Je vais commencer par dire ce que tout le monde sait : il n’y aura pas à l’initiative de Caïd Essebsi de loi sur l’égalité dans l’héritage. De nombreux commentateurs ont explicité les finalités politiciennes de ses récentes déclarations sur le sujet. J’ajouterai que, contrairement à ce que craignent ou souhaitent certains, il n’est pas sûr qu’en s’intronisant « roi des femmes », il ait joué une bonne carte. Même l’UGTT qui a une base populaire est restée, de manière assez alambiquée il faut dire, sur la réserve. Mais je n’ai pas envie de spéculer là-dessus.

Pour éviter tout malentendu, je dois préciser ceci : si j’étais confronté à un choix binaire, répondre impérativement par « oui » ou « non », toute mon éducation, les pressions du milieu qui est le mien et aussi quelques convictions personnelles, me feraient paraître inconcevable de prendre aujourd’hui position contre l’égalité dans l’héritage.Cela étant dit, je ne me reconnais pas dans les termes de la controverse actuelle ou de ce que j’ai pu en connaître. Au-delà de la question particulière de l’égalité successorale, les termes actuels de la discussion me paraissent totalement inféconds. Ils interdisent de poser les problématiques concernant les relations hommes/femmes dans des coordonnées susceptibles d’en faire une dimension de la libération populaire. De toutes les façons, quand tant d’hommes se mettent à défendre les femmes, c’est forcément louche.

On doit d’abord mettre de côté les faux-fuyants comme la question de l’opportunité ou non d’une telle décision dans le contexte actuel, de son caractère « prioritaire » ou non. Le Front populaire, par exemple, considérait il y a quelques mois que le moment n’était pas opportun pour aborder la problématique de l’égalité dans l’héritage. Aujourd’hui, il semble penser que c’est le cas. Va comprendre ! Il est probable qu’on me dise d’ailleurs que l’angle sous lequel je traite moi-même le problème n’est ni opportun ni prioritaire. Mais qu’importe, je ne compte pas me présenter aux élections. Pour l’essentiel, il me semble que le débat se résume à l’opposition de deux sacralités, celle de l’égalité et celle de l’identité, les partisans de la première diront bien sûr qu’ils tiennent compte de la seconde et vice versa. Chacun négocie comme il peut.

Or, à mon sens, la seule question véritable concerne le paradigme dans lequel la question est posée. En l’occurrence, le paradigme de l’égalité qui n’est jamais interrogé sinon dans sa compatibilité avec l’identité ou la tradition, sur lesquelles les partisans de l’égalité n’ont rien à répondre sinon leurs sempiternelles ritournelles sur l’« ijtihad » ou, pire, la nécessité d’éduquer le peuple. Cette lacune dans le débat est source d’impuissance. On tourne en rond.

D’où vient la notion d’égalité ?

Il faut peut-être, ici, rappeler d’où nous vient la notion d’égalité. Je serais bien sûr lapidaire (mais vous devez maintenant en avoir l’habitude). Ce n’est pas vrai que l’idée d’égalité a existé partout et de tout temps. Elle vient plus précisément des Lumières et des combats menés par la bourgeoisie européenne pour se libérer de la hiérarchie statutaire aristocratique et imposer son propre système de domination, fondé juridiquement dans l’égalité. Pour autant, ni les Lumières ni les révolutions bourgeoisies européennes n’ont été que cela. Elles ont constitué aussi le cadre idéologique et politique dans lequel les classes populaires, en Europe puis ailleurs, ont tenté à leur tour de se libérer. L’égalité est devenue ainsi un principe d’espérance qui a inspiré de formidables combats pour la dignité menés par ceux d’en bas.

Les luttes pour l’égalité peuvent bousculer l’exploitation et l’oppression, bouleverser les rapports de forces mais elles ne sont pas libératoires en soi. C’est un concept qui recèle des dynamiques sociales et politiques multiples et antagoniques. Car l’égalité est également intérieure à la logique du capitalisme et de son Etat comme de l’ensemble du système de pensée qui est le leur. L’égalité est la loi du capital. La bourgeoisie ne peut se passer de l’égalité mais elle ne l’aime pas. Il suffit pour en attester de noter sa disposition permanente à construire d’innombrables dispositifs juridiques, policiers, culturels et symboliques, qui miment les inégalités d’ordre et de caste qu’elle a pourtant abolies. Elle en a comme une nostalgie. On a vu, également, comment dans l’entreprise coloniale (comme dans l’esclavagisme transatlantique), elle n’a pas hésité, tout en mobilisant l’universalisme des Lumières et de l’égalité, à reconstituer des hiérarchies statutaires au nom de la race. L’égalité des uns a eu comme prérequis et comme condition l’infériorisation raciale des autres (j’explicite cette idée dans un essai intitulé « La contre-révolution coloniale en France »). Quand elles s’emparent de l’égalité, les luttes de résistance à l’oppression ne peuvent donc échapper à l’ambivalence qui lui est inhérente. L’opprimé joue sur les tensions qui sont les siennes et il fait bien. Mais, constamment, il risque d’être pris au piège.

Bien plus compliqué dans un Etat subalterne

Je crois que le problème est encore plus compliqué et le danger bien plus grand dans un Etat capitaliste subalterne comme le nôtre qui n’est certes plus une colonie mais qui reste ce que nous pourrions appeler une colonie postcoloniale. A l’instar des Etats occidentaux dont il reproduit le modèle, l’égalité est au principe de l’Etat tunisien, de sa législation et de son idéologie, de manière indissociable de son autre principe, la préservation des hiérarchies sociales. Mais les combats des classes populaires tunisiennes, en particulier dans les espaces ruraux, ont une histoire et une mémoire qui ne sont pas celles des classes populaires d’Europe même si elles en ont indirectement intégré une part, notamment par la médiation de l’UGTT, l’aile gauche de l’Etat. Au sein des classes populaires tunisiennes, le besoin de justice et de dignité ne se dit que partiellement dans le langage de l’égalité ou plus généralement des « droits humains ». De même que l’ « ennemi » n’est généralement pas désigné ni perçu, comme il est dit et pensé dans la tradition des luttes en Europe. Ce n’est ni un manque ni l’expression d’un faible « niveau de conscience » et ce n’est pas non plus le signe d’une incurable « arriération ». Le référentiel des Lumières et de la modernité, les normes qu’il impose et les mécanismes qu’il instaure, constituent, il est vrai, l’un  des moyens de défense contre certaines formes d’oppression. Ils ont parfois, et en particulier dans les classes moyennes, été « réappropriés » dans les luttes comme a pu l’être la bible des missionnaires dans les plantations esclavagistes américaines et certaines colonies. Mais ils sont aussi l’un des vecteurs de la subalternisation postcoloniale – fondement de notre Etat –  et par conséquent des inégalités. Ils constituent, de ce point de vue, l’un des obstacles à l’émergence d’une politique du peuple, d’autant plus capable d’affronter les puissants qu’elle est ancrée dans son histoire et la mémoire de ses combats passés. L’élaboration pratique et intellectuelle d’une alternative au référentiel de la modernité, des Lumières, de l’égalité, y compris dans leurs formes radicales ou révolutionnaires, m’apparaît de ce fait impérative. J’ajoute : sans nécessairement craindre les formes d’hybridations inhérentes à la globalisation – certes elles-mêmes hiérarchisée – des résistances populaires et de leurs cultures. Encore faut-il admettre que cela est concevable et qu’il est possible de construire une stratégie politique qui outrepasse le référentiel humaniste porté par la révolution française. Autrement dit, il faut accepter l’idée que la modernité européenne et les Lumières n’ont pas dit le dernier mot de l’histoire. Ce serait tout simplement faire preuve de bon sens.