En cette dernière semaine de Ramadan, les habitués du souk Boumendil reprennent leurs habitudes. Rien n’indique qu’on est encore dans une phase de déconfinement progressif, hormis de rares bavettes portées par quelques uns ou descendus sur le menton. Dans une telle mêlée, l’air est difficilement respirable. Pas de distanciation physique en vue, les gens se bousculent en essayant de se frayer un chemin dans cette longue rue bondée.

“Autant ne pas mourir de faim”

A l’entrée de Boumendil, Slim, vendeur ambulant, interpelle les passants en criant haut et fort qu’il vend tout à un dinar la pièce. Slim vend des ustensiles de cuisine en plastique. Il a repris le travail le 4 mai « mais on jouait au chat et à la souris » avec les policiers, ironise-t-il. Ce n’est qu’en cette semaine qu’il s’est installé paisiblement : « Aujourd’hui, ils laissent faire », se félicite-t-il.  Le jeune vendeur, âgé de 27 ans, ne porte pas de masque : « S’il faut mourir, autant ne pas mourir de faim », se justifie-t-il. Depuis le début du confinement, Slim vit des prêts accordés par des amis et connaissances pour payer le loyer et avoir de quoi se nourrir. Originaire de Sbiba (gouvernorat de Kasserine), le jeune homme compte rattraper ses pertes des deux mois écoulés en vendant un peu plus cher sa marchandise : « Une augmentation de quelques millimes. Ce n’est rien pour l’acheteur mais pour moi, ça me permettra de gagner un peu plus ». Slim ne s’est pas ravitaillé en nouvelles marchandises. Il a ressorti ce qui lui restait avant le confinement. « Si celle là s’épuise, j’en achèterai d’autres même si je sais que certaines marchandises sont introuvables chez les grossistes à cause de leur difficulté de ravitaillements depuis le corona », raconte-il.

Un autre marchand ambulant, également originaire de Kasserine, s’est installé près de Slim. Salah, âgé de 59 ans, vend des piles et quelques articles de bricolage. Coincé entre deux vendeurs ambulants, Salah ne porte pas de bavette. La totalité de son fonds de commerce est estimée à 200 dinars, confie-t-il. Et de poursuivre : « Je vendrai le tout et je retournerai avec ma femme et mes 8 enfants à Kasserine pour l’Aid ». Comme pour la période de confinement, Salah a préféré se réfugier chez les siens : « Entourés de nos proches, on savait qu’on ne crèverait pas de faim », lance-t-il. A moins d’un mètre, une jeune femme, dénuée de bavette, suit notre conversation en lançant quelques mots en signe d’empathie avec Salah. Ce dernier compte bien retourner à sa ville natale pendant le l’Aid mais pas les mains vides. Pour cela, lui aussi, a augmenté les prix de sa marchandise, achetée récemment auprès des grossistes : « Face à la pénurie, les grossistes ont fait légèrement grimper leur prix. Moi j’ai fait de même », explique-t-il.

Il a fallu se soustraire de la masse pour arriver jusqu’à Mehdi et Ahmed, deux cousins, âgés respectivement de 32 et 34 ans. Les deux vendeurs ambulants tiennent un modeste étalage jonché de jouets, notamment des pétards. Si Mehdi a préféré rentrer chez lui à Mahdia pour passer la période de confinement, Ahmed est resté et a dû se débrouiller pour subvenir à ses besoins : « Les gens comme nous ne s’arrêtent jamais de travailler sinon ils crèvent ». Un autre marchand de tenues pour femmes opine du chef pour confirmer les propos de ses voisins. Alors pour « survivre », Ahmed a enchainé les petits boulots. Il a été tour à tour gardien d’immeuble et vendeur de légumes sur d’autres marchés. « Vaut mieux faire face à la mort que de mourir de faim », clame-t-il fièrement. Un policier surgit en interrompant la conversation, non pour les sommer de porter des masques mais pour leur ordonner de ne plus crier si fort le prix de leur pétard, vendu à 5 dinars le paquet. « Tais-toi, t’as pas honte ? », lance-t-il à Ahmed, avec un regard méprisant. Ce dernier semble en avoir l’habitude. A peine le policier rebrousse son chemin qu’il recommence à crier avec un sourire dédaigneux. Le prix vanté par Ahmed est pourtant plus élevé que d’habitude. Le paquet de pétards est passé de 2 dinars avant le confinement à 5 dinars. « Avant, je l’achetais auprès du grossiste à 10 dinars le paquet, aujourd’hui, c’est à 45 dinars. Il faut bien que je répercute cette hausse sur mes prix », explique-t-il. Sami, 38 ans, dit ne pas remarquer une augmentation des prix. Portant un masque, il tient entre ses mains, deux pistolets jouets : « Comme chaque année, je viens acheter les jouets pour la famille ici. Ce pistolet est vendu deux fois plus cher dans les magasins », avance-t-il,  l’air content de conclure de belles affaires.

Ambulants et boutiquiers dans le même bain

Entre les boutiques d’articles de décoration et d’ustensiles de cuisine, se nichent quelques boutiques de vêtements pour hommes. Dans celui d’Ali, il n’y a aucun client. Les quelques hommes autour de lui sont des amis venus papoter sur la dureté de la vie. Aucun d’eux ne porte un masque. « Je n’ai pas de quoi payer le loyer de mon fonds de commerce ! », s’insurge-t-il. Pour le vendeur, l’activité de sa boutique ralentissait déjà avant la crise du Covid-19. Celle-ci a été le coup de massue entrainant sa perte, se lamente-t-il. « Les gens n’ont pas de quoi s’offrir des vêtements neufs, même achetés à Boumendil », estime-t-il. Face à la stagnation de son commerce, Ali n’a pas acheté de nouvelles marchandises, attendant d’écouler celles d’avant confinement. « Le ravitaillement en marchandise n’est pas un problème. Tout le pays peut s’arrêter, mais jamais la contrebande », ricane-t-il. Et d’interpeler son ami : « Tu sais pourquoi ? Parce qu’elle est protégé par les personnalités bien placée. Nous, on tient le coup même quand ça va mal pour eux », lance-t-il.

Pas de pénurie de marchandise en perspective pour Riadh, non plus. Agé de 45 ans, il porte une bavette. Il est assis devant sa boutique, le regard perdu. Seules les questions des passants sur le prix de tel ou tel article interrompt son songe. Son commis se charge de s’occuper de  la clientèle franchissant le seuil de sa boutique. Originaire de Kasserine, Riadh ne sait pas s’il va rentrer pour l’Aïd. Mais il est sûr d’une chose : « On travaille avec la marchandise d’avant la crise. On a de quoi tenir trois à quatre mois. Les usines en Chine ont suspendu leur production pour une longue durée, et cela se répercutera sur nos activités d’ici le prochain arrivage de marchandises chinoises ». Autres acteurs économiques qui ne verront pas les conséquences de la crise de sitôt, les propriétaires de fonds de commerce situés dans cette ruelle. « Ils sont payés d’avance pour trois à six mois, on verra par la suite comment honorer nos engagements avec eux si la crise persiste ». Riadh tient à balayer les clichés selon lesquelles tous les marchands de Boumendil travaillent dans la clandestinité. « Nos contrats de bail de cession du fonds de commerce sont en règle et la plupart d’entre nous travaillent dans la légalité », avance-t-il.

Salwa, 40 ans, semble se moquer de la légalité ou pas du commerce tenu par un marchand ambulant vendant des chaussures. Accompagnée de ses trois enfants, elle est seule à porter une bavette. Les enfants scrutent les modèles de chaussures. Quant à elle, elle s’informe sur les prix. « Je viens ici chaque année pour compléter mes achats de l’Aid », raconte-t-elle. Enseignante, elle dit être appâtée par les bas prix de Boumendil comparés aux boutiques ailleurs : « Je ne peux pas me permettre d’acheter tout ce dont j’ai besoin dans les boutiques, alors je complète mes achats ici », dit-elle. Sana, 30 ans, fait de même mais pour se procurer des accessoires de beauté pour elle et sa fille, auprès d’une boutique de grossiste : « Les prix sont aguichants par rapport à ailleurs, surtout pour l’achat en gros », lance-t-elle. Alors, elle achète plusieurs accessoires. Le vendeur l’aide à faire ses choix. Le marchand, 23 ans, s’appelle Hassen. Il est un commis. Comment a-t-il survécu à la période de confinement sans travail ? A cette question, il répond pudiquement : « Mon employeur me donnait quelques fois une petite somme pour tenir ».

Soudain, un vent s’élève, quelques gouttes de pluies se profilent, pas de quoi faire fuir les passants toujours aussi nombreux, ralentissant de temps à autre pour épier une bonne affaire. Et il a fallu jouer des coudes pour sortir de cette ruelle, presque autant que pour y entrer.