élevées. Le système a fait l’objet d’accusations de corruption et d’un manque de transparence et d’équité ».  L’étude CRES n’hésite pas à pointer l’instrumentalisation politique des aides sociales en affirmant que « Le PNAFN qui était censé jouer un rôle crucial dans la libération du potentiel productif de l’économie nationale a été désarticulé partiellement de la sphère de redistribution et annexé à l’armada d’instruments et de politiques mobilisés pour assurer la légitimation politique de l’action de l’ancien régime. »

Troisièmement, des critères d’éligibilité au PNAFN qui manquent de rigueur scientifique : l’admissibilité au programme est basée sur l’auto-présentation et sur des revenus auto-déclarés qui ne sont pas vérifiés. Le Centre de Recherches et d’Etudes Sociales (CRES) fait un autre constat : « Les niveaux d’instruction moyens et élevés sont quasiment absents pour les bénéficiaires du PNAFN […] les ménages dont le soutien est une personne diplômée, ont un accès quasi nul au PNAFN ».

Une dévalorisation intentionnelle du SMIG

L’enquête conjointe du CRES et de la Banque Africaine de Développement (BAD), publiée en mars 2015, établit une comparaison entre la dynamique du transfert monétaire du PNAFN et celle du SMIG (à prix constant) sur la période 1987-2014. Il en ressort une augentation du pouvoir d’achat du transfert monétaire du PNAFN, à un taux moyen de 6% par an, contre un déclin du pouvoir d’achat du SMIG, à un taux moyen de -0,2% par an. Pour le CRES :

Cette dévalorisation réelle du SMIG répondait, en grande partie, à la volonté des pouvoirs publics de cantonner les revalorisations annuelles, dans des limites déterminées par le profil de la compétitivité-prix des exportations tunisiennes .

Plus grave, la même enquête a révélé une dévalorisation du SMIG par rapport au seuil de pauvreté absolue. Le rapport entre ces deux indicateurs s’est considérablement dégradé, il est passé de 140% en 1990 à 76% 2014. Le centre de recherche est catégorique :

« Il s’agit, manifestement, d’une tendance à la paupérisation des actifs occupés en bas de la hiérarchie salariale ».

La Tunisie se retrouve donc dans une position aberrante où elle adopte une politique commerciale qui non seulement n’apporte pas ses fruits, mais qui appauvrit davantage toute une frange de sa population. Cette situation s’est poursuivie après la révolution, selon le CRES elle aurait « même pris des dimensions beaucoup plus importantes », alors que les revendications sociales ne faiblissent pas. L’Etat dispose à la fois de ressources et d’une batterie d’outils de lutte contre la pauvreté, mais pour l’heure ses choix économiques se contentent de reproduire les inégalités.