Il y en a qui n’arrivent pas à dormir à cause des aboiements de chiens. D’autres ne ferment pas l’œil à cause des tirs de chevrotine. Les agents municipaux accompagnés de policiers parcourent régulièrement les quartiers dits à risque des alentours de Tunis en quête d’animaux errants à abattre. Il leur arrive aussi de répondre aux réclamations de riverains victimes de morsure ou des piétons craignant pour leur santé. Cette politique d’élimination menée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, jusqu’alors relativement acceptée et utilisée comme un argument d’efficacité du travail communal, interroge de plus en plus de citoyens. Tueries en plein jour sous le nez des passants et de leurs enfants, cadavres laissés gisant, police mal entraînée qui blesse l’animal sans l’achever et autres tristes évènements poussent les pouvoirs locaux à trouver une autre option et les détenteurs d’animaux à se responsabiliser. Car après presque 40 ans de politique de l’abattage, la population d’animaux en liberté est en augmentation, de même que les incidents qui y sont liés. Un constat qui persuade, d’un côté, que tuer est d’autant plus nécessaire, de l’autre, que c’est tout à fait inefficace.

Quartier de Bousselsla, La Marsa (août 2018)

Vaccination et stérilisation plutôt que l’abattage

Pour Leila El Fourgi, docteure vétérinaire et ancienne directrice de la Société Protectrice des Animaux (SPA), la solution est simple. Les chiens qui peuplent les rues peuvent devenir un danger dans deux cas de figures : « en cas de rage ou de leishmaniose [une maladie chronique due à une piqûre de moustique, dont le canidé ne peut pas guérir], tout suspect doit être capturé et euthanasié proprement. Ou s’ils se rassemblent en meute et deviennent agressifs, ce qui n’arrive pas une fois stérilisés ». L’Organisation mondiale de la Santé Animale (OIE) souligne d’ailleurs au sujet de la Tunisie que  « les campagnes de vaccination et de stérilisation sont le meilleur moyen d’éliminer la rage, et le moins cher ». En ce qui concerne les animaux errants qui ne sont pas condamnés par la maladie, « il faut les accepter, les autoriser à vivre libres », soutient Leila El Fourgi, ajoutant que l’on estime que plus de 60% de ces chiens ne sont que « pseudo-errants », en réalité rattachés à des foyers, des magasins, des chantiers…etc. « Ils sont laissés dehors toute la journée pour ne pas salir le jardin, faire des économies de nourriture », précise-t-elle.

Quartier de Bousselsla, La Marsa (août 2018)

L’abattage, un choix facile

La SPA, créée en 1910, a mené de vastes campagnes pour la prise en charge vétérinaire des chats et chiens errants, avant d’être contrainte de suspendre ses activités en 2011, faute de repreneur. Leila El Fourgi se souvient d’un article paru dans La Presse dans les années 1990 : « le gouvernement se targuait d’avoir abattu plus de 90.000 chiens errants cette année-là. Je leur ai signalé qu’après un rapide calcul, 500.000 étaient nés pour la même période ! ». Les services municipaux dédiés à l’abattage redoublent d’efforts en réaction à la médiatisation d’accidents de morsure, ceux-ci se répétant au fur et à mesure que de la hausse de la population canine peu vaccinée. Pour la seule commune de Monastir en 2015, 2175 personnes avaient été attaquées, 47 000 au niveau national l’année précédente. La campagne d’extermination qui s’en est suivie a alors déclenché une contestation citoyenne qui n’a cessé de croître. « Si on ne restreint pas les naissances, ça ne peut pas être efficace », reprend Dr El Fourgi. En dépit d’un travail de longue haleine et des partenariats avec ministères et établissements privés, le manque de soutien a découragé les militants de la cause animale et les équipes de l’association. A El Ouardia, entre les abattoirs de 6000 mètres carrés où sont vendus les moutons de l’Aïd et un terrain vague, le siège de la SPA a désormais été attribué par le ministère de l’Intérieur à l’Association tunisienne de soutien aux forces de l’ordre.

A quelques mètres de l’ancien siège de la SPA à El Ouardia, les bâtiments autrefois dédiés aux animaux recueillis sur la voie publique sont aujourd’hui inutilisés.

Des alternatives en vue

Un tel projet pourrait bénéficier d’un regain d’intérêt inédit à l’heure où les réseaux sociaux mobilisent les bénévoles pour la protection animale. Sur Facebook, ces groupes comme Des animaux ont besoin de vous et Animaux 100 toi(t) comptent entre 60 000 et 80 000 membres. La cause est soutenue en parallèle par quelques associations. Parmi elles, l’Association de Protection des Animaux de Tunisie (PAT) qui recueille dans son refuge les chiens errants ou blessés. Nawel Lokrech, sa présidente, témoigne des mêmes difficultés : « nous devons faire des appels à dons pour chaque animal, afin qu’il soit pris en charge et ait la chance d’être adopté. Ni l’Etat qui tire, ne nous aide, ni les citoyens qui abandonnent leurs animaux de compagnie ».

Quartier de Bousselsla, La Marsa (août 2018)

Au Belvédère à Tunis, la municipalité a ouvert depuis mai 2017 une clinique permanente pour la vaccination et la stérilisation gratuites. Les chiens soignés sont ensuite relâchés dans leur environnement avec un système d’identification. Le but est que leur présence empêche de nouveaux animaux de s’installer, que leur nombre se stabilise et qu’ils demeurent en bonne santé : un programme dont les résultats en matière de lutte contre la rage ont été reconnus par la Global Alliance for Rabies Control. Aujourd’hui, la banlieue nord de la capitale compte emboiter le pas. Fin juillet, une réunion entre des conseillers municipaux récemment élus de la Marsa, Carthage, Sidi Bou Saïd et Soukra a abouti à la décision de créer un centre similaire à celui qui existe au Belvédère. En attendant son ouverture « d’ici 3 à 6 mois », « les missions d’abattage se poursuivent car c’est pour l’intérêt commun, mais elles sont désormais réalisées par une association de chasseurs [mieux entraînés à tirer sur les animaux sans les rater] accompagnée des agents de propreté de la municipalité », précise Kais Nigrou, directeur de la commission hygiène, sécurité et environnement de la municipalité de la Marsa.

 « Si on se mobilise pour une campagne de stérilisation pendant 5 à 10 ans sur tout le territoire, le problème ne se posera plus. Les refuges et l’adoption de ces animaux à l’étranger coûtent très cher et ça ne suffit pas », conclut Leila El Fourgi. A présent, l’effort est surtout demandé pour combler le manque d’informations des citoyens comme des décideurs à ce sujet, accepter que les chiens soient des chiens qui mangent, aboient, ont besoin d’un espace, et consacrer leur droit de vivre en les tolérant en dehors d’une relation économique ou de propriété.