Nul doute que La Belle et la Meute se joue à quitte ou double pour le spectateur. L’actualité lui étant favorable, il se dote d’un certain potentiel de séduction. Mais pour le découvrir sans trop s’emballer, il convient de décoller les étiquettes que la critique française a posées sur cette fiction. Et ce, quitte à faire tiquer les rangs féministes, ou découvrir dans nos assiettes un long-métrage qui se pare des attributs « coup de poing » plutôt dans le ventre qu’en pleine figure. C’est la règle des trois unités qui lui sert de devise. Unité de lieu : un dance-floor, un commissariat de police et, entre les deux, une clinique. Unité de temps : une longue nuit. Unité d’action : le calvaire d’une jeune fille pour prouver son viol. Si Kaouther Ben Hania se satisfait de ces coutures-là, il lui faut encore l’unité du plan-séquence pour mettre ses petits poings en avant.

Flirtant avec le cinéma de genre, La Belle et la Meute s’en tient au cahier des charges d’un drame de mœurs, avec pour cadre initial l’ambiance feutrée d’une soirée étudiante. La caméra adopte, dès le premier plan, le point de vue de Mariam, belle à abdiquer un saint qu’on voit se changer la robe devant le miroir des toilettes. Alors qu’elle s’apprête à sortir de la boîte après avoir croisé Youssef, une ellipse nous projette quelques heures plus tard sur la route. Où l’on retrouve l’héroïne sous le choc, courant vers nous en trébuchant, suivie par le jeune homme bienveillant. On aura vite fait de comprendre qu’elle s’est fait violer. Et à mesure que s’égrènent les indices en amont, on apprendra que la scène du crime n’est que la voiture de service des agents du commissariat dont Mariam ne sortira qu’au petit matin. Lesté de cette situation de départ, le récit va jeter l’héroïne dans la tourmente de l’intimidation et du chantage pour qu’elle retire sa plainte.

C’est toute la dramaturgie de La Belle et la Meute qui, au fil de neuf plans-séquences, se rangera au service de cette tension portée à bout de bras qui va mettre l’héroïne à l’épreuve de l’adversité pour faire valoir ses droits. Cousu de fil blanc, ce principe dessine plutôt un cercle vicieux : trop difficile de porter plainte auprès des paires mêmes des agresseurs, impossible aussi d’obtenir un certificat médical alors que les papiers qu’exige la réceptionniste de la clinique sont abandonnés avec le sac à main dans la voiture même des policiers. Bien que Youssef soit à ses côtés et que la bonne volonté de certains personnages vienne nuancer cette partition binaire – à l’instar de l’infirmière et du médecin légiste, dans un premier moment, et du policier compréhensif ainsi que la commissaire enceinte dans un second temps –, Mariam se retrouve sans véritable recours dans les rouages de ce système perverti, contrainte dès lors d’agir seule. Ce que montre Kaouther Ben Hania, avec une caméra portée qui ne ferme pas ses paupières, c’est la valse des rapports de domination et de la violence institutionnalisée qu’entretient ce cercle vicieux.

Il y a sans doute là, du moins sur papier, de quoi se mettre sous la dent. La manière dont Kaouther Ben Hania s’empare d’un fait divers un peu corsé se hasarde pourtant très peu en-dehors des conventions. Librement inspiré de Coupable d’avoir été violée, l’ouvrage que la victime a fait paraître sous le pseudonyme de Meriem Ben Mohamed pour raconter son cauchemar de la nuit du 3 au 4 septembre 2012, La Belle et la Meute suit la voie classique qui lance son protagoniste sur une piste ou dans une confrontation à rebondissements. Or tout ceci n’aurait peut-être que peu d’importance si le dispositif buté du film n’était pas marqué par le revers de sa caution « réaliste », à savoir le systématisme de la démonstration.

Où réside alors le problème ? Moins dans les choix esthétiques que dans leur pertinence. Il ne s’agit certes pas de fustiger les intentions de Kaouther Ben Hania, qui sont louables dans son effort de dénoncer frontalement les dérives de l’institution policière et, plus généralement, leur déni ainsi que la banalisation de ce mal par l’ordre social. Mais il y a fort à redouter d’un cinéma en prise avec de gros sujets bien collants, guetté soit par le risque du sensationnel soit par sa surenchère racoleuse. Sur ce terrain, les marges de manœuvre de La Belle et la Meute restent très étroites.

La mise en scène de Kaouther Ben Hania parle pour cette oscillation, même si elle n’est pas tout à fait dépourvue de qualités. Comme pour les cases d’une bande dessinée, le dispositif découpe le film en une série de blocs de temps, pliant la mobilité de chaque cadre aux dimensions d’une mise en scène centripète, largement en intérieurs, où le plan égale une situation. Bannissant les gros plans au profit d’une distance moyenne avec les personnages, le film réussit à escamoter par de brutales ellipses les scènes trop prévisibles, comme la scène du viol judicieusement négociée en hors-champ. La caméra, avec l’apesanteur de ses mouvements en circuit fermé, ne ménage pas ses efforts pour faire des arrière-fonds des bureaux et des couloirs mal éclairés du commissariat un élément du récit, et imprimer ainsi une dimension anxiogène au film.

Néanmoins, les incohérences ne manquent pas, car la virtuosité formelle à elle seule ne suffit pas. Ainsi la scène de l’hôpital surchargé, en présence, comme par hasard, d’une journaliste et d’un caméraman sur les lieux, ne fait pas long feu. Mais plus que les incohérences, ce sont surtout les dialogues qui posent ici de sérieux problèmes, ou plutôt leur simulacre qui veut tout faire entrer dans la diégèse comme si, en le déchargeant de sa matière obscène, la fiction craignait de dissiper le doute sur la réalité qu’elle voulait dénoncer. Ce que la mise en scène de Kaouther Ben Hania donne d’une main, les dialogues le reprennent deux fois de l’autre.

C’est dans ce flottement de La Belle et la Meute qu’opère un dispositif confinant à la théâtralité, trop replié sur lui-même et qui tend à refermer ses personnages sur l’épreuve qui les anime. Plus grand-chose ne surnage alors, et surtout pas les comédiens. Face à une Mariem figée, Ghanem Zrelli peine à faire exister son personnage autrement que par procuration, vu ce que le film lui donne à jouer. Mariem El Ferjani aura connu son baptême de cinéma dans une silhouette un peu trop mono-expressive, malgré la difficulté du rôle et la complexité qu’elle devait incarner. L’artisan pèse tout, évalue tout, assume tout. Ainsi veut faire Kaouther Ben Hania, dont le talent ne fait aucun doute. Elle sait ce qu’elle fait de bout en bout. Mais parce qu’elle en sait trop, elle oublie peut-être l’essentiel : une modestie formelle plus généreuse.