Cela tombe bien pour les nostalgiques. Peu ou pas cinéphiles, ils peuvent l’apprécier. Quant aux autres, ils en seront peut-être pour leurs frais. Mais toute contradiction bue, une chose est sûre : après un tournage plié en quelques années, L’enfant du Lazaret assume sa modestie. À la base de ce nouveau film de Kamel Ben Ouanès, un récit autobiographique éponyme publié en 2002, aux éditions Nirvana. Signé Jean-Claude Versini, le témoignage s’offre comme un bouquet d’impressions diffuses et de souvenirs qui refont surface : il revient sur une certaine part de l’enfant qu’il fut, après la mutation de son père comme gardien en chef du bagne de Ghar El Melh, anciennement appelé Porto Farina. Bien que l’histoire se passe à l’époque où les inégalités du système colonial français rongeaient le pays, les échos de la crise politique et sociale se font peu sentir dans ce patelin côtier du nord-est. Fort du point de vue de l’enfant, le film revisite cette histoire quarante ans après, avec la maturité d’un adulte.

Ce n’est pourtant pas, loin s’en faut, son seul enjeu. Outre ce ressort dramatique, il y aurait a priori dans cette adaptation le prétexte d’un dépaysement. Le grain des images d’archives ouvrant le film est travaillé par quelque chose d’épais comme le temps. Mais Kamel Ben Ouanès ne trempe pas toutes ses images dans le bain du passé, comme on trempe le morceau de pain dans un bol de café au lait. À la mécanique de la restitution, il préfère au contraire le télescopage où le temps du réalisme s’efface devant le temps de la représentation. Entre une volupté à fleur de peau de l’enfance, et une pesanteur que laisse pressentir l’ambiance du bagne, L’enfant du Lazaret résonne d’une atmosphère paradoxale qu’il fait passer dans sa palette contrastée – les bleus de sa mer d’azur, le blanc de ses ruelles typiques, mais aussi le noir des cellules des prisonniers et le rouge des ruines de l’arsenal. Bien qu’avec les austères moyens du bord, une poignée de scènes extérieures jouent ici au profit d’une certaine beauté du cadre. Et même si on a le nez dessus, les plans d’ensemble n’interviennent que pour ponctuer une majorité de plans rapprochés. La grâce n’est pas loin. Mais on hésite.

Si la caméra de Kamel Ben Ouanès libère ainsi un espace nostalgique, elle lui conserve ses coordonnées oniriques. Le regard du petit Claude se meut entre d’une part le bagne, avec la guérite qui est son observatoire d’où il guette l’arrivée des pirates ; et de l’autre, le port de pêche tourné vers le large. D’un point à l’autre, outre ses parents, il nous fera rencontrer ses jeunes amis, son institutrice française et la belle Hédia dont il est amoureux. On reconnaîtra en même temps les bagnards dont il va parfois accompagner la sortie pour la corvée de bois, la fuite de quelques uns et la libération d’autres. Il y a Taieb, dont chaque tentative d’évasion se solde par une réclusion dans la chambre des douleurs ; Am Salah le doyen des prisonniers ; Lamine, le militant politique en cavale ; et Am Jalloul, l’homme pieux qui protège la famille de Hédia grâce à ses prières et ses dons. Jean-Claude Versini fait lui-même partie du paysage, en jouant le rôle du gardien du bagne. Ces personnages sont autant de miroirs tournés à la fois vers l’enfant que vers le spectateur.

La différence que met L’enfant du Lazaret entre le petit Claude et les habitants reconduit en effet une autre différence qui la précède et sépare l’étranger des indigènes. Le point de vue de l’enfant n’élude rien, pas même la tension, le rejet ou la violence latente. Du texte à l’écran, se profile ainsi l’ambivalence de ce rapport à l’autre qui, pour n’être pas nettement indiquée, est néanmoins suggérée ici en creux. Kamel Ben Ouanès multiplie les touches pour évoquer quelques unes de ses facettes. Prenons la séquence où, sur le papier, Claude piquait quelques cigarettes à son père pour les faire parvenir à Taieb le prisonnier, en échange de quelques trucs que ce dernier lui fabriquait. En champ-contrechamp, la caméra portée piste plus qu’elle ne redouble la longueur d’onde de cette sympathie complice. Mais loin de ne dévaliser que le rayon des émotions premières, l’avantage immédiat de ce procédé est de régler son compte au psychologisme, avec un sens du détail qui profite à l’économie de la narration. C’est ici qu’à l’histoire se substitue l’esquisse, sans contrarier les élans du récit. Néanmoins, si ces prémisses peuvent doter le geste filmique d’une certaine valeur ajoutée, le résultat s’avère inégal.

Entre d’autres mains et yeux, le filon de la reconstitution grand genre ne serait peut-être pas évité. Ici, le reproche n’a pas lieu d’être. C’est qu’on en aurait presque oublié l’essentiel : pour remonter le cours des souvenirs, L’enfant du Lazaret assume le télescopage du passé et du présent en laissant se brouiller les différences au niveau du décor, des costumes ou des événements. Seulement voilà, pareils décrochages se révèlent bien peu porteurs d’idées de mise en scène. Car si le film ne semble pâtir de la liberté qu’il s’est donnée, en revanche il ne parvient pas à larguer tout à fait les amarres avec une voix off trop écrite. La question n’est pas d’accorder aux dialogues, personnages ou décors le droit au minimum syndical formel. Ce qui pose problème, c’est de croire qu’en se frottant à un autre régime de narration, les latitudes du récit peuvent se décoller de l’histoire et mettre sur des rails solides sa mise en scène, alors qu’elles ne font que doper la fragile santé de celle-ci. Signe de ces scories : un montage qui peine malgré tout à les prendre de vitesse.

Certes, le récit de Jean-Claude Versini fournit à Kamel Ben Ouanès autant le ressort que la matière documentaire d’un film sur les conditions de son tournage. L’adaptation, si fidèle au texte soit-elle, retranche en principe autant qu’elle ajoute ; et même si elles paraissent nécessaires ou secondaires, certaines ablations se justifient ici par le report du poids de la fiction vers le présent de sa représentation. Impossible réalisme du cinéma oblige, l’intention du réalisateur consiste à ne retenir que les empreintes d’une mémoire sélective qui recoupe l’histoire et l’actualité. On dira alors que ce n’est déjà pas si mal, pour un effort d’adaptation qui n’est pas habité par une volonté de perfection. Et on posera que le film n’aurait peut-être pas ainsi à trop s’embarrasser de ses défauts. Mais de l’écrit à sa mutation cinématographique, il y a toujours à craindre de se retrouver avec une adaptation qui, compensant mal le peu de ses dispositions formelles, ferait pâle figure ou pèserait plus que son juste poids. Voilà pourquoi on hésite devant L’enfant du Lazaret. Bien proche de sa matière première, il reste un peu trop loin de nous.