« Je suis un natif du désert », explique Cheikh Karamallah Amer Al-Abadi, un homme de près de 60 ans. Il parle du désert Arabique, dans l’est égyptien, là où sa tribu, les Ababda, est établie depuis des centaines d’années pour faire paître ses troupeaux. Bien avant d’en être chassée par le changement climatique et les pluies devenues rares au milieu des années 1970, puis par l’État lui-même au début des années 2000, pour lancer des projets d’investissement. Les aléas de la vie ont fini par mener les Ababda vers les sentiers de l’orpaillage pour subvenir aux besoins de leurs enfants. Cheikh Karam Allah s’assied et s’absorbe dans la torréfaction d’un café vert sur un lit de braises, qu’il agrémente de cardamome et de gingembre, la jabana — selon le terme consacré — qui anime les veillées.

Dieu que l’exil est dur
Nos yeux sont en pleurs
Réunissez-nous, Seigneur
Pour réaliser nos desseins
Si Vous sortez de notre vallée
On pourrait croire
Que nous Vous avons oublié

Le cheikh fredonne les paroles, évoque le legs laissé à son père par les cheikhs des Ababda, dans la région de Wadi Kherit. Des Ababda il a également hérité leur peau sombre et rugueuse, leurs traits taillés par l’environnement montagneux, creusés par le désert. Le regard des Ababda est perçant comme ceux des aigles qu’ils ont appris à chasser, ils sont solides malgré leur petite taille.

Une époque disparue

Des décennies durant, les membres de la tribu ont vécu en transhumance d’une vallée à une autre dans le désert avant que les difficultés de la vie ne les contraignent à tenter de se sédentariser. Mais cette sédentarisation, tout comme l’eau, s’est avérée un mirage. Tantôt ils partaient à cause du manque d’eau qui les poussait à abandonner derrière eux toute une vie reçue des anciens et tantôt c’était l’État dont ils sont pourtant ressortissants qui les en chassait au point de leur faire oublier l’activité agricole qu’ils avaient apprise.

Cheikh Karamallah a appris des anciens que l’origine des Ababda remonte à des centaines d’années, qu’ils sont venus de la péninsule Arabique avant de s’établir au sud du désert Arabique, entre le Nil à l’ouest et la mer Rouge à l’est, et, du Soudan jusqu’à Souhag au nord, en passant par Assouan. « C’était une époque où il y avait de la pluie et où la région était prospère ». Cheikh Karamallah était, avec son père, berger dans le vaste désert. Puis les pluies ont commencé à se faire de plus en plus rares et le pâturage est devenu impossible. Les troupeaux des Ababda ont été décimés du fait de la sécheresse. Un des membres de la tribu, membre du Majlis Ach-Choura (Assemblée consultative) à l’époque, est parvenu à conclure avec l’État un accord pour la construction d’un village à Wadi Kherit et sauver les Ababda à qui l’on a attribué des maisons et des lots de terrain pour les aider à se sédentariser.

De fait, l’État a bien distribué 168 hectares dans la région de Wadi Kherit pour un droit de jouissance attribué à 500 familles des Ababda en 1973. Au début des années 1980, la région qui dépendait de la mer Rouge a été rattachée au gouvernorat d’Assouan. Mais cette vieille tribu ne se limitait pas à 500 familles, et beaucoup d’entre eux sont restés sans domicile. « Le monde nous est devenu étroit », dit Cheikh Karamallah. Certains sont descendus des montagnes pour aller à Assouan et Kôm Ombo et derrière le lac Nasser ; beaucoup sont néanmoins restés dans les montagnes alors que d’autres se sont installés à Wadi Allaqi et Wadi Kherit, même de manière informelle.

Wadi Kherit doit son nom à une plante réputée dans la région. Dans sa proximité et dans l’étendue du désert Arabique, des générations entières ont vécu de la vente de chameaux, de l’élevage des moutons et de la collecte de plantes médicinales. Ils ont aussi aidé les forces armées comme « pisteurs » en raison de leur habileté à déceler les traces des passages de chameaux et des hommes. Leur compétence dans ce domaine a servi à traquer les contrebandiers et les hors-la-loi.

Une ressource vitale au goût de mort

Souleimane, 28 ans, de la même tribu, vit dans un village qui compte un grand nombre d’Ababda du nord-est d’Assouan. Ils ne savent ni lire, ni écrire, l’État ne s’est pas soucié, jusqu’à un temps récent, d’y construire une école, dit-il. Pas plus qu’il n’a veillé à leur donner les moyens d’y vivre, comme c’est le cas des autres habitants du sud. Les Ababda qui n’ont pas choisi l’exode vers les villes ne bénéficient pas de recrutements dans la fonction publique, ils n’ont pas de pensions de retraite ni de terre à cultiver. Souleimane n’a pas eu le choix, il s’est mis à l’orpaillage dans la réserve de Wadi Allaqi, une des vallées du désert Arabique aride, à 180 km au sud d’Assouan, qui s’étend sur une superficie de 23800 km2. La région, située à la frontière, est réputée depuis le temps des pharaons qui l’ont explorée à la recherche du précieux métal jaune pour en faire des parures pour les vivants et les morts.

Dans son travail de chercheur d’or, Souleimane est passé par des moments durs ; des amis à lui ont trouvé la mort dans le désert, enterrés sous les décombres des mines, ou bien ils sont morts de soif dans l’attente d’approvisionnements qui ne sont pas arrivés à temps. Durant les semaines passées dans le désert, ils étaient pourchassés par les gardes-frontières et ils fuyaient les hyènes qui les entouraient. « J’aurais pu être chaque jour à la place de ceux qui sont morts ou de ceux qui ont été arrêtés », dit Souleimane. Malgré tous ces risques, il assure qu’il n’a pas d’autre choix que de continuer à travailler, jusqu’à ce que son tour arrive pour la prison ou… pour la tombe ; à moins de trouver suffisamment d’or pour se retirer de ce travail en assurant aux siens une vie décente.

La fièvre de l’or ne se limite pas aux Ababda. Abou Moumen a quitté son petit village dans le delta du Nil pour travailler dans l’orpaillage avec eux depuis des années. « Dieu leur a prodigué de l’or, car ce sont de braves gens », dit-il. La recherche de l’or dans ces régions est aussi vieille que leurs montagnes, précise Abou Moumen. Les Soudanais, notamment la tribu des Bichari, ont hérité leur savoir-faire en matière de prospection de leurs ancêtres du royaume de Kouch1. Ils l’ont transmis aux enfants de la tribu avec qui ils ont des liens de parenté. Cette région, ajoute Abou Moumen, est très sensible, c’est une zone frontalière, les gardes-frontières et les services de renseignement sont très présents en raison du développement du trafic d’armes, de drogue et même de la traite des êtres humains. Travailler dans ces régions est donc fort risqué. « Dans la recherche de l’or, il y a une règle : celui qui dépense le plus emporte le plus », explique Abou Moumen en relevant que les méthodes et les outils utilisés par les Ababda dans la prospection sont très sommaires. De ce fait, les quantités qu’ils extraient sont insignifiantes en comparaison de celles réalisées par les entreprises du Golfe qui disposent d’équipements modernes coûteux permettant des gains de temps et de main-d’œuvre. Certaines de ces entreprises, selon Abou Moumen, obtiennent des autorisations de prospecter officiellement un type de pierres semi-précieuses, mais en profitent pour extraire secrètement de l’or. Certains membres de l’armée prospectent pour leur propre compte avec l’aide de certains orpailleurs sur la base d’un partage des quantités extraites.

L’État comme concurrent

En quête d’une vie décente, les tribus des Ababda et des Bichari se sont engagées dans l’exploration aurifère en 2011, mais l’État va les entraver une nouvelle fois en créant la Shalateen Mineral Resources Co en 2014. Cette société a proposé aux membres de la tribu de coopérer en leur attribuant des permis d’exploration contre de fortes taxes sur l’or qui peuvent atteindre jusqu’à la moitié des quantités extraites, sans aucune garantie. Une offre que les intéressés ont qualifié d’impôt exorbitant.

La plupart des Ababda refusent totalement de coopérer avec l’État dans la prospection aurifère, explique Abou Moumen, car ils ont la conviction que « les biens de leur terre leur reviennent ». Et ce « bien », ils ne l’obtiennent qu’au prix de grandes difficultés et dans des conditions extrêmes en raison du manque de moyens matériels et de la pénibilité du travail manuel dans le dur environnement du désert. Nombre de membres de la tribu se sont retrouvés enterrés dans les puits qu’ils avaient creusés en raison de la fragilité des fondements utilisés. Sans compter que beaucoup d’entre eux ont connu la prison, selon Abou Moumen.

Les Ababda ne cherchent pas la richesse, ils veulent seulement s’assurer une vie décente. Abou Moumen dit qu’ils sont pacifiques. Il évoque le cas d’un de ses membres, Hassan Abou Sadiq, qui a commencé l’orpaillage depuis longtemps puis s’est arrêté après avoir pu acheter des terres agricoles et des troupeaux d’ovins et de bovins. Il est revenu ainsi à son métier original de pasteur jusqu’à Halai’b et Shelateen.

Construire sans les habitants

Abdallah Ababda, une des personnes présentes chez Cheikh Karamallah, souligne que l’État a répandu l’idée que les Ababda n’aimaient que le pâturage et non l’agriculture, afin de justifier le fait de ne pas leur octroyer de terres. Pourtant la réalité dit le contraire. Tous les hectares attribués aux membres de la tribu ont été semés de blé et de canne à sucre, ils en ont payé les traites et ont obtenu un droit de propriété plein de la part de l’État après avoir respecté l’engagement de cultiver la terre. Ammer, cheikh des Ababda à Wadi Kherit a obtenu une maison et deux feddans et demi (un peu plus d’un hectare), son fils aîné a obtenu la même chose. À sa mort, la propriété a été morcelée entre les frères. Karamallah et ses cinq frères n’ont pas obtenu de terres, car ils ne disposaient pas de pièce d’identité à cette époque. Cheikh Karamallah affirme que l’État les a ignorés lors de la distribution des terres dans le cadre du projet de Wadi Naqra alors qu’il est situé dans la proximité immédiate de Wadi Kherit et des montagnes où ils vivent.

Le projet de Wadi Naqra est un investissement agricole lancé sous l’ancien président Hosni Moubarak. Il couvre une superficie de 65 000 feddans (27 300 hectares) répartis en cinq villages. L’État a ramené de jeunes diplômés, des « bénéficiaires », et même des personnes âgées qui n’ont pas d’exploitation agricole. En revanche, il a ignoré les Ababda qui vivaient effectivement autour de ces terres. Le projet a été conçu de sorte que les cinq villages relèvent de gouvernorats différents afin de garantir la diversité agricole dans une région qui relevait jusque-là du centre administratif de Nasr El-Nouba, à Assouan. L’ingénieur agronome Nasser Soltane est arrivé en 2004 dans un des villages du projet, El-Amel, où il a bénéficié de 5 feddans (2 hectares). Le village s’étend sur une superficie de 800 feddans (336 hectares) distribués à 360 citoyens, alors que les gros investisseurs s’accaparent de vastes superficies pouvant atteindre jusqu’à 10000 feddans (4200 hectares) pour chacun.

Le projet se trouve dans la terre d’« Ellawi » qui était, historiquement, une zone de pâturage des Ababda. Ils comptaient sur les pluies avant de construire des petits lacs artificiels en 2004. Les Ababda ont été pris de court par ce projet. Certains sont restés dans les hauteurs des montagnes entourant la vallée pour pratiquer le pâturage sur les terres concernées par le projet durant les saisons agricoles ; et, durant d’autres périodes, ils profitaient de l’herbe sur les berges des lacs et des canaux ou bien achetaient de la luzerne aux agriculteurs pour leurs vaches. D’autres ont abandonné la terre aux nouveaux propriétaires et ont migré vers des régions éloignées. Des problèmes surgissent quand les troupeaux de vaches descendent vers les terres au cours de la saison agricole et, difficilement contrôlables, dévastent les cultures. Les conflits surviennent dès lors entre les propriétaires des terres affectées et les éleveurs et cela peut aller jusqu’à l’échange de coups de feu. L’État, lui, reste en retrait de ces conflits et laisse les agriculteurs et les Ababda résoudre leurs différends lors de séances de conciliation coutumières. Il n’intervient que lorsque ces réunions coutumières se soldent par un échec. L’ingénieur Nasser indique qu’après la révolution, et dans un contexte de chaos sécuritaire, des Ababda ont pris possession de force de certaines terres de l’État, situées près de celles des bénéficiaires, puis ils les ont revendues à d’autres personnes. Quant au titre de propriété, ils n’en ont cure et cela tient à leur conviction que cette région était la leur avant que l’État ne lance le projet ; et que ces terres leur reviennent légitimement.

L’autre partie a aussi son récit et ses arguments, auxquels Abdallah répond avec vigueur : « Nos enfants ont le droit de bénéficier des terres. » Il souligne que la plupart des jeunes Ababda ne trouvent pas des moyens de vivre et choisissent l’exploration aurifère avec tous les risques inhérents à cette activité. Ils le font pour ne pas subir le même sort que leurs pères qui se sont retrouvés sans travail stable, sans terre agricole et sans pension.

Résidence provisoire jusqu’à nouvel ordre

L’histoire des Ababda n’est qu’une illustration de la mise à l’écart des autochtones marginalisés par le gouvernement qui cherche à profiter de leurs terres, estime Ahmed Zhazha, ingénieur urbaniste du groupe 10 Tooba (Applied Research on Built Environment). La situation vécue par les Ababda s’est maintes fois répétée. Il cite à cet effet le déplacement des tribus autochtones d’Héliopolis, et aussi de Charm El-Cheikh et même de la plupart des régions situées aux faubourgs des villes. La même histoire se répète maintenant, même si les détails diffèrent, pour la population qui habite depuis des dizaines d’années dans le triangle Maspero-Nazlet El-Semman-Al Warraq (Le Caire). Pour Ahmed Zhazha, il faut faire valoir la propriété historique de la terre. Il est illogique que des générations d’habitants vivent pendant des centaines d’années dans un lieu et qu’ils n’aient pas le droit d’y demeurer. Notre interlocuteur souligne que quand l’État décide de réaménager le plan d’urbanisme dans une région donnée, les habitants des lieux doivent être partie prenante du débat et de la solution.

Dans le même sens, Ahmed Chawkat, chercheur en urbanisme à 10 Tooba, note qu’il existe des formes d’appropriation non légales qui relèvent de la coutume, comme c’est le cas des terres dans les villages nubiens et des tribus bédouines du Sinaï. Ces situations donnent une quasi-propriété sur les terres et un droit d’en disposer même sans titres officiels. À titre d’exemple, il est impossible d’acheter une terre dans certains villages nubiens, sauf en cas d’association avec son propriétaire nubien. Préserver le modèle de possession coutumier nécessite une organisation, comme c’est le cas pour les tribus nubiennes qui s’unissent et tentent de négocier leurs droits avec l’État et exercent des pressions permanentes dans les médias et au niveau des assemblées élues.

L’article 78 de la Constitution égyptienne garantit aux citoyens le droit à un logement décent, sûr et sain, afin de préserver la dignité humaine et de réaliser la justice sociale. Il engage également l’État à « élaborer un plan national pour le logement qui tienne compte de la spécificité de l’environnement, veiller à ce que les initiatives individuelles et coopératives contribuent à sa mise en œuvre, organiser l’utilisation des terres de l’État, et leur fournir les services essentiels. »

La réalité sur le terrain est totalement différente. Les efforts du gouvernorat d’Assouan, en coordination avec les forces armées, se limitent à organiser de temps à autre des caravanes sanitaires et à envoyer des produits alimentaires ; de même que des véhicules des services de l’état civil pour enregistrer les citoyens qui ne disposent pas d’une carte d’identité. Une réalité confirmée par le directeur du bureau d’information du gouvernorat d’Assouan, Mohamed Hosni. C’est notamment le cas de la région de Wadi Allaqi, zone frontalière et pauvre, lieu de regroupement des Ababda qui pourtant, de son propre aveu, ont les mêmes droits que n’importe quels citoyens dans le gouvernorat d’Assouan.

Traduit de l’arabe par Hamid Larbi.

Notes

1Le royaume de Koush est l’appellation que les Égyptiens antiques donnèrent au pouvoir qui s’installa au sud de leur pays dès l’Ancien Empire égyptien, environ au XXVe siècle avant notre ère.

Ce dossier de publication entre dans le cadre des activités du réseau de médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale est réalisée par Al-Jumhuriya (Syrie), Assafir Al Arabi (Liban), Mada Masr (Egypte), Maghreb Emergent (Algérie), Mashallah News (Liban), Nawaat (Tunisie), 7iber (Jordanie) et Orient XXI (France).