Peu coutumière des grandes polémiques publiques, l’UTICA agit généralement avec discrétion et sans faire d’esclandre. Mais, là, semblent dire ses dirigeants, la coupe est pleine. Ils reprochent au projet de loi des finances, guère favorable pourtant aux classes populaires, de faire peser sur les épaules des investisseurs une charge fiscale beaucoup trop lourde. Selon eux, les « sacrifices » n’auraient pas été équitablement répartis. Seules les doléances de l’UGTT auraient été prises en compte par « crainte » des mouvements sociaux et pour des raisons de basse politique. Formulées  dans un document intitulé « Entre assainissement et relance » et rendu public le 25 septembre dernier, les exigences du patronat n’auraient suscitées par contre que l’indifférence du gouvernement.

La teneur de ce document va cependant beaucoup plus loin que ne l’aurait fait un simple rapport destiné à l’élaboration de la loi des finances. Il ne recommande rien moins qu’un changement complet de « paradigme » qui concerne non seulement les orientations économiques mais également la conception même de l’Etat, tel qu’il a pris forme avec l’Indépendance. Sous couvert de modernisation, de rationalisation et d’efficacité économique, ce rapport, inspiré par une philosophie néolibérale transparente, appelle à réduire l’Etat à ses fonctions administratives et policières. En filigrane, et pour le dire de manière un peu provocatrice, la perspective qu’il dessine est celle d’un Etat appendice de l’UTICA. Tant les mesures urgentes que les réformes de fond préconisées dans ce document tracent, en effet, les lignes d’une guerre contre les classes populaires : report des augmentations de salaires prévues, réduction drastique du nombre des fonctionnaires, réforme du système de solidarité sociale et relèvement de l’âge du départ à la retraite, démantèlement progressif mais rapide de la caisse de compensation, détermination des salaires non en fonction des besoins sociaux et de l’inflation mais par rapport à la croissance du PIB, privatisation et subordination à la logique marchande du service public et, bien sûr, répression des mouvements sociaux. C’est du moins la seule façon d’interpréter cette recommandation exprimée sous forme d’injonction qui n’admet pas de réplique : « Arrêt immédiat (dans les actes !) du blocage et du sabotage des secteurs stratégiques et vitaux (mines, pétrole) ».

La batterie de mesures proposées par l’UTICA n’est certes pas inédite. Dans son approche du rôle de l’Etat et des questions sociales, elle n’est pas non plus différente des réformes que voudraient voir appliquer les institutions financières internationales ni de celles que Youssef Chahed et ses technocrates libéraux aspirent à mettre en œuvre. Ce qui distingue cependant les réformes proposées par l’organisation patronale, c’est l’impatience avec laquelle ses responsables souhaitent les voir mises en train et le ton impératif avec lequel elles sont énoncées, malgré les quelques précautions rhétoriques destinées à adoucir le propos. La lecture de ce document suggère ainsi que l’UTICA avait envisagé de monter au créneau dès sa rédaction et non pas seulement cette dernière semaine.

Sans doute cette offensive a-t-elle pour objectif premier d’arracher le maximum de concessions lors de la discussion du projet de loi des finances. Mais si la centrale patronale hausse le ton de manière si inhabituelle et menace d’enclencher une nouvelle crise politique dont Youssef Chahed ferait les frais, il y a tout lieu de penser que la bataille engagée s’inscrit dans une stratégie qui va au-delà du débat budgétaire. Ce qui est en jeu, ce sont bien les derniers acquis sociaux du vieux bonapartisme bourguibien et la puissance sociale acquise par les classes populaires avec la révolution.