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Cette manière de voir les choses qui conjugue les traditions pour penser une sorte de voie du milieu en charge de satisfaire deux « extrêmes » – dans le cas d’espèce le libéralisme et le socialisme – tombe dans le travers classique consistant à penser cette alliance sur le mode du compromis. Non, le socialisme libéral n’est pas un compromis ; il ne sacrifie ni à la solidarité, ni à la justice sociale. Pour le comprendre, il est bon de revenir aux origines – le pluriel est ici essentiel.

D’où vient donc le socialisme libéral ? Il est d’abord issu en droite ligne de ce que l’on appelle le « nouveau libéralisme », celui, essentiellement de l’anglais Leonard Trelawny Hobhouse, au tout du début du XXème siècle. Profondément influencé par John Stuart Mill, considéré comme étant à l’origine du « tournant social du libéralisme » (Serge Audier), par les idées de T. Green mais aussi par la pensée de Mazzini, l’un des pères de l’unité italienne, Hobhouse refonde le concept de liberté individuelle cher aux libéraux depuis Thomas Hobbes. Loin de l’indifférence que ces derniers opposent, tout à la fois, aux opinions et à l’agir des individus, sorte de « laissez vivre », pourrait-on dire, le sociologue anglais montre que la liberté n’est pas simplement un droit individuel mais un bien commun ou, pour utiliser sa propre expression, une « nécessité de la société ». Cette nécessité, explique-t-il, doit s’appréhender selon un mode réciproque qui fait que si la société, de par le fait, n’est rien sans les individus, ceux-ci, en retour, ne sont rien sans elle.

Il y a là une vision « organique » de la liberté que Hobhouse, qui finira par grossir les rangs du Parti travailliste (mais sans jamais s’y sentir à son aise), décline à plusieurs niveaux, très loin de l’atomisme foncier du « vieux libéralisme » : si la liberté est authentiquement un bien commun, c’est parce qui intéresse le nouveau libéralisme est la personne. En cela, il y a dépassement, tout à la fois, du libéralisme et du républicanisme. La priorité n’est pas à l’individu, comme y invite le premier, ni au citoyen comme le prône le second, mais se situe dans une alliance des deux. Affirmer cela, c’est se donner les outils pour penser l’humanité dans sa plénitude, sans scission, car la liberté n’est pas simplement bonne en soi, elle est le vecteur du développement personnel. Pour parvenir à penser que la liberté n’est pas tant une fin qu’un moyen, il faut cesser de la penser comme une caractérisation d’une figure particulière : ni individuelle, ni civique, la liberté est humaine, c’est-à-dire universelle.

De manière très intéressante et de prime abord paradoxale, c’est ce caractère authentiquement humain qui permet de penser le particulier au plus juste. Ceci se lit  notablement dans la façon dont le nouveau libéralisme hobhousien conçoit la nation et dont il emprunte les éléments essentiels au républicanisme de l’italien Mazzini. Hobhouse explique ainsi en substance, reprenant le propos mazzinien, que « chaque nation a sa fonction particulière à remplir dans la vie de l’humanité ». Dans ce holisme non collectiviste, pour parodier le philosophe néo-républicaniste Philip Pettit, le particulier – la nation – existe en vertu du tout – le monde – et réciproquement, ce qui, encore une fois, permet au deux de coexister sans que l’un n’absorbe l’autre. On comprend dès lors que le socialisme libéral ainsi conçu peut aussi être tiré vers le souverainisme.

Quoi qu’il en soit, cette réciprocité se lit dans le refus de l’idée même de contrat social – ce n’est pas là la moindre des originalités du nouveau libéralisme. En effet, le fait même de parler de contrat social – il suit en cela T. Hill Green – est en soi une manière d’institutionnaliser l’opposition de l’individu à la société via une sorte de sacralisation des droits individuels qu’on pourrait résumer ainsi : les droits de l’individu « continuent de courir » même si ce dernier ne remplit pas ses devoirs proprement sociaux. Voilà donc le maître mot : société. Car les théoriciens du contrat social, indépendamment de leur diversité – même si les nouveau libéraux ont a priori plus de sympathie pour Rousseau que pour Locke ou Hobbes –ont pensé le social mais négligé la société et les obligations que les individus ont envers elle, leur véritable souci étant la pensée d’une autorité politique légitime, c’est-à-dire l’Etat. Or si l’Etat est là pour empêcher l’hégémonie et la domination au sein de la société, les individus, de leur côté, ont un certain de nombre de devoirs envers ledit Etat mais aussi envers la société, ce qui, naturellement, est loin d’être la même chose. Se placer dans cette perspective, c’est en effet reconnaître par une translation objective le postulat d’une responsabilité sociale de la société garantie étatiquement car l’Etat, au nom de cette réciprocité toujours à l’œuvre, est aussi là pour donner les moyens à la société de rendre la pareille aux individus. Soit dit en passant, c’est cet héritage que le Prix Nobel d’économie Amartya Sen systématisera lorsqu’il renverra dos à dos liberté positive et liberté négative, considérant la liberté comme sociale avant tout, c’est-à-dire comme engagement et responsabilité. En opérant ce saut qualitatif, l’on extrait la liberté libérale de son socle juridique et on l’insère dans un paradigme à visée éthique.

Mais il y a plus. Penser la liberté comme un concept « relationnel » de ce type c’est, fondamentalement, penser la redistribution des richesses autant que des responsabilités. Le vieux libéralisme confrontait l’individu et l’Etat au sein d’une grille binaire dans laquelle le premier devait être à lui-même sa propre caisse de prévoyance sociale et de retraite ; en introduisant un troisième terme, le nouveau libéralisme permet en quelque sorte de trianguler les responsabilités en faisant jouer à l’Etat le rôle de caution quasi-symbolique.Voilà, au final, comment le nouveau libéralisme parvient à intégrer aisément le modèle de l’Etat-Providence dans la refonte du vieux paradigme libéral.

Reste à connaître le degré d’enthousiasme avec lequel il investit cette veine sociale. Le nouveau libéralisme est, en la matière, radical : il pose une rupture claire avec le libéralisme des origines, jugé dogmatique en ce qu’il refuse de reconnaître la part que l’individu doit à la société et, plus particulièrement, le fait que la propriété, avant d’être individuelle, soit un concept authentiquement social. L’idée véhiculée par le vieux libéralisme selon laquelle l’individu ne devrait sa réussite et sa richesse qu’à ses propres efforts est au mieux un mythe (songeons par exemple à la figure du self-made man). Au pire, c’est un mensonge éhonté dont l’objectif est de passer sous silence ce que ledit individu doit concrètement aux infrastructures publiques mais aussi, sur un mode en partie plus symbolique, au labeur accumulé de générations entières de citoyens, vifs et trépassés.

Il appartient donc, dans ce cadre, de faire la part des choses. La propriété n’est ni bonne, ni mauvaise, elle ne recèle aucune sacralité en soi et elle n’est pas non plus une perversion qu’il conviendrait de soigner en éradiquant les plus riches. Il faut en revanche en repenser les modalités. Le nouveau libéralisme de Hobhouse s’attaque aux racines du problème. Parce qu’il doit être permis à chacun de jouir concrètement du droit de propriété, un « fonds commun » doit être créé, lui-même alimentée par une forte redistribution. Taxer la spéculation et l’héritage (qu’il ne s’agit pas de supprimer purement et simplement) et envisager une taxe supplémentaire pour les (très) hauts revenus et ce, quelle que soit leur origine, voilà le nerf de la guerre.

Que reste-il de libéral dans ce schéma ? La volonté, extrêmement prégnante, de ne pas, ce faisant, décourager l’initiative individuelle et d’entraver ainsi le développement personnel, principe central, on l’a vu, du nouveau libéralisme. Cela passe par l’implémentation d’une nouvelle culture, aussi bienveillante que solidaire. Bienveillante, parce qu’elle part du principe que les grosses fortunes ne sont pas simplement motivées  par l’accumulation du capital ; solidaire, parce qu’elle pense que la société a légitimement droit à une partie importante de ce que ces « capitalistes » auront engrangé. En d’autres termes, si l’on veut être pleinement libéral, c’est-à-dire assurer le développement personnel, il faut penser aux autres. Individu, citoyen mais aussi sociétaire : voilà le troisième terme qui manquait au vieux libéralisme pour être authentiquement solidaire et en dernière instance, démocratique. Reste à savoir, dans quelle mesure la postérité du socialisme libéral n’a pas perverti cette veine sociale en nous servant la médiation de la société civile à la fois comme panacée et prétexte pour mieux disqualifier le citoyen.