S’il fait exception aux chroniques de désunions à la vapeur sociale, Noura rêve ne se creuse qu’en apparence une niche à part. Sans doute tire-t-il sa franche justesse d’un scénario et d’une mise en scène qui se tiennent la main pour ne pas se laisser s’attiédir. Noura est une blanchisseuse, qui élève seule ses enfants. Le film met son rêve si près d’elle qu’il s’ouvre, sans crier gare, sur son sourire en très gros plan, téléphone à l’oreille : au bout du fil, son amant. La tournure qu’a prise l’histoire est la tentative d’éloigner au maximum ce rêve, à la manière d’un élastique tendu à l’extrême. Hind Boujemaa pose un principe d’équivalence entre le cadre et le sujet, sans prendre garde d’afficher une lucidité qui s’avère contrefaite, car plus soucieuse de jouer la carte d’un naturalisme social sans fioritures que d’interroger où se situe le curseur du propos.

Si Noura rêve a de l’assurance, déroulant sans sourciller un programme narratif sous tension, c’est parce qu’il balise pour sa protagoniste un grand remue-ménage qu’annoncent, dès les premières scènes, la musique forte et les machines à laver auxquelles elle s’affaire sur son lieu de travail. Derrière sa liaison secrète avec un garagiste, passible de prison par la loi si l’adultère est avéré, le film colle aux pas de Noura bien avant que n’arrive le grain de sable. Et ce grain de sable, c’est Jamel, son conjoint emprisonné, dont la libération plus tôt que prévu vient tout chambouler. Lesté d’une situation de départ forte, Noura rêve pose un horizon d’attente. Si le récit fait un temps l’économie de toute explication, c’est à la mise en scène que revient d’échauffer la fiction et d’en incarner la tension formellement, dans un plan cadré à la mesure du pétrin de Noura : murée en profondeur de champ, elle est prise en étau entre son mari qui vient de débarquer à l’hôpital, et son amant posté en avant-plan. Sans qu’aucun artifice de montage ne vienne l’appuyer, cette manière qu’a le film de jouer d’une triangulation à corde tendue, suspend la mise en scène à l’efficacité d’un jeu de surcadrage, que Boujemaa matérialise dans d’autres plans, presque symétriques au premier, à l’autre bout du film. La scène de l’interrogatoire, qui a pour enjeu de dénoncer la corruption généralisée, est destinée à décupler l’effet dramatique de la confrontation qui réunira le trio au poste de police. Sans dramatiser outre mesure ses oppositions, il s’invente, entre feintises et mensonges, des arrangements avec la vérité. Mais toujours dans le cadre, c’est en redisposant le couple à l’avant-plan pour laisser l’amant dans la profondeur de champ que la donne change. Et ne compte plus ici qu’un jeu de surenchère et de connivence.

Entre ces deux scènes, Noura rêve ne se limite qu’en apparence à son petit argument de crise. La crise n’est qu’un prétexte pour regarder un personnage pris entre l’enclume et le marteau. On sait où l’on va et avec qui ; pendant le temps qui reste avant le divorce, nous sommes conduits à suivre Noura dès que le social rattrape l’histoire. Et le social, c’est le négoce de la violence et de la loi par la valse des points de vue. Entre les remarques perfides de la juriste qui accompagne Noura dans sa démarche de divorce, anticipant sur la seule fonction sociale qu’elle lui demande d’être une bonne mère, et les mesquineries, menaces et humiliation des hommes rivaux, Noura est déterminée à faire face à une réalité qu’elle n’a pas prévue. Bien qu’elle soit en danger, elle traîne sa solide dégaine de battante, ménage à la fois son travail et ses enfants, en s’efforçant de dribler entre le mari et l’amant comme la chèvre et le chou. A ce mouvement, Noura rêve plie sa caméra pour dresser le portrait d’une femme qui ne lâche pas son rêve, sans enfiler les gros sabots du mélo familial type, ni renoncer à la violence tapie dans chacune des interactions.

Mais ce portrait ne fonctionne en creux que parce qu’il permet à Boujemaa de ne pas distinguer à tout crin sa protagoniste ou l’estampiller comme la victime sinon la cible de tous les malheurs. Ce qui sonne juste, ici, ce sont les subtilités de Noura qui ne vient d’aucune histoire mais qui, entre le tissu du rêve et la mousse du réel, peut en porter quelques unes. C’est l’arrière-plan du film : esquisser dissymétries petites et grandes, moments de doute et d’hésitation, jeu de ruptures et de relances entre les personnages, le tout empli d’une dramaturgie où la volonté de s’en sortir se confond rarement avec celle d’en finir. Donnant au film son tempo, à mesure que Noura rêve avance la tête dans le guidon, cette dramaturgie exténue sa situation de départ, pour opérer un recentrement en ramenant Noura dans le giron de son conjoint qui a eu vent de sa liaison. Le recentrement vaut comme un décentrement du couple qui passe par la configuration des lieux: les cadrages exacerbent la tension qui règne dans leur maison trop petite pour y vivre à cinq, comme des poissons dans un aquarium, et qui éclate au mitan du film dans la scène du dîner. Cette violence fonctionne autrement à l’échelle d’une autre scène : sans qu’elle ne se déleste de toute sa force dramatique, la vengeance sexuelle du conjoint contre son rival se donne en intérieur, mais de biais, grâce aux ressources sonores du hors-champ.

Si Boujemaa a réussi jusqu’ici à ne pas condamner son trio sous le feu de la morale, c’est en ce qu’elle leur donne des raisons d’agir, mais le fait sans compter les points. En cela, on n’appuiera pas plus qu’il ne faut sur la qualité des dialogues qui, pour une fois, tiennent compte de l’ancrage social des personnages sans les condamner au psychologisme. Le film fait confiance à la gouaille nonchalante de Lotfi Abdelli, à la nervosité mesurée de Hakim Boumassoudi, et l’assurance mûrie de Hend Sabri qui a su délaisser le maquillage de starlette pour porter le film sur ses épaules. La justesse qui s’en dégage fait de lui un film tunisien des plus incarnés : sans le parer d’autres qualités qui en fausseraient la perception, nul doute qu’au point de maîtrise, Noura rêve est une réussite. Mais qu’il soit le plus incarné et maîtrisé, ne l’exempte pas d’une grosse faiblesse. Car Boujemaa n’évite la moralisation que pour laisser le refoulé d’un certain rapport de forces agir sur l’héroïne, à l’approche du clap de fin, comme si seul le programme du film suffisait que les choses se dénouent de ce côté-là. Si sa dernière partie n’évacue pas cette contradiction, confiant à la mise en scène le soin de livrer le rêve et la réalité de Noura à un échange de bons procédés, le scénario ne se dédouane pas à bon compte d’un propos assez formaté.

Voilà pourquoi, bien que Boujemaa ait choisi de dénoncer plutôt que d’affirmer, le film n’en tend pas moins la joue au reproche du consensuel. Le personnage de Noura ne brave la loi et sa morale que pour se soumettre à une morale du bonheur, qui est l’autre loi de la domination masculine. Infidèle, elle sait ce qu’elle veut ; mais dans les limites de ce qu’elle veut, elle ne remet pas en question ce qu’elle peut face au refus de l’amant de concrétiser leur relation. Avec cette limite, Noura rêve se prend d’autant plus les pieds dans le tapis, que le regard que l’ultime gros plan pose sur la protagoniste n’aide pas : appuyé car presque symétrique à celui qui ouvre le film, il ne renonce pas à boucler la boucle diégétique pour faire passer une pilule ronde et polie. D’où la légère déception qui, s’emparant du spectateur averti, fait qu’on croit bien moins au coup de force final, d’autant plus forcé qu’au gré des besoins du scénario, il vient servir de prétexte à ce qui se chuchote à l’oreille de sa protagoniste, téléphone à l’oreille encore une fois. En cela, Noura rêve bute presque malgré lui contre ses propres intentions, et ne se hisse au-dessus de la moyenne déficitaire des fictions tunisiennes que pour se payer le luxe d’un énième tour de piste féministe à rebours, voulant se refaire une santé sans oser aller au bout de leur quête d’émancipation.